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Arabie saoudite : Soundstorm, le festival de musique électro controversé qui attire les DJ par centaines

Plus de 200 musiciens se produiront lors d’un festival de musique qui, selon les activistes, n’existe que pour laver l’image du royaume à l’étranger
Des fans saoudiens assistent au festival de musique électronique MDLBeast, à Banban, dans la banlieue de la capitale saoudienne Riyad, le 19 décembre 2019 (AFP)
Des fans saoudiens assistent au festival de musique électronique MDLBeast, à Banban, dans la banlieue de la capitale saoudienne Riyad, le 19 décembre 2019 (AFP)

Jusqu’au 19 décembre, l’aéroport de Riyad, en Arabie saoudite, verra affluer des jets privés en provenance de Londres, Berlin et Los Angeles. Ces avions ne transporteront pas des hommes d’affaires ou des fonctionnaires royaux, mais certains des plus de 200 DJ et musiciens en tenues colorées.

Ces derniers se produiront à Soundstorm, un festival de musique électronique de quatre jours qui, selon des activistes des droits de l’homme, s’inscrit dans le cadre d’une campagne menée par les autorités saoudiennes pour « laver la réputation internationale » du pays. 

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« Après la répression brutale orchestrée contre les activistes et les militantes féministes et l’assassinat [du journaliste saoudien] Jamal Khashoggi, l’image de l’Arabie saoudite a été écornée à plusieurs reprises », explique à Middle East Eye Hashem Hashem, chargé de campagne régional pour Amnesty International établi à Beyrouth.

« Ils essaient d’attirer les étrangers en donnant une image progressiste du royaume. On voit aussi des concerts, le Grand Prix de Formule 1, des tournois de golf et d’autres événements sportifs. »

Avec ses lasers, ses enceintes, ses machines à fumée et ses boules à facettes géantes, Soundstorm proposera des scènes plus familières aux foules américaines et européennes qu’au public saoudien. Un pass de quatre jours coûte 399 rials saoudiens, soit environ 94 euros. 

Le premier événement de ce type a eu lieu en 2019, lorsque 400 000 personnes ont assisté au festival de dance music MDLBeast, selon les chiffres officiels. Les artistes et influenceurs payés pour promouvoir le festival ont fait l’objet de vives critiques.

David Guetta et Tiësto

Cette année, comme en 2019, la plupart des artistes qui se produisent sont issus de ce que l’on appelle communément la scène EDM, où des DJ multimillionnaires comme David Guetta et Tiësto jouent des remix de trance et de hip-hop à fort tempo lors de méga-raves particulièrement populaires aux États-Unis.

Mais au moins une trentaine de DJ figurant dans la programmation sont issus du milieu dit « underground », un terme utilisé pour décrire les genres plus subtils et répétitifs de house et de techno que l’on entend dans les clubs et les soirées en warehouse (salle de concert qui opère dans l’organisation d’événements culturels) aux quatre coins de l’Europe.

Des centaines d’artistes, y compris certains de ceux qui se produiront à Soundstorm, défendent régulièrement des causes telles que le féminisme, l’antiracisme et les droits de la communauté LGBTQI+ sur les réseaux sociaux

Ce genre de musique, considéré par ses adeptes comme une forme plus raffinée et plus puriste de dance music, se prête aux fêtes qui se prolongent tard dans la nuit et qui hypnotisent les clubbers. Ces sons plus subtils s’accompagnent, selon nombre de ses fans, d’un engagement en faveur de la justice sociale et des droits de l’homme.

Contrairement aux DJ de la scène EDM, de nombreux fans de musique underground attendent de leurs DJ favoris qu’ils respectent certains principes. On ne compte plus les noms de la house et de la techno qui ont été écartés en raison de déclarations sexistes ou homophobes. De nombreux artistes de premier plan boycottent Israël et s’expriment publiquement au sujet des injustices dans le monde.

La house et la techno sont apparues au sein des communautés noires et queer aux États-Unis, qui ont développé ces styles dans les raves de Chicago, Detroit et New York dans les années 1980 et 1990.

Quelques décennies plus tard, la scène underground de la musique électronique demeure pour beaucoup un espace de libération personnelle et de liberté d’expression. Nombre de ses DJ les plus populaires sont ouvertement homosexuels et le point de ralliement le plus célèbre de la scène, le Berghain, est un club gay.

Des centaines d’artistes, y compris certains de ceux qui se produiront à Soundstorm, défendent régulièrement des causes telles que le féminisme, l’antiracisme et les droits de la communauté LGBTQI+ sur les réseaux sociaux.

En 2020, la DJ techno belge Charlotte de Witte, qui se produira à Soundstorm, a condamné sur Twitter les violences faites aux femmes en Turquie.

La même année, Lee Burridge, un autre DJ booké à Soundstorm, a invité ses abonnés à faire preuve « de solidarité et d’empathie envers ceux qui en ont le plus besoin » dans une longue publication sur Facebook. Nina Kraviz, une autre DJ annoncée, s’exprime régulièrement sur la question des droits des femmes.

Des « pantins de la monarchie »

Il existe de nombreux autres exemples de ce type. Néanmoins, comme le montrent clairement la programmation de Soundstorm, on observe un fossé entre les valeurs défendues par de nombreux membres de la scène et les actes de ses plus grands DJ.

« Il est difficile de voir que des gens qui viennent de la musique underground peuvent accepter de l’argent d’un gouvernement responsable de certaines des pires violations des droits de l’homme », confie à MEE Annabel Ross, une journaliste spécialisée dans la musique qui rend compte des actes sexistes et des violations.

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Au moins un DJ annoncé au festival a défendu sa décision, laissant entendre que son set pourrait contribuer à apporter des changements dans le royaume conservateur. « Le fait d’organiser un événement aussi important et d’inviter des DJ à jouer sans restriction pourrait changer les choses », a écrit le DJ Jeff Mills dans une publication Facebook supprimée depuis.

De la même manière, Stacey Piggott, une publiciste australienne chevronnée, a encensé les artistes internationaux qui se rendront en Arabie saoudite, y voyant un moyen de mettre en lumière les violations des droits de l’homme commises dans le royaume.

« Des millions de fans de Formule 1 n’auraient jamais eu la moindre idée des problèmes liés aux droits de l’homme en Arabie saoudite avant le Grand Prix d’Arabie saoudite. Cette sensibilisation est quelque chose de positif pour les activistes », a-t-elle déclaré à MEE avant de participer à une table ronde sur l’industrie musicale locale en marge de Soundstorm.

Les activistes des droits de l’homme soutiennent cependant que les DJ qui se produisent en Arabie saoudite ne sont que des « pantins de la monarchie ». 

« Le message délivré par cet événement est celui que le gouvernement saoudien veut faire passer, et non celui que les DJ entendent véhiculer », indique Duaa Dhainy, chercheuse au sein de l’Organisation européenne-saoudienne de défense des droits de l’homme (ESOHR).

« Des activistes féministes se font violer dans les prisons, mais aucun visiteur n’entendra cela de la bouche du gouvernement. Et ils pensent qu’ils vont aider la société saoudienne ? C’est triste »

– Rana Ahmad, activiste

D’après les recherches menées par l’ESOHR, l’Arabie saoudite a procédé à 64 exécutions en 2021, soit plus du double de l’année dernière. Au moins huit d’entre elles ont eu lieu pour « haute trahison » ou pour des crimes politiques présumés, notamment celle de Mustafa al-Darwish, exécuté à 26 ans pour avoir participé à des manifestations antigouvernementales lorsqu’il avait 17 ans.

« La meilleure façon de faire face aux violations des droits de l’homme commises en Arabie saoudite est de ne pas y aller », soutient Duaa Dhainy. « C’est ce que demandent les groupes de défense des droits de l’homme. »

Rana Ahmad, une activiste et auteure saoudienne qui s’est réfugiée en Allemagne, a éclaté de rire à l’idée que des DJ puissent initier un quelconque changement social dans le pays.

« Mohammed ben Salmane peut payer de grosses sommes d’argent pour que quiconque joue de la musique ou fasse du sport », explique-t-elle à MEE. «  Des activistes féministes se font violer dans les prisons, mais aucun visiteur n’entendra cela de la bouche du gouvernement. Et ils pensent qu’ils vont aider la société saoudienne ? C’est triste. »

Salaires élevés et non imposables

En juillet, Human Rights Watch a publié un rapport soulignant l’ampleur des actes de torture subis par les prisonniers politiques dans les prisons d’Arabie saoudite. Ce rapport apporte de nouvelles preuves que des prisonniers, comme l’activiste féministe Loujain al-Hathloul, ont été la cible de traitements violents, notamment des chocs électriques, des passages à tabac, des coups de fouet et des menaces sexuelles. 

Loujain al-Hathloul a été libérée en février après trois ans de détention, mais fait toujours l’objet d’une interdiction de voyager.

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MEE a contacté plus d’une dizaine de DJ annoncés à Soundstorm afin de recueillir des commentaires. Tous ont refusé d’être interviewés ou les demandes sont restées sans réponse.

En temps normal, les DJ ou leurs représentants répondent aux demandes d’entretien en quelques heures et sont enthousiastes à l’idée de promouvoir leur prochaine représentation ou leur prochaine sortie.

Les DJ de la scène electro underground ne passent pas leurs journées entourés de gardes du corps et d’assistants personnels.

Quiconque fréquente les clubs de Berlin ou de Londres depuis quelques années serait probablement en mesure d’obtenir le numéro de téléphone d’un DJ grâce à l’ami d’un ami. Cela montre qu’ils ne sont pas des noms connus, mais des artistes de niche, probablement triés sur le volet par les programmateurs de concerts de Soundstorm qui connaissent parfaitement les scènes musicales underground d’Europe et des États-Unis.

L’Arabie saoudite est connue pour les salaires élevés et non imposables qu’elle propose aux travailleurs qui passent un an ou deux sur des projets culturels dans le royaume.

Maurizio Schmitz, un agent lié à certains des DJ au programme, a refusé de formuler des commentaires dans le cadre de cet article, tout comme Alex Jukes, dont l’agence de presse représente Charlotte de Witte. Les demandes de renseignements adressées par téléphone à Temporary Secretary, l’agence de Dixon et Move D, sont également restées sans réponse.

En 2020, la DJ techno belge Charlotte de Witte, qui se produira à Soundstorm, a condamné sur Twitter les violences faites aux femmes en Turquie (Twitter @festivalinfo)
En 2020, la DJ techno belge Charlotte de Witte, qui se produira à Soundstorm, a condamné sur Twitter les violences faites aux femmes en Turquie (Twitter @festivalinfo)

Plusieurs posts publiés sur Facebook par Jeff Mills en réponse aux critiques ont depuis été supprimés.

L’activiste saoudienne Rana Ahmad ne sait pas si les artistes engagés ont dû signer une clause de confidentialité, mais elle estime que leur contrat les empêche probablement de parcourir Riyad sans gardes du corps officiels affectés par le gouvernement. 

« Les visiteurs n’ont pas le droit d’entrer en contact avec les citoyens ordinaires en Arabie saoudite, mais seulement avec les personnes qui travaillent pour le gouvernement », affirme-t-elle. 

Dans la mesure où aucun DJ n’a accepté de répondre aux questions, MEE n’a pas été en mesure de vérifier ces propos. Les représentants de MDLBeast, la société organisatrice de Soundstorm, n’ont pas non plus répondu aux demandes de commentaires formulées par écrit.

« La voix et l’image qu’il souhaite »

La programmation de Soundstorm, financée par l’Autorité générale du divertissement d’Arabie saoudite, a probablement coûté plusieurs millions de dollars, indique à MEE un agent établi à Berlin qui connait bien le milieu, ce qui laisse entendre que le festival pourrait payer des droits de représentation au moins trois fois supérieurs au tarif habituel.

D’après ses estimations, des DJ comme Dixon, Nina Kraviz et Amelie Lens pourraient recevoir 25 000 euros pour une prestation de deux heures dans un festival européen. Selon lui, les agents ont peut-être profité des gros moyens de l’Arabie saoudite pour multiplier les honoraires de leurs artistes et revoir à la hausse la commission de 15 % qu’ils perçoivent traditionnellement dans le milieu.

Les DJ européens moins connus au programme, tels que Move D et Thomas Melchior, se produisent parfois dans des clubs européens pour moins de 2 000 euros. Ils considèrent probablement une prestation en Arabie saoudite comme une rentrée d’argent rapide.

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Des superstars évoluant dans d’autres industries ont refusé des montants bien plus généreux qui leur avaient été proposés contre une apparition en Arabie saoudite.

Nicky Minaj s’est retirée d’un contrat estimé à 1,5 million de dollars à la suite de pressions exercées par des groupes de défense des droits de l’homme.

La mannequin devenue auteure Emily Ratajkowski a refusé un chèque en échange d’une apparition au MDLBeast Festival en 2019.

Resident Advisor, une plateforme en ligne populaire consacrée à l’actualité de la musique électronique qui répertorie les événements du milieu, a fait don au Comité international de la Croix-Rouge d’un montant de 30 000 livres (environ 35 000 euros) reçu pour organiser une campagne publicitaire pour le MDLBeast Festival en 2019.

« Participer à un tel festival, c’est donner au gouvernement saoudien la voix et l’image qu’il souhaite, même si l’on pense véhiculer autre chose », affirme Duaa Dhainy. « On n’est pas accueillis par les Saoudiens, mais par le gouvernement saoudien. Les voix des véritables Saoudiens ne peuvent être entendues car les défenseurs des droits de l’homme sont en prison. » 

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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