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MBS, Vision 2030 et réforme religieuse : un mélange incohérent de modernisme et de despotisme

L’appel du prince héritier saoudien à une pensée indépendante en matière de religion ne peut être pris au sérieux que s’il s’accompagne de réformes démocratiques
Le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane est photographié lors d’un entretien à Riyad le 27 avril 2021 (Bandar al-Jaloud/Palais royal saoudien/AFP)

Fin avril, le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane a accordé une longue interview de 90 minutes au journaliste Abdullah al-Mudaifer de la chaîne publique Rotana. Le prince héritier a rendu compte avec moult détails de ce qu’il avait accompli jusqu’à présent et de ce qu’il restait à faire. Ses déclarations sur l’amélioration de l’efficacité des ministères et agences gouvernementales du royaume étaient particulièrement impressionnantes.

Aucune personne douée de raison ne serait en désaccord avec la prémisse selon laquelle l’État saoudien a besoin de réformes administratives radicales pour lui permettre d’exécuter efficacement la politique du gouvernement. Le prince héritier a également évoqué, dans les réformes qu’il envisageait, la politique religieuse, réaffirmant que la structure constitutionnelle fondamentale du royaume reposait sur le Coran, la sunna (règles divines) transmise par le prophète Mohammed et la loi fondamentale du royaume.

En expliquant la future politique religieuse du pays, cependant, ben Salmane a déclaré deux choses qui ont probablement surpris l’establishment religieux saoudien.

Beaucoup aimeraient voir une renonciation beaucoup plus manifeste à ces doctrines qui rendent impossible la coexistence avec l’« autre » – musulman comme non-musulman

Premièrement, il a affirmé que le système constitutionnel saoudien, bien que lié par la sunna du Prophète, ne reconnaissait comme contraignants constitutionnellement que les textes de hadiths (paroles et actes rapportés du prophète) considérés comme mutawatir. Un hadith n’est considéré comme mutawatir que s’il a été rapporté par un si grand nombre de transmetteurs à travers les générations qu’il est inconcevable qu’il ait pu être inventé. En d’autres termes, le hadith doit avoir été transmis à la même échelle que le Coran, dont la transmission, tout le monde en convient, satisfait à cette exigence stricte. Concernant les hadiths qui n’atteignent pas ce niveau de certitude, le gouvernement ne les appliquera que dans la mesure où ils sont compatibles avec le bien-être du peuple saoudien.

La deuxième déclaration qui a sûrement suscité l’ire de l’establishment religieux était le désaveu du prince Mohammed de toute loyauté envers le wahhabisme. Sans dénoncer le wahhabisme en tant que tel, le prince héritier a affirmé que donner un statut spécial aux opinions d’une personne en particulier était contraire au monothéisme islamique – qui ne reconnaît aucun intermédiaire entre l’homme et Dieu. Il est allé jusqu’à affirmer que si le fondateur du wahhabisme était parmi nous aujourd’hui, il serait le premier à rejeter la notion selon laquelle ses idées devraient être épousées inconditionnellement.

La centralité de l’intention

Les deux propositions – bien qu’elles puissent sembler assez limitées pour une personne peu familière avec les doctrines de la jurisprudence et de la théologie islamiques – sont potentiellement révolutionnaires. En même temps, elles ne signifient peut-être pas grand-chose.

Lorsque le prince héritier dit être lié uniquement par les hadiths dont la transmission a été autant répandue que celle du Coran, il parle essentiellement d’un ensemble insignifiant : aucun hadith individuel n’a été si largement transmis qu’il puisse être comparable au Coran. Pour cette raison, les juristes ont distingué deux types de textes largement transmis : ceux dont la formulation (lafz) l’a été et ceux dont le sens (maana) l’a été.

Des Saoudiens marchent dans la mosquée al-Rajhi de Riyad, le 31 août 2020 (AFP)
Des Saoudiens marchent dans la mosquée al-Rajhi de Riyad, le 31 août 2020 (AFP)

Donnons un exemple simple. Chaque musulman apprend le hadith suivant : « Les actes ne sont jugés que par leurs intentions. » Ceci n’est pas un hadith transmis par une foule de personnes eu égard à sa formulation. Il a été transmis par un seul compagnon, puis par une seule personne de la génération suivante. Il ne s’est répandu et n’est devenu célèbre qu’à partir de la troisième génération et au-delà.

Mais cela ne fait référence qu’à sa formulation particulière. D’innombrables hadiths et versets du Coran corroborent la centralité de l’intention dans l’éthique musulmane. En conséquence, les juristes disent que ce hadith particulier, en ce qui concerne sa formulation, est un hadith solitaire et que son attribution au Prophète n’est que probable, tandis que sa signification – largement corroborée par des dizaines d’autres textes – est certaine.

Sans préciser si l’État saoudien se dit lié uniquement par des textes de hadith dont le libellé, par opposition au sens, est largement transmis, le prince héritier pourrait vouloir dire que soit la sunna a effectivement perdu tout rôle dans l’ordre constitutionnel saoudien, soit seuls les principes fondateurs de la sunna dont les significations sont essentiellement incontestables sont constitutionnellement contraignants.

Le problème du wahhabisme

Cela conduit à l’autre ambiguïté du discours du prince hériter concernant la relation de l’État saoudien au wahhabisme. Le wahhabisme n’était pas, en premier lieu, un mouvement juridique, il s’agissait plutôt d’un mouvement théologique dédié à ce qu’il voyait comme un monothéisme pur et sans compromis.

L’une de ses conséquences les plus destructrices fut sa tendance à transformer chaque désaccord, aussi insignifiant soit-il en apparence, en une question de foi et d’incroyance. La raison de ceci est que les wahhabites estimaient que ne pas donner le poids approprié aux textes religieux – tels qu’ils les comprenaient – équivalait à rejeter la souveraineté divine et donc à de l’impiété.

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Sur cette base, les wahhabites ont frappé d’anathème la grande majorité du monde musulman. Ils ont également adopté une doctrine rigoureuse de « loyauté et désaveu » (al-wala wa al-bara), selon laquelle les adeptes ont non seulement le devoir affirmatif de mépriser les infidèles (désormais définis comme englobant une grande partie du monde musulman) mais aussi un devoir similaire envers les musulmans qui ne font pas preuve de suffisamment d’intolérance envers l’impiété.

C’est la rigoureuse intolérance de principe du mouvement wahhabite qui a fait tant de ravages à travers le monde musulman. Si le gouvernement saoudien souhaite véritablement tourner la page du wahhabisme, il doit aller plus loin et se distancer de la doctrine qui rend inconcevable même le pluralisme intramusulman, sans parler du pluralisme interreligieux.

Bien que la déclaration du prince héritier désinstitutionnalisant le wahhabisme – si elle est mise en œuvre – soit sans aucun doute la bienvenue, beaucoup aimeraient voir une renonciation beaucoup plus manifeste à ces doctrines qui rendent impossible la coexistence avec l’« autre » – musulman comme non-musulman.

Une vision moderne

Enfin, il est pour le moins ironique que le prince héritier revendique un programme religieux qui cherche à limiter l’adhésion dogmatique à chaque hadith en faveur de l’intérêt public et à promouvoir un espace pour les droits personnels et la tolérance. Les modernistes musulmans articulent cette vision depuis plus d’un siècle, avec cependant une différence fondamentale : en plus d’appeler de leurs vœux un élagage de ce qui constitue la « religion », ils ont également conseillé une plus grande participation du peuple à la gouvernance à travers la démocratie.

Si les États arabes despotiques se sont montrés disposés à accepter leurs arguments religieux, ils ont assidûment refusé de mettre en œuvre leurs appels à la démocratisation. De fait, bon nombre des savants les plus intéressés par les types de réformes religieuses évoquées par le prince héritier saoudien sont soit en prison, soit accusés de soutenir le terrorisme, précisément parce qu’ils insistent également sur le programme politique du modernisme musulman.

En fin de compte, nous ne pourrons prendre au sérieux ces appels que lorsque le prince Mohammed reconnaîtra le droit des musulmans à participer à la gouvernance politique

À cet égard, l’approche de Mohammed ben Salmane vis-à-vis de la gouvernance n’est pas différente de celle des autres dirigeants arabes modernes : chercher à mettre en œuvre des réformes sociales sans ménager d’espace pour la participation du peuple à la chose publique.

Ce qu’il ne semble pas réaliser, c’est que son rêve d’un État saoudien moderne et efficace menant son peuple à la prospérité ne peut être réalisé que grâce à la participation active des citoyens saoudiens. Même s’il reconnaît que Vision 2030 ne peut réussir sans l’adhésion des citoyens saoudiens, il ne reconnaît pas le rôle crucial que jouent les institutions démocratiques dans la production du type de consensus social requis pour mettre en œuvre une vision transformatrice.

Le genre de pensée indépendante que le prince héritier demande en matière de religion – et que les modernistes musulmans, comme Rashid Rida, ont été les premiers à requérir, voyant dans le royaume un lieu où un tel renouveau pourrait avoir lieu – est incompatible avec le style de gouvernance despotique du prince héritier.

En fin de compte, nous ne pourrons prendre au sérieux ces appels que lorsque le prince Mohammed reconnaîtra le droit des musulmans à participer à la gouvernance politique.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original).

Mohammad H. Fadel est professeur de droit à l’Université de Toronto. Il a publié de nombreux articles sur l’histoire juridique islamique, la théologie et l’islam ainsi que le libéralisme.
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