Au Maroc, les jeunes se détournent des mosquées en raison de leur silence sur la guerre à Gaza
Depuis près de dix ans, dès que retentit l’appel à la prière du soir (isha), Abdul Ahad* se précipite à la première rangée de sa mosquée locale, à l’emplacement « idéal », juste à la droite de l’imam.
« Prier au premier rang est un acte extrêmement récompensé en islam », explique-t-il, « et effectuer des prières collectives à un tel endroit pendant le mois saint de Ramadan l’est encore plus aux yeux de Dieu. »
Mais cette année, affirme le jeune homme de 27 ans, sa routine de prière a changé de manière drastique, et cela n’est pas lié à une crise de foi.
« Nous assistons à une trahison choquante de la part de nos imams »
- Abdul Ahad, 23 ans
Depuis le déclenchement de la guerre à Gaza, Abdul Ahad, comme beaucoup d’autres jeunes Marocains, est indigné par la réticence de son pays à condamner l’offensive meurtrière d’Israël, qui a coûté la vie à plus de 32 000 personnes et a déplacé presque toute la population de l’enclave.
Il affirme que la colère s’est également intensifiée contre l’establishment religieux en raison de son refus d’exprimer son soutien à ceux qui souffrent à Gaza et de s’engager dans l’une des formes les plus faciles de solidarité : les prières et les supplications.
« Nous assistons à une trahison choquante de la part de nos imams », affirme Abdul Ahad à Middle East Eye.
« Ils sont censés s’opposer aux tyrans et à leur oppression, pas les soutenir. Surtout maintenant, surtout pendant ces dix derniers jours de Ramadan. »
Des sermons apolitiques
Depuis six mois, les sermons à travers le Maroc ont largement évité la question de la guerre, tandis que certains se sont concentrés sur l’unité interreligieuse et la communauté juive – autrefois un anathème pour l’appareil religieux du royaume.
La colère s’est également amplifiée contre les imams utilisant leurs chaires pour louer, sanctifier et défendre le roi Mohammed VI et son gouvernement, tandis que les manifestations, autrefois rares dans ce pays, sont devenues presque quotidiennes en raison de l’accord de normalisation entre le Maroc et Israël.
Depuis des décennies, les sermons à la mosquée Hassan II de Casablanca sont largement apolitiques et centrés sur la piété et la moralité. Ils se terminent toujours par une prière pour le roi et un avertissement selon lequel les dirigeants ne doivent être obéis que dans la mesure où ils obéissent à Dieu.
Mais pour Abdul Ahad, il fut un temps où les mosquées mentionnaient au moins les difficultés des musulmans, en particulier l’occupation continue des terres palestiniennes.
Le « silence assourdissant » sur la guerre et les assauts sur la mosquée al-Aqsa, dit-il, ont conduit de nombreuses personnes à se détourner des lieux de culte pendant le mois sacré.
« C’est trop à supporter. Maintenant, je vais à la mosquée uniquement pour [la prière obligatoire] du vendredi. Toute autre prière, je la fais à la maison. Comment puis-je prier derrière quelqu’un qui n’a pas le courage de condamner un génocide ? Je ne peux pas. Je préfère prier chez moi. »
Le roi Mohammed VI, qui règne sur le Maroc depuis 1999, conserve un contrôle total sur les forces armées, la politique étrangère, le pouvoir judiciaire et les questions relatives à la religion.
Bien que le pays soit officiellement une monarchie constitutionnelle, en réalité, le gouvernement se contente d’exécuter les ordres du roi et de servir de bouclier face aux critiques.
Portant le titre de « commandeur des croyants », une titre historique utilisé nulle part ailleurs aujourd’hui, la revendication de Mohammed VI repose sur le fait que la dynastie alaouite du Maroc est directement issue du prophète Mohammed.
Les communautés arabes et berbères du Maroc ont historiquement prêté allégeance au clan du prophète Mohammed, les Hachémites, en partie en raison de cette lignée religieuse.
Leur soutien a été essentiel pour la survie de la dynastie alaouite, mais pour de nombreux jeunes Marocains, qui ont parlé à MEE sous couvert d’anonymat, le comportement erratique du roi, son absence notable du pays et l’accord de normalisation avec Israël en 2020 a provoqué chez eux un sentiment de marginalisation et du mécontentement.
« Comme si tout allait bien dans le monde »
« Jamais le roi ne nous a parlé du chemin que prendra le Maroc dans la guerre et s’il reviendrait sur l’ accord de normalisation [avec Israël] », observe Azzedine*, un vendeur de 23 ans, à MEE.
« Et dans les mosquées, c’est comme si tout allait bien dans le monde et que le Maroc n’avait pas de rôle à jouer dans la fin du génocide [à Gaza]. Nous en avons un et nous devons l’assumer. »
Les critiques ont affirmé que le makhzen, un terme utilisé par les Marocains pour désigner le roi et les puissants courtisans et services de renseignement, est délibérément resté évasif sur la manière de répondre à la colère croissante suscitée par l’accord de normalisation entre Rabat et Israël.
Aziz Chahir, chercheur associé au Centre Jacques-Berque à Rabat, explique à MEE qu’en raison de l’insatisfaction publique généralisée au sujet la guerre, le gouvernement marocain a jonglé avec les « réalités politiques complexes de la crise Gaza-Israël, tout en préservant simultanément son précieux accord de normalisation ».
« Nous assistons à un processus complexe de régulation des tensions où la censure, la répression, la propagande et les discours officiels, s’entremêlent dans un ballet politique perpétuellement changeant », poursuit-il.
Le Maroc est le quatrième pays arabe à avoir rétabli des liens diplomatiques avec Israël en 2020 lorsqu’il a adhéré aux accords d’Abraham, une stratégie des États-Unis qui a vu les Émirats arabes unis (EAU), Bahreïn et le Soudan normaliser également leurs relations avec Israël en échange de diverses concessions.
Depuis la conclusion de l’accord, le Maroc a intensifié ses achats de drones et d’autres équipements militaires auprès d’Israël, dans une course aux armements avec son rival, l’Algérie, qui soutient la cause palestinienne ainsi que le Front Polisario, un mouvement qui se bat depuis des décennies pour un État indépendant dans la région disputée du Sahara occidental.
Bien que le Maroc ait obtenu une reconnaissance américaine si nécessaire sur le Sahara occidental grâce à l’accord de normalisation, les sondages ont régulièrement montré que les Marocains s’opposaient massivement à l’accord et le considéraient comme une trahison de leurs frères palestiniens.
« Cette répression accrue dans les mosquées survient alors que le palais déploie une aide humanitaire à Gaza, vraisemblablement en accord avec les autorités israéliennes, dans le cadre d’une opération de communication d’envergure »
- Aziz Chahir, chercheur associé au Centre Jacques-Berque à Rabat
Pendant le mois de Ramadan, des manifestations régulières et spontanées ont éclaté en solidarité avec les Palestiniens à Gaza et la cause palestinienne en général.
Pendant ce temps, les voyageurs israéliens se sont presque tous évaporés des centres touristiques comme Marrakech et Essaouira, tandis que Royal Air Maroc a suspendu les vols directs entre les deux pays.
Mais alors que les autorités emprisonnent des dizaines de militants et certains imams ayant résisté aux politiques du royaume, de nombreux musulmans dévots du pays se sont retrouvés dos au mur.
« Cette répression accrue dans les mosquées survient alors que le palais déploie une aide humanitaire à Gaza, vraisemblablement en accord avec les autorités israéliennes, dans le cadre d’une opération de communication d’envergure », observe Aziz Chahir.
« Il s’agit d’une manœuvre politique de Mohammed VI visant à envoyer un message à ses détracteurs suggérant que l’accord de normalisation avec Israël aurait élargi l’influence du royaume sur la politique israélienne. »
« Cette vision de l’esprit est véhiculée par les responsables marocains qui tentent de faire croire [à l’opinion] que le président du comité Al-Qods [le roi Mohammed VI] reste fidèle à la cause palestinienne et est déterminé à œuvrer pour la ‘’solution à deux États’’. »
La position officielle du Maroc a toujours été de défendre une solution à deux États qui verrait l’établissement d’un État palestinien basé sur les frontières de 1967, avec Jérusalem-Est occupée comme capitale. Mais face au silence du roi, les Marocains ordinaires ont déclaré que la position réelle du gouvernement n’était pas claire.
« Je pense que l’attitude du Maroc envers les Palestiniens est embarrassante », commente Abdelali, un propriétaire de magasin de 43 ans.
« Si un pays chrétien comme le Brésil a eu le courage de qualifier les actions d’Israël à Gaza de ‘’génocide’’, alors pourquoi un pays frère comme le Maroc ne l’a pas fait ? Seulement voilà, si le peuple marocain n’a pas été interrogé pour savoir s’il était d’accord avec une [normalisation] des relations avec Israël, pourquoi l’État se soucierait-il maintenant d’écouter notre avis sur la question ? »
* Les personnes interviewées ont demandé à être identifiées uniquement par leur prénom pour des raisons de sécurité.
Traduit de l’anglais (original).
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