Vierge Marie, soufisme et flamenco : les influences musulmanes d’al-Andalus sur l’Espagne contemporaine
La Vierge Marie est glorifiée par l’islam, religion dans laquelle elle occupe une place unique – ce qui en fait un point commun négligé et parfois simplifié entre les cultes musulman et chrétien, en particulier le catholicisme.
Pour ces deux religions abrahamiques, Marie (ou Maryam en arabe) est la mère de Jésus et les deux cultes la vénèrent en tant que l’une des plus grandes femmes de leurs traditions respectives.
Il n’est donc pas surprenant que dans les terres qui ont par le passé été partagées par les chrétiens et les musulmans, il existe une tradition de pratiques dévotionnelles communes aux deux confessions, en particulier dans le pays de « la convivencia » (coexistence) : al-Andalus.
Le nom « al-Andalus » fait référence au collectif de mini-royaumes islamiques (taïfas) dans la péninsule Ibérique entre 711 et 1492 avant notre ère, dont les frontières n’ont cessé d’évoluer au fur et à mesure de la conquête chrétienne de la région, la Reconquista.
Le contrôle chrétien sur l’Espagne a donné lieu à l’Inquisition, une institution vicieuse et impitoyable qui a vu le jour en 1478 et n’a été dissoute qu’en 1834.
Les responsables de l’Inquisition voulaient expurger l’Espagne de tout ce qui n’était pas considéré comme espagnol ou chrétien. De nombreuses victimes de ces attaques et enquêtes étaient des juifs et des musulmans ibériques autochtones.
La persécution de ces groupes a influencé la formation de l’identité espagnole, notamment son solide ancrage dans le christianisme.
En fin de compte, peu importe leur lieu de naissance, s’ils ne respectaient pas la forme stricte de catholicisme promue par l’Inquisition, les habitants de ces régions n’étaient pas espagnols.
C’est l’Inquisition qui a contraint de nombreux musulmans et juifs à la clandestinité, devenant ainsi des « crypto-musulmans » ou « crypto-juifs », c’est-à-dire des fidèles qui pratiquaient le catholicisme en apparence mais continuaient à adhérer à leurs religions d’origine en secret.
C’est notamment au cours de cette période d’occultation forcée que de nombreuses coutumes, traditions et styles artistiques associés à l’Espagne se sont manifestés.
C’est le cas par exemple de l’architecture mudéjare, prédominante dans les villes espagnoles. Le terme « mudéjar » vient de l’arabe « mudajjan », qui signifie assujetti ou domestiqué, et fait référence aux musulmans qui sont restés en Ibérie après l’Inquisition.
Il y a aussi le flamenco, qui selon de nombreux anthropologues est étymologiquement dérivé de l’arabe « falah mendjou », qui signifie « paysan en fuite ».
Le flamenco tel que nous le connaissons aujourd’hui est né au début du XVIIIe siècle, à l’apogée de l’Inquisition, dans les villes de Basse-Andalousie, en tant que fusion des traditions musicales des Arabes, des juifs séfarades et des Gitanos (Gitans) opprimés.
On peut dire que l’empreinte de l’islam, des Arabes et de l’Inquisition n’a pas seulement marqué les noms de lieux et les bâtiments d’Espagne. Elle a aussi, ironiquement, façonné le tempérament religieux qu’elle a cherché à inculquer et préserver, la façon même dont les Espagnols d’aujourd’hui pratiquent leur foi.
Quiconque est au fait du catholicisme espagnol a connaissance des multiples actes de dévotion à la Vierge Marie considérés comme sacrés dans cette partie de la Méditerranée, à l’instar des effigies dorées parsemées de fleurs défilant royalement dans les rues, de « la Virgen del Carmen » à « la Virgen de las Angustias » pendant leurs jours de fête.
La vénération de la sainteté est en outre omniprésente sur le plan culturel ; chaque ville d’Espagne, petite ou grande, possède son saint patron, et une famille espagnole typique accordera la même importance à la célébration du jour de son saint qu’à l’anniversaire de l’un de ses membres.
Influences soufies
Ces traditions religieuses plongent leurs racines dans le « tasawwuf » ou soufisme, une tradition au sein de l’islam qui prévaut à ce jour au sein de certaines communautés d’Afrique du Nord.
Le soufisme est caractérisé par le ritualisme et l’ésotérisme ; ses lieux ou institutions sacrés sont connus sous le nom de zaouïas et sont périodiquement visités par des groupes de fidèles ou des confréries appelés tariqas. Les zaouïas se forment souvent autour des tombes d’anciens maîtres ou saints soufis.
Un excellent exemple est la visite de la tombe de Sidi Boumediène (Abou Madyane) à Tlemcen, en Algérie. Sidi Boumediène, l’un des principaux fondateurs du soufisme dans la région du Maghreb, est né à Ishbiliya, l’actuelle Séville, en Andalousie.
Dans la région historique d’al-Andalus, on trouve ces zaouïas sur tout le territoire et l’on peut en apercevoir le pendant dans le culte que vouent de nombreux Andalous à la Vierge Marie à travers ses diverses représentations et les cérémonies qui lui sont dédiées.
Une de ces célébrations de la Vierge Marie, appelée « Romería de la Virgen de Fuente Clara », est basée sur une légende selon laquelle Marie serait apparue aux soldats de Ferdinand III lors de la conquête de Séville vers 1248.
Certains historiens spécialistes d’al-Andalus affirment qu’avant la conquête catholique, la tombe d’un saint soufi se serait trouvée sur le site où se déroule aujourd’hui le pèlerinage.
Semblable à la tradition soufie consistant à visiter les tombes, la « romería » (fête votive en hommage à un saint patron) est un pèlerinage durant lequel les fidèles se rendent à pied ou à cheval, accompagnés de chars décorés, dans un lieu saint particulier, parcourant souvent de longues distances.
Ces processions sont généralement organisées par des « cofradías », c’est-à-dire des groupes bénévoles de laïcs dédiés à la préservation de sites religieux, ainsi que des « hermandades » (confréries).
Ce style d’organisation offre également une similitude évidente avec la façon dont les tariqas et zaouïas soufies étaient organisées dans la région, ce à quoi l’universitaire Francisco Botella Maldonado fait allusion dans son livre Andalucía, las llaves escondidas de al-Ándalus (les clés cachées d’al-Andalus).
Un autre lien inextricable entre le soufisme d’al-Andalus et ses illustrations dans l’Espagne catholique moderne est l’histoire de San Juan de la Cruz (Jean de la Croix), un prêtre et mystique espagnol prolifique.
Luce López-Baralt, professeure à l’Université de Porto Rico, émet l’hypothèse selon laquelle la poésie et les enseignements de saint Jean ont été directement influencés par des mystiques musulmans tels que l’érudit andalou Ibn Arabi.
Le poème ésotérique de saint Jean, La Subida del Monte carmelo (La Montée du Carmel), et Futuhat al-Makkiyya (Les Illuminations de La Mecque) d’Ibn Arabi évoquent tous deux l’idée de se débarrasser du concept de vérité dans nos vies terrestres et de comprendre à la place que seul Dieu est la vérité ultime.
Les écrits de saint Jean ont été rédigés des siècles après Ibn Arabi et mettent en lumière un principe clé de l’islam soufi, à savoir le « fana » (« cesser d’exister »), qui fait référence à l’extinction de son ego pour rechercher la proximité avec Dieu.
Il est presque certain que saint Jean a puisé la plupart de ses connaissances soufies auprès des « moriscos » (musulmans convertis au christianisme) ou même de sa propre mère, Catalina Álvarez, elle-même morisque.
Convergence des cultures
Une dernière anecdote significative est l’histoire de l’ermitage de Notre-Dame des Douleurs (Hermita de Nuestra Señora de las Angustias), fondé en 1720 dans la ville côtière de Nerja, province de Malaga, à la demande de la fascinante Bernarda María Alférez Velasco, mariée à un membre de la riche famille López de Alcántara.
Ce qui est à la fois unique et ironique à propos de Bernarda María Alférez Velasco, c’est qu’elle était une crypto-musulmane et, de ce fait, a fait l’objet d’une enquête impitoyable des tribunaux de l’Inquisition.
Pendant ce scandale qui a duré plus de deux ans, ses terres et ses biens ont été saisis et elle a été forcée de porter un « sambenito » (vêtement d’infamie utilisé pour signaler les hérétiques pendant l’Inquisition). La peine de mort lui a finalement été épargnée en raison de son rang.
On peut en déduire que la possible influence musulmane sur la Virgen de Fuente Clara ou les écrits de Saint Jean de la Croix est le résultat de la convergence de différentes cultures et de leur influence symbiotique mutuelle.
Cela soulève toutefois une question : pourquoi une musulmane construirait-elle une chapelle consacrée à la Vierge Marie ? Certains affirment qu’elle l’a simplement fait sous les instructions et l’influence de son mari, López Enrique, un chrétien puissant et vieillissant. Or, il est décédé en 1713, des années avant la consécration de l’ermitage.
Bernarda a peut-être trouvé du réconfort et un moyen de dissimuler sa foi musulmane dans cette démonstration explicite et très apparente de dévotion à la Vierge Marie, qu’elle pouvait concilier avec sa propre religion.
Si dans l’islam, la sanctification de Jésus en tant que fils de Dieu contrevient au tawhid (l’unicité de Dieu), la vénération de Marie n’était peut-être pas considérée comme un sacrilège pour les musulmans.
De plus, ces adorations sincères de la Vierge Marie n’étaient pas rares parmi les morisques à l’époque de l’Inquisition, peut-être en tant que manière de déguiser leur foi.
En fin de compte, ces anecdotes et théories anthropologiques mettent en évidence une chose : la vénération de la Vierge Marie est commune aux chrétiens et aux musulmans.
Et, plus important encore, Al Andalus n’appartient pas exclusivement aux « musulmans » ou aux « Arabes », mais continue de marquer l’identité religieuse de l’Espagne contemporaine.
Traduit de l’anglais (original).
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