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Lutte contre les « atteintes à la laïcité » dans les établissements scolaires en France : une méthode qui interroge

Abayas et qamis sont dans le collimateur du ministère de l’Éducation, qui signale une hausse de ces vêtements islamiques dans les collèges et lycées français. Mais sa démarche est contestée, y compris par les directeurs d’établissement, qui refusent d’endosser le rôle d’arbitres subjectifs
Entrée du lycée Bourdelle à Montauban (sud-ouest de la France). L’établissement fait l’objet d’une « surveillance très attentive » après des atteintes à la laïcité concernant le port de tenues religieuses, qui ont conduit à la protection policière d’un enseignant, a déclaré le ministre de l’Éducation Pap Ndiaye (AFP/Lionel Bonaventure)
Entrée du lycée Bourdelle à Montauban (Sud-Ouest de la France). L’établissement fait l’objet d’une « surveillance très attentive » après des atteintes à la laïcité concernant le port de tenues religieuses, qui ont conduit à la protection policière d’un enseignant, a déclaré le ministre de l’Éducation Pap Ndiaye (AFP/Lionel Bonaventure)

Alerte aux vêtements à connotation religieuse, en particulier islamiques, dans les 60 000 écoles, collèges et lycées de France. Le ministère de l’Éducation nationale vient de publier un rapport qui révèle une hausse de 130 %, en un mois, des signalements pour « atteintes à la laïcité » (720 en octobre contre 313 un mois plus tôt), en lien majoritairement avec le port de tenues et de signes religieux.

D’autres transgressions listées dans le bilan mais moins nombreuses concernent des suspicions de prosélytisme, le refus d’enseignements et d’activités scolaires pour des raisons religieuses, le rejet des valeurs républicaines et des revendications communautaires.

« C’est lié au phénomène des abayas [robe couvrante portée par les musulmanes dans les pays du Golfe] », avait observé le ministre de l’Éducation nationale, Pap Ndiaye, au début de l’été, alors qu’un précèdent rapport évoquait déjà une augmentation des signalements pour port de signes et de tenues religieuses entre janvier et mars 2022.

Selon le ministre, l’emprise d’influenceurs islamistes sur les jeunes, via les réseaux sociaux, notamment TikTok, explique pourquoi les signalements (qui proviennent des chefs d’établissement et d’autres personnels de l’Éducation nationale) ont fortement augmenté.

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Son constat a été conforté par une note du Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR, dépendant du ministère de l’Intérieur) du 27 août dernier, qui accuse « la mouvance islamiste » d’utiliser les réseaux sociaux pour remettre en cause la loi de 2004 interdisant le port de signes religieux « ostensibles » à l’école.

Pour aider l’Éducation nationale à faire face à ce qu’ils considèrent comme « une offensive islamiste visant les plus jeunes », le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin et Sonia Backès, secrétaire d’État chargée de la citoyenneté, ont adressé, à la mi-octobre, une lettre aux préfets leur demandant d’apporter une assistance aux personnels des établissements scolaires « qui feraient l’objet de menaces, voire d’agressions, en lien avec l’application stricte du principe de la laïcité ».

Un ciblage qui se base sur la suspicion

Sous la pression de l’extrême droite, qui l’accuse de céder du terrain aux « islamistes » dans les écoles, Pap Ndiaye veut lui-même se montrer plus ferme. « Je n’ai pas la main qui tremble » sur les questions de laïcité, s’est-il défendu, promettant davantage de transparence sur les chiffres et de « faire ce qu’il faut pour limiter autant que possible l’influence néfaste [des] agitateurs islamistes », dont « certains influenceurs malintentionnés » qui donnent des conseils aux adolescents pour déjouer la loi sur la laïcité.

Sa méthode, toutefois, suscite la controverse. Dans une lettre en octobre dernier, le Syndicat national des personnels de direction de l’Éducation nationale (SNPDEN) lui a répondu que les chefs d’établissement ne voulaient pas endosser « un rôle d’arbitre pour déterminer la nature de la tenue, religieuse ou non, ostensible ou non ».

« Je ne retiens pas ce terme de ‘’tenue par destination’’. C’est une expression qui, d’une part, est douteuse car elle renvoie à la définition pénale d’armes par destination et, d’autre part, peut conduire à des appréciations subjectives susceptibles de créer beaucoup plus de troubles que d’en résoudre »

- Nicolas Cadène, ancien rapporteur général de l’Observatoire de la laïcité

« Nous refusons que la République nous délègue une telle responsabilité. C’est à l’État de dire la loi et les personnels de direction n’ont pas à choisir ou à l’interpréter. Et, c’est bien la loi et elle seule qui doit arbitrer cette question. C’est à l’État de dire si oui ou non l’abaya et le qamis [longue tunique portée par certains musulmans] sont des signes ostentatoires », ont réagi les directeurs en réponse à une note du ministre leur demandant de vérifier la tenue des élèves.

En guise d’explication, Pap Ndiaye a évoqué des « signes religieux par destination » ou « qui peuvent le devenir par une intention que leur prête leur auteur ».

« Un bandana n’est pas un signe religieux en lui-même mais peut le devenir », a-t-il tenté d’expliquer, admettant finalement qu’il était impossible de publier un catalogue de tous les vêtements qui pourraient suggérer des atteintes à la laïcité.

Contestant la démarche du ministre, Nicolas Cadène, juriste, ancien rapporteur général de l’Observatoire de la laïcité (dissous en 2021) et membre du conseil d’administration de la Vigie de la laïcité, un organisme indépendant d’expertise sur les questions de laïcité, estime que le ciblage de vêtements religieux « par destination » dans les établissements scolaires risque d’entretenir la confusion dans la mesure où il se base sur la suspicion.

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« Je ne retiens pas ce terme de ‘’tenue par destination’’. C’est une expression qui, d’une part, est douteuse car elle renvoie à la définition pénale d’armes par destination [un objet dont la fonction première n’est pas d’être une arme, mais qui est utilisé comme tel] et, d’autre part, peut conduire à des appréciations subjectives susceptibles de créer beaucoup plus de troubles que d’en résoudre », explique-t-il à Middle East Eye, précisant que la loi de 2004 interdit uniquement les vêtements qui évoquent une appartenance religieuse manifeste.

Pour vérifier que la tenue pose un problème en matière de laïcité, Nicolas Cadène préconise de l’associer à l’attitude des élèves. « C’est le cas lorsque des élèves refusent d’ôter certains vêtements pour des activités comme le sport ou des travaux de chimie. Là, il y a effectivement un problème et les élèves en question méritent d’être sanctionnés car en refusant de changer de tenue, ils tiennent à marquer leur appartenance religieuse », estime-t-il.

L’ancien rapporteur de l’Observatoire de la laïcité cite également l’exemple d’élèves qui refuseraient d’assister à certains cours sous prétexte que ceux-ci seraient incompatibles avec les préceptes de leur religion. « C’est à ce niveau qu’il faut être vigilant », recommande-t-il.

Une interprétation restrictive de la laïcité

Devant le refus des directeurs d’établissement d’endosser le rôle d’arbitres subjectifs en matière de laïcité, Pap Ndiaye leur a envoyé une circulaire, le 9 novembre, qui les informe de l’attitude à tenir face à des incidents impliquant des atteintes à la laïcité, plutôt axée sur le dialogue avec les élèves. Mais le texte n’apporte pas de réponse précise sur les tenues autorisées et interdites.

D’après Françoise Lorcerie, directrice de recherche émérite au CNRS, spécialisée dans les questions d’immigration, de discrimination et de laïcité, les directeurs d’établissement ont raison de ne pas « vouloir se relancer dans une chasse aux sorcières », dit-elle en faisant allusion à l’affaire du voile de collégiennes à Creil en 1989 qui avait déclenché une longue polémique politico-médiatique.

La chercheuse admet néanmoins « une recrudescence » des abayas, sans que l’on sache vraiment, dit-elle à Middle East Eye, « si les élèves concernées les portent pour des raisons religieuses ou dans un esprit de pure provocation ».

« Il y a une contradiction manifeste entre le discours sur la laïcité que les professeurs d’enseignement civique et moral tiennent et la pratique de cette laïcité dans les établissements scolaires, qui se réduit à des actions de contrôle et d’interdictions »

- Françoise Lorcerie, directrice de recherche émérite au CNRS

À son avis, l’instruction donnée aux directeurs et même aux enseignants de vérifier les tenues des élèves réduit la notion de laïcité « à un code de contrôle entièrement négatif », alors qu’elle implique des valeurs « d’émancipation, de liberté personnelle et de souveraineté individuelle pour construire sa propre morale ».

« Il y a une contradiction manifeste entre le discours sur la laïcité que les professeurs d’enseignement civique et moral tiennent et la pratique de cette laïcité dans les établissements scolaires, qui se réduit à des actions de contrôle et d’interdictions », déplore Françoise Lorcerie.

De fait, la loi de séparation de l’État et des cultes de 1905, à l’origine de la conception française de la laïcité, a pour objet de garantir la liberté de conscience et le libre exercice des cultes dans les limites du respect de l’ordre public.

Dans ce cadre, le principe de laïcité, qui implique la neutralité de l’État, ne concerne pas les usagers du service public mais ses prestataires, et ne porte pas sur l’apparence de ces derniers mais sur le service rendu, selon Mehmet Saygin, spécialiste de droit public, droit social et libertés religieuses.

« Un élève ou un accompagnateur qui n’est pas enseignant est un usager du service public, donc lui imposer d’être neutre [comme le fait la loi de 2004] va même à l’encontre de ce principe. Seuls les prestataires du service public sont tenus de faire preuve de neutralité dans l’exercice de leur fonction », estime-t-il.  

Crispations autour de l’islam

Françoise Lorcerie pense elle aussi que la loi de 2004 laisse peu de place à l’altérité. Elle regrette notamment l’absence d’espaces permettant aux élèves d’exprimer leur identité et d’en discuter entre eux. « C’est ça, la laïcité, vivre ensemble avec ses différences », insiste la politologue, qui déplore la mise en place, depuis la loi de 2004, d’une « infra-politique », dogmatique, consistant à mettre l’accent uniquement sur les devoirs en matière de laïcité et non pas sur les droits.

Nicolas Cadène évoque pour sa part « une confusion dans le débat public » qui renforce les crispations autour de l’islam du fait « d’un passé colonial pas totalement traité, d’une mixité sociale très insuffisante et de rapprochements douteux entre radicalisme, terrorisme et pratique religieuse ».

« Tout ceci crée de grandes tensions sur le sujet des tenues religieuses à l’école », regrette-t-il.

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Selon lui, le ministère de l’Éducation nationale devrait, au lieu « d’instaurer une police vestimentaire », trouver d’autres solutions pour faire baisser les tensions autour des questions de laïcité, notamment en favorisant la mixité sociale des publics scolaires dans les établissements.

« Il faut s’assurer que les élèves sont dans une plus grande pluralité pour permettre une meilleure compréhension de l’autre et éviter les replis communautaires », souligne-t-il.

Une idée partagée par Françoise Lorcerie, qui se montre très sévère à l’encontre de Pap Ndiaye, lui reprochant notamment d’avoir cédé aux obsessions de son collègue de l’Intérieur sur la présence d’un « séparatisme musulman » en France.

« Le ministre de l’Éducation est borné par la politique de Gérald Darmanin, laquelle reste très vivement orientée sur la question de l’identification, de la sur-identification même, des comportements supposément séparatistes et religieux », déclare-t-elle, regrettant que Pap Ndiaye n’ait pas, « vu sa personnalité », « trouvé les mots pour calmer le jeu et apaiser les tensions », alimentées par la droite et l’extrême droite.

Éric Zemmour, ancien candidat du parti d’extrême droite Reconquête! à la présidentielle, s’est en effet empressé d’agiter les rapports de l’Éducation nationale sur les atteintes à la laïcité comme un spectre qui confirme selon lui « l’offensive islamiste dans les écoles ».

À droite, Éric Ciotti, qui vise la présidence du parti Les Républicains, appelle même à « la révolte républicaine » contre « la pression à bas bruit, ou de façon plus violente, des islamistes qui gagnent du terrain ».

Des propos qui relèvent, selon Danièle Obono, députée de la France insoumise (gauche), d’une « agitation autour de l’obsession qu’il y a en France pour tout ce qui a trait à la religion musulmane ».

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