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France : les diplomates dénoncent « l’ubérisation » de leur métier

Une réforme de la haute fonction publique va permettre dès 2023 aux administrateurs des services de l’État de devenir diplomates, sans être obligatoirement passés par le Quai d’Orsay. Les syndicats déplorent le démantèlement de l’outil diplomatique de la France
Un fonctionnaire descend les escaliers avant la visite du président français au Centre de crise et de soutien du ministère français des Affaires étrangères, au Quai d’Orsay, à Paris (AFP/François Mori)
Un fonctionnaire descend les escaliers avant la visite du président français au Centre de crise et de soutien du ministère français des Affaires étrangères, au Quai d’Orsay, à Paris (AFP/François Mori)
Par Samia Lokmane à PARIS, France

La diplomatie française est en crise. Une crise existentielle.

Jeudi 2 juin, des agents rompent avec leur devoir de réserve et manifestent de manière simultanée en différents lieux : à Paris sous les fenêtres du ministère des Affaires étrangères et du Développement international (MAE), à Nantes devant le Service central d’état civil des Français de l’étranger ainsi que dans des ambassades et consulats français de par le monde, comme en Chine ou à Oman. Tous entendent alerter sur la précarisation de leur corps de métier, et sur sa possible disparition.

L’événement est rarissime. Dans toute son histoire, le Quai d’Orsay n’avait connu qu’un seul mouvement social : c’était en 2003, contre un projet de coupes budgétaires.

Cette fois, il n’est pas seulement question de moyens. Dans leur appel à la grève publié le 20 mai dernier, 450 jeunes diplomates et 6 syndicats dénoncent une série de mesures qui, disent-ils, « démantèlent l’outil diplomatique de la France ».

« Les réformes s’accumulent au MAE sur fond d’interministérialité aveugle où les agents seraient interchangeables arbitrairement. Des métiers, des corps disparaissent. Le Quai d’Orsay disparaît petit à petit », alertent les initiateurs de la fronde. 

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La mesure la plus controversée concerne l’intégration des hauts fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères dans le corps des administrateurs de l’État, conformément à la réforme de l’encadrement supérieur de la fonction publique promulguée par ordonnance en 2021.

Officiellement, cette réforme, voulue par le président Emmanuel Macron, vise à faciliter la mobilité des hauts fonctionnaires et fluidifier leurs carrières, en dépassant la logique des corps de métier.

« Je ne veux pas que l’État fabrique des “castes” administratives, avec des carrières toutes tracées […]. Je veux renforcer la méritocratie au sein même de l’État, pour promouvoir les meilleurs et les plus engagés, et pas seulement ceux qui ont eu les qualités académiques requises à un instant T pour sortir bien classés », avait déclaré le chef de l’État lors de la campagne présidentielle de 2017.

Porte ouverte à des « nominations de complaisance »

En avril dernier, un décret est venu confirmer ses intentions.

Dès 2023, tout administrateur d’État appartenant à un pot commun réunissant hauts fonctionnaires des affaires étrangères, préfets, sous-préfets, inspecteurs des finances, des affaires étrangères ou des affaires sociales pourra être nommé diplomate sans être issu uniquement du Quai d’Orsay.

Le même décret met fin aux postes de conseillers diplomatiques et de ministres plénipotentiaires dans l’objectif d’ouvrir les postes d’ambassadeurs et de consuls à une plus grande diversité de profils.  

Mais pour les frondeurs, cette décision va surtout donner lieu à « des nominations de complaisance au détriment de la compétence » et aggraver la précarité des agents contractuels du ministère.

« De la même manière que vous ne demanderiez pas à votre plombier de réparer votre toiture, un diplomate ne ferait pas forcément un formidable sous-directeur au ministère de l’Agriculture. Et inversement. La diplomatie est un corps de métier qu’il faut renforcer et ne pas affaiblir »

- Nathalie Loiseau, eurodéputée

« Le service public est en danger », ont-ils alerté sur une des pancartes brandies lors de leur rassemblement à Paris. Sur la toile, la mobilisation a pris la forme d’un hashtag « #diplo2metier », endossé par des ambassadeurs qui ont exprimé sur Twitter leur opposition à la réforme.

D’anciens diplomates ont également pris la parole pour dénoncer la disparition du corps diplomatique dans un vaste ensemble interministériel.

« De la même manière que vous ne demanderiez pas à votre plombier de réparer votre toiture, un diplomate ne ferait pas forcément un formidable sous-directeur au ministère de l’Agriculture. Et inversement. La diplomatie est un corps de métier qu’il faut renforcer et ne pas affaiblir », a ainsi estimé l’ex-ministre des Affaires européennes et eurodéputée Nathalie Loiseau.

L’ancien Premier ministre et chef du Quai d’Orsay, Dominique de Villepin, a quant à lui évoqué une « faute historique », alors que l’ex-ambassadeur de France à Washington et aux Nations unies, Gérard Araud, a déploré l’achèvement d’une histoire pluriséculaire avec la suppression du corps diplomatique et des « nominations à l’américaine ». 

Actuellement, l’effectif global du ministère des Affaires étrangères s’élève à 13 665 agents, ce qui place la France au 3e rang mondial des pays les plus représentés et actifs à l’étranger avec 163 ambassades et 112 sections consulaires.

Le Quai d’Orsay est également réputé pour bien choisir ses diplomates. Le très sélectif concours d’Orient, hérité de l’époque napoléonienne, était destiné jusqu’alors à pourvoir de compétences avérées les ambassades se trouvant en Asie, au Moyen-Orient et en Afrique.

Or avec la suppression des postes de conseillers, l’avenir de ce concours semble bien compromis.

Dans une tribune parue dans le Journal du dimanche, l’intersyndicale des Affaires étrangères s’est insurgée contre « l’ubérisation du corps diplomatique », son remplacement par un corps d’administrateurs généralistes et la distribution des meilleurs postes « à des profils extérieurs nommés par le fait du prince ».

« Le risque est désormais de voir nommés dans nos ambassades des administratifs généralistes, et des amis pour services rendus », avertissent les syndicats.

« La voix de la France moins audible »

De leur côté, 150 diplomates avaient cosigné une tribune dans Le Monde s’alarmant d’une « diplomatie sans diplomates », « dans un monde de plus en plus imprévisible et complexe ».

La France « s’apprête à devenir le seul État de l’Union européenne et la seule puissance du G7 et du G20 à ne plus disposer d’un corps dédié de diplomates de carrière. La victime de cette réforme sera la diplomatie française, et l’influence à l’international de notre pays à travers elle. Notre capacité à venir en aide à nos concitoyens est aussi mise en danger », ont-ils prévenu.

« La décision de supprimer le corps diplomatique est très grave et surprenante, car celui-ci était l’un des atouts de la politique étrangère française. Sa qualité et son professionnalisme sont reconnus »

- Bertrand Badie, professeur émérite à Sciences Po

Bertrand Badie, professeur émérite à Sciences Po Paris, comprend parfaitement la colère des agents du Quai d’Orsay : « La décision de supprimer le corps diplomatique est très grave et surprenante, car celui-ci était l’un des atouts de la politique étrangère française. Sa qualité et son professionnalisme sont reconnus », explique-t-il à Middle East Eye.

« Il est également important dans la conjoncture actuelle d’avoir des agents très impliqués dans le jeu international et qui ont une connaissance approfondie du terrain et de sociétés de plus en plus diversifiées », ajoute-t-il. 

Selon l’universitaire, la dévalorisation du métier de diplomate relève d’une « vision néolibérale » qui considère le monde comme un vaste marché où il faut simplement savoir passer les accords les plus favorables à l’économie française.

« C’est complètement faux », s’insurge Bertrand Badie. « Si on regarde les conflits et les menaces qui pèsent sur notre monde, on s’aperçoit qu’ils sont liés à des processus complexes qui relèvent de la pluralité des cultures, de différentes conditions de vie sociales d’un point de la planète à l’autre et d’une longue histoire d’oppression et de domination dont il faut avoir une connaissance intime », souligne-t-il.

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Cinq jours après la grève qu’ils ont initiée, les syndicats et des représentants du collectif des 450 jeunes agents diplomatiques à l’origine du mouvement de contestation ont été reçus par Catherine Colonna.

La nouvelle ministre des Affaires étrangères, nommée après la présidentielle de mai dernier, elle-même ambassadrice, s’est voulue rassurante, en affirmant que les diplomates pourraient continuer à faire toute leur carrière au Quai d’Orsay, sans avoir l’obligation de passer par un autre ministère.

Pour le reste, la réforme est bel est bien en marche. N’importe quel fonctionnaire peut devenir diplomate, même sans expérience, avec le risque, prévient Bertrand Badie, de rendre « la voix de la France moins audible dans le monde ».

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