« Toujours se justifier » : des Français d’origine maghrébine oppressés par le débat identitaire
Khadija ne se sent plus à sa place, Linda n’allume plus la télé, Kamel n’en peut plus de devoir toujours être « le bon Arabe ».
Issus de familles algérienne et marocaine d’origine modeste, ces trois Français de la classe moyenne, qui n’ont pas souhaité donner leurs noms de famille, racontent leur sentiment de « ne plus être les bienvenus », dans un pays où la parole se libère, portée notamment par le candidat d’extrême droite Éric Zemmour et par les débats récurrents autour des liens entre islam et attentats.
Les discours violents contre l’immigration – question particulièrement sensible en France en raison du passé colonial et de l’arrivée massive de Maghrébins dans les années 50-60 – n’ont certes rien de nouveau, et ces quadragénaires n’ont pas oublié les diatribes de l’ancien chef d’extrême droite Jean-Marie Le Pen jusqu’à son arrivée surprise au second tour de la présidentielle en 2002.
Le débat sur la place de l’islam en France est aussi régulièrement alimenté par des polémiques, comme sur le port du voile, alors que le nombre d’habitants de confession ou de tradition musulmane sur le territoire métropolitain atteint près de 9% de la population.
Les antiennes d’Éric Zemmour, accusant les immigrés d’être responsables du déclin de la France ou assénant que l’islam n’est pas compatible avec la République, occupent depuis des mois une grande partie du débat politique dans un pays en campagne présidentielle.
La théorie complotiste du « grand remplacement » de la population européenne par des populations africaine et maghrébine fait désormais l’objet de débats sur des plateaux télé.
« La plus neutre possible »
« Je me sens mal, très mal. J’ai l’impression que la France d’aujourd’hui crache sur mes grands-parents qui se sont battus pour la libérer, sur mes parents venus construire ses routes, et sur moi, qui ai pourtant respecté toutes les règles de la démocratie et de l’intégration », s’emporte Khadija, une assistante sociale en entreprise dans le Loiret (centre).
« Il y a quelques jours, ma fille de cinq ans m’a dit qu’elle n’aimait pas être Arabe », raconte, encore choquée, cette femme de 38 ans, qui dit « vivre dans la suspicion permanente, ne plus savoir ce qu’il y a derrière le sourire de la boulangère, ni ce que pensent vraiment les gens ».
Le débat identitaire permanent heurte aussi de plein fouet Linda, une juriste de 38 ans, qui reproche aux responsables politiques, de gauche comme de droite, d’avoir laissé « la parole se déverser », et d’avoir surfé sur ces thèmes sensibles depuis des années.
« Je suis hyper en colère. J’ai toujours tout fait comme il faut, de bonnes études, je paye des impôts, et pourtant il faut toujours prouver qu’on a sa place, se justifier en permanence. Ce n’est jamais assez. Quotidiennement, on entend qu’on est un problème et que la France va à sa perte à cause de nous », s’exclame cette jeune femme, qui dit avec une triste ironie avoir « la chance de ne pas être trop typée ».
Même si, lorsqu’elle passe un entretien, elle se plaque les cheveux en chignon, cherche à être « la plus neutre et la moins maghrébine possible ».
La libération de la parole ne commence pas avec Éric Zemmour. Chacun a son marqueur. Pour Khadija, après les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis, « des choses ont commencé à se distiller, et puis c’est monté en puissance ».
Pour Kamel, qui travaille dans le milieu associatif, « c’est le Bataclan », le massacre de 90 personnes venues assister à un concert dans le cadre d’une vague d’attentats islamistes qui a fait près de 150 morts pour la seule année 2015.
« Je me suis séparé d’une bonne partie de mes amis qui commençaient à lier musulman avec terrorisme » raconte-t-il.
Tentation du repli communautaire
Avec une émotion non feinte, cet homme dit avoir l’impression de « n’avoir jamais été reconnu en tant que Français », sauf lorsqu’il vivait aux États-Unis.
Pour le sociologue Ahmed Boubaker, indéniablement « un barrage a sauté », et il y a aujourd’hui « une totale désinhibition ».
« Pour autant, je ne suis pas persuadé que la société française soit aussi raciste qu’on veut le dire. Ce sont les politiques qui courent après le pseudo-racisme de l’opinion, sans se rendre compte qu’ils le fabriquent », déplore-t-il.
Dans son petit cabinet de psychiatre à Montrouge, en banlieue parisienne, Fatma Bouvet de la Maisonneuve, Tunisienne mariée à un Français, constate que la question politique « prend énormément de place » dans ses consultations.
« Parfois je me dis que personne ne peut comprendre à quel point c’est violent », ajoute cette femme, auteur du livre Une Arabe en France, en évoquant la tentation du repli communautaire.
« Franchement, des fois, on a juste envie de se retrouver entre Arabes pour se dire à quel point on va mal ! », sourit-elle.
« À force de dire aux gens vous n’êtes rien, vous n’appartenez pas à ce pays, on les pousse dans un repli identitaire », abonde Kamel.
Ou dans la tentation du départ, dit Linda, qui envisage de plus en plus de s’expatrier.
Par Cécile Feuillatre.
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