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« C’est bien possible que Guantánamo ait empiré les choses » : un ex-détenu français témoigne

La prison américaine de Guantánamo, construite après les attentats du 11 septembre 2001, a été l’un des instruments de la guerre des États-Unis « contre la terreur ». Des centaines d’hommes y ont été détenus. Tous ont été torturés. Rencontre avec l’un d’entre eux
La prison de Guantánamo est devenue emblématique des pratiques inhumaines de détention (AFP)
La prison de Guantánamo est devenue emblématique des pratiques inhumaines de détention (AFP)
Par Céline Martelet à PARIS, France

Il le reconnaît, depuis quelques semaines, il ne dort plus très bien. Des angoisses qu’il pensait avoir réussi à enterrer refont surface. « Je refais ce cauchemar selon lequel je suis de retour dans ma cellule de Guantánamo, et autour de moi, les autres détenus sont trop contents. Ils m’accueillent en rigolant et me disent ‘’Ah, tu es de retour !’’ », confie à Middle East Eye Mourad Benchellali.

Assis à la table d’une brasserie parisienne, le regard plongé dans son café, l’homme âgé de 40 ans, d’origine algérienne, ajoute. « Le retour des talibans au pouvoir en Afghanistan, vraiment, ça me stresse, ça me ramène à une période qui a été très difficile. Je ne sais pas, ça m’inquiète. »

La vie de Mourad Benchellali a basculé en 2001. En juin de cette année, il quitte Vénissieux, près de Lyon, pour suivre son frère. Ce dernier lui promet « l’aventure » pour renforcer sa pratique de l’islam. Mourad a alors 19 ans. Destination : l’Afghanistan, où les talibans sont déjà au pouvoir.

Arrivé sur place, Mourad Benchellali se retrouve dans un camp d’entraînement d’al-Qaïda. On lui confisque son passeport.

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Le matin du 11 septembre 2001, à quelques minutes d’écart, deux avions de ligne sont projetés sur les tours du World Trade Center à New York. Un autre avion vient percuter le Pentagone. Un quatrième vol est détourné et s’écrase dans un champ de Pennsylvanie. À bord de ces avions, dix-neuf pirates de l’air. Tous envoyés par le Saoudien Oussama ben Laden depuis l’Afghanistan.

Georges W. bush est alors président des États-Unis. Ses premiers mots sont très clairs : « La bataille sera longue mais nous vaincrons. » Quelques semaines plus tard, les États-Unis et leurs alliés de l’OTAN interviennent en Afghanistan pour traquer ben Laden.

Mourad Benchellali se retrouve pris au piège. Il parvient à fuir vers le Pakistan mais il est arrêté par les autorités locales en décembre 2001 et envoyé dans la prison de Kandahar. Un mois plus tard, le Français est récupéré par l’armée américaine et mis dans un avion avec d’autres hommes.

« On ne savait pas où on allait. On avait une cagoule sur la tête, un casque sur les oreilles et des gants. Je pensais qu’on allait être transférés dans une autre prison au Moyen-Orient. Mais le vol a duré longtemps, donc là j’ai compris qu’on allait aux États-Unis. 

Jamais Mourad Benchellali n’imagine qu’il va finir sur une base américaine à Cuba, dans la prison de Guantánamo, construite en urgence après le 11 septembre et ouverte en janvier 2002. Elle est l’un des instruments de Georges W. Bush dans sa « guerre contre la terreur ». Pas moins de 675 hommes y ont été détenus. Loin des regards. Sans statut. « Un trou noir juridique », comme vont l’appeler les défenseurs des droits de l’homme.

Une tenue orange

De cette prison au milieu de nulle part, Mourad Benchellali n’a rien oublié. Sa cellule installée dans ce qu’il appelle « un conteneur », les sorties quotidiennes de 30 minutes dans un enclos, les discussions à travers les grillages avec les autres détenus.

Sur son ordinateur portable, le Français tient à nous montrer des photos de ce centre de détention. Des photos où revient sans cesse la même couleur : l’orange. La couleur de la tenue imposée aux détenus.

« On n’avait rien à faire, ils nous ont juste donné un Coran. C’est là que je l’ai appris ! »

« Il y avait une cellule pour la simulation de noyade, une autre où ils mettaient la climatisation à fond, une autre encore avec la musique très forte pour nous priver de sommeil pendant une semaine. Après cela, un interrogateur, de la CIA très probablement, débarquait pour obtenir des aveux »

- Mourad Benchellali

Et puis il y a les interrogatoires. « Incessants, pas toujours violents », se souvient Mourad Benchellali.

« Mais parfois, ils nous sortaient de nos cellules pendant plusieurs jours et là, les militaires américains recevaient l’ordre de nous appliquer tel ou tel protocole d’interrogatoire… »

Le Français a encore du mal à employer le mot « torture », comme si son énoncé suffisait à le ramener vingt ans en arrière.

Il poursuit et détaille : « Il y avait une cellule pour la simulation de noyade, une autre où ils mettaient la climatisation à fond, une autre encore avec la musique très forte pour nous priver de sommeil pendant une semaine. Après cela, un interrogateur, de la CIA très probablement, débarquait pour obtenir des aveux. »

Mourad Benchelalli dit avoir connu toutes ces cellules. « Notre parcours ne les intéressait pas, ils voulaient des renseignements », précise-t-il.

Pour en sortir vivant, Mourad Benchelalli répond n’importe quoi. « Un jour, ils m’ont montré une grande carte de Paris, ils m’ont dit : ‘’Montre-nous où tu allais prier. Donne-nous le nom des imams.’’ Mais moi, je suis de la région de Lyon. Alors, j’ai inventé des noms. L’Américain qui m’interrogeait était content. Il avait plein de noms ! »

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Sur place, le détenu n’a jamais vu un avocat. « J’ai été interrogé par les services de renseignement français, qui m’ont dit : ‘’On ne peut rien pour vous’’ », se souvient-t-il.

La prison de Guantánamo est devenue en vingt ans le symbole des atteintes aux droits de l’homme. Dans son dernier rapport publié en janvier 2021, Amnesty International recense une nouvelle fois toute une série de violations des droits contre les personnes détenues dans le centre de détention militaire américain. La liste est longue : torture, privation de soins, absence de procès équitables, transfert secret… selon l’ONG depuis 2002, sept détenus se sont suicidés à Guantánamo.

Raconter

Finalement, en juillet 2004, Mourad Benchellali est expulsé vers la France après deux ans et six mois dans la prison de Guantánamo. « Deux ans et demi pour rien. Ils n’ont retenu aucune charge contre moi. C’était gratos ! »

Au pied de l’avion, il est arrêté par des policiers français et incarcéré. La justice française le poursuit avec un véritable chef d’accusation : « association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste ».

« D’un point de vue stratégique, Guantánamo n’a rien apporté aux États-Unis, à part satisfaire le besoin de vengeance de l’opinion américaine par rapport au 11 septembre 2001. Mais finalement, cela s’est retourné contre eux »

- Mourad Benchellali

Il va rester encore deux ans et demi en prison, à Fleury-Mérogis, près de Paris. En 2007, il est condamné à un an de prison ferme par le tribunal correctionnel. En appel, il est relaxé mais le parquet obtient une nouvelle condamnation à un an de prison ferme devant la Cour de cassation.

En mars 2015, les avocats de Mourad Benchellali ont introduit un ultime recours devant la Cour européenne des droits de l’homme pour faire annuler cette condamnation. Ils estiment qu’en l’interrogeant à Guantánamo, les services de renseignement français se sont rendus complices d’une détention arbitraire. La procédure est toujours en cours actuellement.

À sa sortie de prison en France, Mourad Benchellali rentre à Vénissieux, mais il va mal. Il confie à MEE : « J’étais malade psychologiquement, vraiment… j’étais agressif, j’avais des flashback. »  Il remonte doucement la pente. En 2006, il publie un premier livre, Voyage vers l’enfer

Aujourd’hui, avec un autre détenu français de Guantánamo, il raconte son histoire dans un roman graphique intitulé Le Jour où j’ai rencontré ben Laden.

« Je dois témoigner, pour expliquer qu’ils font fausse route. […] je souhaite aussi prouver que je ne suis pas celui que certains ont prétendu que j’étais » – Mourad Benchellali
« Je dois témoigner, pour expliquer qu’ils font fausse route. […] je souhaite aussi prouver que je ne suis pas celui que certains ont prétendu que j’étais » – Mourad Benchellali

Depuis plusieurs années, Mourad Benchellali intervient en prison auprès de détenus. Des femmes et des hommes qui ont rejoint l’État islamique, ou qui ont tenté de se rendre en Syrie ou en Irak pour combattre dans ses rangs.

« Je le fais parce que quand j’étais en détention, plein d’hommes sont venus me voir pour me dire : ‘’C’est toi qui étais en Afghanistan et à Guantánamo. Je vais faire comme toi quand je sortirai !’’ Là, je me suis dit, je dois témoigner, pour expliquer qu’ils font fausse route. Je ne veux surtout pas être un exemple pour eux et je souhaite aussi prouver que je ne suis pas celui que certains ont prétendu que j’étais. »

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Près de vingt ans après son ouverture, trente-neuf détenus sont toujours incarcérés à Guantánamo. Douze sont soupçonnés par les États-Unis d’avoir un lien direct avec les attaques du 11 septembre 2001. Cinq sont jugés en ce moment et risquent la peine de mort.

« D’un point de vue stratégique, Guantánamo n’a rien apporté aux États-Unis, à part satisfaire le besoin de vengeance de l’opinion américaine par rapport au 11 septembre 2001. Mais finalement, cela s’est retourné contre eux ; ils ne se sont pas rendu compte tout de suite à quel point cela allait être utilisé par la propagande des groupes djihadistes. L’État islamique a mis des tenues orange aux prisonniers que ses membres ont exécutés dans des vidéos », rappelle Mourad Benchellali.

Après un silence, il ajoute dans un soupir : « C’est bien possible que Guantánamo ait finalement empiré les choses… »

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