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Guerre d’Algérie : Jean-Marie Le Pen, visage d’une mémoire amnésique sur la torture

Alors que l’implication de l’ancien leader d’extrême droite dans des faits de torture pendant la guerre d’Algérie est remise en cause, l’historien Fabrice Riceputi déplore la délégitimation de la parole des victimes et une « aphasie postcoloniale » encouragée par les lois d’amnistie de 1962
Le fondateur français du parti d’extrême droite, le Front national (aujourd’hui Rassemblement national), Jean-Marie Le Pen, pose lors d’une séance photo le 2 février 2022 à son domicile de Rueil-Malmaison, à l’ouest de Paris (AFP/Joël Saget)
Le fondateur français du parti d’extrême droite, le Front national (aujourd’hui Rassemblement national), Jean-Marie Le Pen, pose lors d’une séance photo le 2 février 2022 à son domicile de Rueil-Malmaison, à l’ouest de Paris (AFP/Joël Saget)
Par Samia Lokmane à PARIS, France

Fabrice Riceputi s’est trouvé un nouveau combat. Dans un livre à paraître en janvier 2024 (aux éditions Le Passager clandestin), l’historien français spécialiste de la guerre d’Algérie entend confronter « des faits avérés », confirmés par des témoignages de victimes, « à des discours révisionnistes propagés sciemment ou par ignorance ».

Tout commence en février dernier, lorsqu’en écoutant sur France Inter une série d’émissions, « Jean-Marie Le Pen, l’obsession nationale », il entend le journaliste et producteur Philippe Collin affirmer qu’il est difficile de prouver que l’ex-président du Front national (devenu Rassemblement national) a torturé en Algérie.

Invité de l’émission, l’historien Benjamin Stora, auteur d’un rapport en 2021 sur la colonisation et la guerre d’Algérie, explique aussi que Jean-Marie Le Pen « n’a sans doute pas torturé en Algérie ».

« Stora a commis une erreur factuelle énorme puisqu’il s’est trompé sur les dates du séjour de Le Pen en Algérie. Le réalisateur [Philippe Collin], qui n’y connaît visiblement rien, a déduit quant à lui qu’il n’y avait pas de preuves confirmant les faits de torture », relève Fabrice Riceputi à Middle East Eye, précisant que cette émission avait agi sur lui comme « un déclencheur ».

Après avoir réagi en déplorant dans un tweet « le refus persistant d’une grande partie de l’historiographie française de prendre en compte les témoignages des victimes algériennes de la terreur », c’est sur Mediapart qu’il continuera à s’indigner, dans trois articles clarifiant l’implication de Jean-Marie Le Pen dans des affaires de torture, lors de son déploiement à titre volontaire à Alger entre fin décembre 1956 et mars 1957, dans une compagnie d’appui au premier Régiment étranger de parachutistes (REP).

« On peut sans susciter de scandale particulier nier jusque sur un media du service public le passé tortionnaire de Le Pen, faire fi du dossier qui l’accable, et consciemment ou non achever ainsi la ‘’dédiabolisation’’ décidemment irrésistible de son courant politique », a-t-il écrit.

« Un courant négationniste »

À MEE, Fabrice Riceputi affirme que la « délégitimation » de cette parole est surtout le fait d’un courant négationniste entretenu par l’extrême droite, nostalgique de l’Algérie française. Mais pas uniquement.

« Dans Le Pen, une histoire française, un livre publié en 2012, deux journalistes, Pierre Péan et Philippe Cohen, avaient dédouané Le Pen en assurant que les témoignages de torture portés contre lui n’étaient pas crédibles car leurs auteures étaient des pensionnées du FLN [Front de libération nationale, parti indépendantiste algérien] qui les manipulait », souligne l’historien.

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Pourtant, Le Pen lui-même avait reconnu en 1962 – à la suite d’un article à charge de l’historien Pierre Vidal-Naquet réalisé sur la base d’un rapport du commissaire principal de la police d’Alger, René Gilles, dans le journal Liberté et Vérité – qu’il avait bien pratiqué la torture par gégène (générateur électrique portatif) et utilisé la baignoire (technique consistant à ligoter et à faire suffoquer la victime en lui plongeant la tête dans l’eau) pour obtenir des informations durant « la bataille d’Alger », un des épisodes clés de la guerre d’indépendance, alors qu’il dirigeait une unité de renseignement.

« Je n’ai rien à cacher. J’ai torturé parce qu’il fallait le faire. Quand on vous amène quelqu’un qui vient de déposer vingt bombes qui peuvent exploser d’un moment à l’autre et qu’il ne veut pas parler, il faut employer des moyens exceptionnels pour l’y contraindre. C’est celui qui s’y refuse qui est un criminel car il a sur les mains le sang de dizaines de victimes dont la mort aurait pu être évitée », avait-il affirmé dans une interview à Combat, un journal d’extrême droite, avant de se rétracter dans une mise au point parue le lendemain dans le même support.

« Jean-Marie Le Pen dit une chose et son contraire. Ce qui compte, c’est la parole des victimes. Ne pas en faire cas est une preuve de mépris. C’est comme si cette parole ne comptait pas », insiste également l’ex-journaliste du Monde Florence Beaugé, qui a levé le voile sur les viols commis par l’armée française pendant la guerre, auprès de MEE.

« Jean-Marie Le Pen dit une chose et son contraire. Ce qui compte, c’est la parole des victimes. Ne pas en faire cas est une preuve de mépris »

- Florence Beaugé, ex-journaliste au Monde

Dans une série d’articles parus en 2000 sur l’usage de la torture pendant « la bataille d’Alger », puis dans un livre Algérie, une guerre sans gloire, elle avait établi à son tour, sur la base de témoignages concordants, l’implication de Le Pen dans des cas de torture.

Aussi, tout comme Fabrice Riceputi, elle avait mal réagi aux propos de Benjamin Stora et Philippe Collin, tout en trouvant à l’historien des circonstances atténuantes, estimant d’une part qu’il avait oublié le travail fait par Le Monde et qu’il avait sans doute eu peur d’encourir un procès en diffamation de la part de Le Pen. Car ce dernier est protégé par les lois d’amnistie (des actes commis durant la guerre d’Algérie) votées en 1962 et qui protègent les auteurs des exactions commises à cette époque d’éventuelles poursuites.

« Les lois d’amnistie ont fabriqué le silence et l’amnésie »

Jean-Marie Le Pen n’a pas hésité à y recourir d’ailleurs dans une série de plaintes pour diffamation. Florence Beaugé et Le Monde ont été poursuivis en justice par l’ex-leader d’extrême droite (débouté par la Cour de cassation), tout comme l’ancien Premier ministre Michel Rocard, qui lui avait rappelé son passé de tortionnaire dans une émission de télévision en 1992.

Ce fut aussi le cas des journalistes de Libération et de Gabriel Macé du Canard enchaîné qui avaient publié des témoignages accablants en 1985, au moment où le Front national remportait ses premières victoires électorales d’envergure.

Au cours du procès intenté au Canard enchaîné, certaines victimes avaient été appelées à la barre pour raconter les sévices subis sous les ordres de Le Pen et par lui.

 

Lakhdari Khelifa, un syndicaliste de l’Union générale des travailleurs algériens (UGTA), arrêté par l’ancien officier des renseignements et son escouade un soir de février 1957, avait ainsi affirmé avoir été conduit dans la villa des Roses, un centre de torture dans le quartier d’El Biar à Alger, où il avait été torturé à l’électricité.

« Ils m’ont mis sur un matelas électrifié et un chiffon dans la bouche. Quand je voulais parler, je devais faire signe. Ils m’ont torturé pendant dix minutes », précisera-t-il plus tard dans le livre de Hamid Bousselham Torturés par Le Pen, édité en 2000.

D’autres témoignages figurent dans le documentaire À propos de… l’autre détail, réalisé en 1985 par René Vautier, homme de cinéma et militant anticolonialiste qui avait pris part, armes et caméra au poing, à la lutte pour l’indépendance de l’Algérie.

À l’ex-leader frontiste qui a remis en question l’existence des chambres à gaz (utilisées pour l’extermination des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale) en les considérant comme un détail de l’histoire, le réalisateur a tenu à rappeler son rôle dans la conduite de séances d’interrogatoire où les victimes (accusées d’être proches ou des militants du FLN) étaient torturés à l’eau et à l’électricité.

« S’il y avait une démarche aussi solennelle engageant des travaux de recherche, des programmes d’enseignement, de la pédagogie, l’opinion publique française connaîtrait beaucoup mieux aujourd’hui l’ampleur des crimes de l’armée française en Algérie 

- Fabrice Riceputi, historien

Mais si Le Pen a été jugé par la justice française pour ses propos révisionnistes sur la Shoah, les faits de torture qu’il a personnellement admis en Algérie sont restés impunis.

Selon Fabrice Riceputi, les lois d’amnistie qui lui ont permis, « ainsi qu’à d’autres criminels de la guerre d’Algérie, comme Maurice Papon, ancien préfet de police impliqué dans la répression [meurtrière]des manifestations du 17 octobre 1961 à Paris, de se mettre à l’abri et d’attaquer en diffamation tous leurs pourfendeurs, ont fabriqué le silence et l’amnésie ».

En 2018, le président Emmanuel Macron a bien admis la responsabilité de la France dans la mise en place d’un système d’arrestation-détention déployé à la faveur des pouvoirs spéciaux confiés à l’armée française en 1956 et qui a favorisé l’usage de la torture.

Il a néanmoins soutenu quatre ans plus tard que la torture n’impliquait qu’une minorité de militaires.

Avant lui, le président Jacques Chirac, qui avait reconnu la responsabilité de la France dans la déportation des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, avait refusé en 2000 de répondre à un appel de douze personnalités, dont la résistante et ethnologue française Germaine Tillion, l’avocate franco-tunisienne Gisèle Halimi et Pierre Vidal-Naquet, lui demandant de condamner la torture, « mal absolu, pratiquée de façon systématique par une ‘’armée de la République’’ et couverte en haut lieu à Paris ».

« S’il y avait une démarche aussi solennelle engageant des travaux de recherche, des programmes d’enseignement, de la pédagogie, l’opinion publique française connaîtrait beaucoup mieux aujourd’hui l’ampleur des crimes de l’armée française en Algérie », regrette Fabrice Riceputi, qui évoque une « aphasie postcoloniale » permettant de dédiaboliser le courant porté par Jean-Marie Le Pen et sa fille, Marine.

En 2014, celle-ci avait estimé, tout comme le fondateur du parti d’extrême droite Reconquête Éric Zemmour en 2018, que la torture en Algérie avait été un « mal nécessaire ».

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