Guerre à Gaza : le gel du financement de l’UNRWA a été décidé sans preuve des allégations israéliennes
Près de deux semaines après la suspension du financement de l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA) par les États-Unis, rapidement suivis par une série d’autres pays donateurs, Middle East Eye a appris que dans un certain nombre de cas, la décision de suspendre le financement reposait uniquement sur les allégations d’Israël.
Au moins deux pays qui ont emboîté le pas aux États-Unis – les Pays-Bas et la Lettonie – n’ont vu aucune preuve concernant les allégations israéliennes selon lesquelles des employés de l’agence pour les réfugiés palestiniens auraient joué un rôle dans les attaques du 7 octobre menées par le Hamas avant de prendre leurs décisions, a constaté Middle East Eye.
Une source au fait de la situation a déclaré cette semaine à MEE que le ministre britannique des Affaires étrangères David Cameron avait suspendu le financement « uniquement sur la base d’informations publiques ». Les Affaires étrangères ont refusé de répondre à la question de savoir si cela était vrai, ni sur quelle base la décision de suspendre le financement avait été prise.
Au cours des derniers jours, des informations ont également circulé au Canada et en Australie, suggérant que les ministères des Affaires étrangères de ces pays n’avaient pas obtenu de preuves – ou du moins « toutes les preuves » dans le cas de l’Australie – avant de prendre la décision de suspendre l’aide.
MEE a également appris que l’Union européenne (UE), troisième donateur de l’UNRWA, qui a déclaré attendre les résultats d’une enquête de l’ONU avant de verser ses fonds à la fin du mois, n’a pas non plus reçu de renseignements de la part d’Israël pour étayer les allégations de ce dernier.
Une source qui a été en contact avec des diplomates de l’Union européenne ces dernières semaines a déclaré à MEE que les Européens affirmaient : « Nous n’avons rien, et d’autres disent qu’ils n’ont rien. »
« Les gouvernements prennent donc des décisions qui ont un impact sur des centaines de milliers de personnes parce que d’autres l’ont fait et sur la base d’articles de presse », indique la source.
Un porte-parole de l’UE n’a pas répondu à la demande de commentaire de MEE.
Une deuxième source affirme à MEE que lors d’une récente réunion des États membres de l’UE, dont certains ont suspendu le financement de l’UNRWA, les diplomates ont déclaré ne pas avoir obtenu de preuves de la part d’Israël, et ne pas en avoir demandé.
Ces révélations interviennent alors que l’UNRWA, la principale agence des Nations unies qui soutient les Palestiniens et la plus grande agence humanitaire opérant à Gaza, a annoncé devoir suspendre ses opérations d’ici la fin du mois ou au début du mois de mars en conséquence du gel des financements.
« Des gens vont mourir si l’agence n’est pas soutenue et si elle est forcée de prendre des décisions très difficiles qu’aucune agence ou organisation humanitaire ne devrait prendre », a déclaré jeudi à MEE Juliette Touma, directrice de la communication de l’UNRWA.
« Nous appelons tous les pays qui ont suspendu le financement à revenir sur leur décision, car la vie de millions de personnes, non seulement à Gaza mais aussi dans la région, dépend de cette aide et de ce financement. »
Israël et l’UNRWA
Des tensions existent depuis longtemps entre les responsables israéliens, notamment le Premier ministre Benyamin Netanyahou, et l’UNRWA, alors même qu’Israël compte sur l’agence pour fournir aux Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie occupée des services qu’il devrait autrement assurer lui-même.
L’UNRWA a déclaré avoir pris connaissance des allégations selon lesquelles une douzaine de ses quelque 13 000 employés basés à Gaza étaient impliqués dans l’attaque du 7 octobre contre Israël, qui a fait 1 200 morts, lors d’une réunion tenue le 18 janvier entre le commissaire général de l’agence, Philippe Lazzarini, et des responsables israéliens.
« Des gens vont mourir si l’agence n’est pas soutenue et si l’agence est forcée de prendre des décisions très difficiles »
- Juliette Touma, UNRWA
Les responsables israéliens ont fait part à Philippe Lazzarini des allégations au cours de la réunion, notamment en lui communiquant verbalement les noms de douze employés qui auraient été impliqués, mais sans partager de documents ou de rapports, indique l’UNRWA à MEE.
Le 26 janvier, Philippe Lazzarini a annoncé que « pour protéger les capacités de l’agence à délivrer de l’aide humanitaire », l’UNRWA avait mis fin aux contrats des membres du personnel en question et allait « ouvrir une enquête afin que la vérité soit établie sans délai ».
Le même jour, les États-Unis ont annoncé leur décision de suspendre le financement de l’UNRWA. En l’espace de 24 heures, huit autres pays ont fait de même.
À ce jour, vingt pays donateurs ont suspendu leurs engagements financiers à l’égard de l’UNRWA ou ont déclaré qu’ils réévalueraient leurs futures contributions. L’agence indique que les financements de ces donateurs représentent environ la moitié de son budget opérationnel.
Lundi 5 février, un reportage de la chaîne de télévision britannique Channel 4 a révélé les détails d’un dossier israélien de six pages qui aurait été communiqué aux pays donateurs.
Le dossier, que MEE a pu consulter, allègue que douze employés de l’UNRWA ont été impliqués dans les attaques du 7 octobre, notamment dans la prise d’otages, la coordination des mouvements d’armes et la participation à des raids sur les communautés frontalières des kibboutz de Be’eri et Re’im.
Le document, rédigé en hébreu, indique également qu’il est « possible de signaler » environ 190 employés qui sont des agents du Hamas ou du Jihad islamique palestinien.
Ce document affirme que les informations reposent sur des renseignements, des documents et des cartes d’identité saisis depuis le 7 octobre, et comprend les noms et les photos des douze employés ainsi que les activités qu’ils auraient menées, mais il ne fournit aucune preuve.
Depuis que le dossier a été médiatisé, des personnalités politiques et des journalistes, entre autres, ont demandé pourquoi les gouvernements s’étaient appuyés sur les informations non prouvées présentées dans le document.
Le nombre de gouvernements qui ont pris connaissance du dossier, ou de toute autre preuve au-delà de ce qui a été rapporté dans les médias, avant de décider de suspendre leur financement n’est cependant pas connu par MEE.
« Je n’ai encore vu aucune preuve »
Middle East Eye a demandé aux ministères des Affaires étrangères de plus d’une dizaine de pays qui ont suspendu ou retardé le versement de leurs financements s’ils avaient obtenu le dossier, sur quelle base ils avaient pris leur décision et s’ils avaient demandé ou obtenu des informations complémentaires de la part d’Israël.
Seule la Lettonie a précisé les raisons de sa décision de suspendre temporairement son versement annuel. Un porte-parole du ministère letton des Affaires étrangères a déclaré à MEE que cette décision « reposait sur les informations confirmées publiquement par le Secrétaire général de l’ONU et d’autres fonctionnaires de l’ONU ».
Les Pays-Bas n’ont pas donné suite à la demande de MEE, mais le 31 janvier, le ministre du Commerce extérieur et du Développement, Geoffrey van Leeuwen, a déclaré à la Chambre des représentants des Pays-Bas qu’il n’avait vu aucune preuve.
« Je n’ai encore vu aucune preuve », a déclaré Geoffrey Van Leeuwen, selon une transcription officielle. « Mais l’UNRWA elle-même a déjà licencié ces personnes. Ils sont apparemment très sérieux au sujet de ces allégations. »
Mercredi 7 février, la chaîne de télévision canadienne CBC a rapporté avoir été informée par des sources du gouvernement canadien qu’Israël n’avait toujours pas fourni de preuves pour étayer ses allégations concernant le personnel de l’UNRWA.
Jeudi 8 février, la ministre australienne des Affaires étrangères, Penny Wong, a déclaré à la chaîne télévisée australienne ABC News avoir sollicité des informations complémentaires auprès d’Israël, tout en admettant « ne pas encore disposer de tous les éléments de preuve ».
Des responsables américains ont déclaré avoir obtenu un dossier d’Israël le jour où les États-Unis ont annoncé la suspension du financement américain, mais MEE ignore encore si les États-Unis ont reçu le dossier de six pages qui a été communiqué aux médias ou s’il s’agit d’un dossier plus étoffé ou différent.
Lors d’une conférence de presse tenue le 31 janvier, le secrétaire d’État américain Antony Blinken a déclaré aux journalistes que les États-Unis n’étaient pas en mesure de confirmer ces allégations, mais qu’elles étaient « très, très crédibles ».
Middle East Eye a interrogé le département d’État pour savoir si Anthony Blinken faisait référence au dossier de six pages dans ses commentaires et si les États-Unis avaient demandé d’autres preuves que celles qui leur avaient été fournies le 26 janvier, mais aucune réponse n’a été donnée.
Une décision motivée par les licenciements de l’UNRWA
Lors d’une conférence de presse tenue le 1er février, le porte-parole du département d’État, Matthew Miller, a indiqué que les États-Unis avaient fondé leur décision à la fois sur le dossier transmis aux autorités et sur la décision de l’UNRWA de licencier les employés.
« Je tiens à préciser que notre décision de suspendre temporairement le financement n’était pas seulement basée sur la solidité des preuves israéliennes, mais également sur la conclusion de l’UNRWA selon laquelle ces allégations étaient crédibles », a déclaré Matthew Miller à la presse.
Jeudi, Juliette Touma a déclaré à MEE que, jusqu’à présent, l’UNRWA n’avait « jamais reçu d’informations écrites sur ces allégations ».
La directrice de la communication de l’UNRWA a également souligné que les contrats du personnel avaient été résiliés non pas à la suite de preuves présentées à l’UNRWA, mais plutôt « dans l’intérêt supérieur de l’agence en raison de l’énorme risque en matière de réputation que ces allégations [faisaient] peser sur l’agence, ainsi que du risque que ces allégations [faisaient] peser sur les opérations humanitaires à Gaza ».
Le Bureau des services de contrôle interne (BSCI), l’organe de contrôle interne des Nations unies, examine actuellement ces allégations, ce qui, selon d’anciens enquêteurs du BSCI, pourrait prendre entre six mois et un an.
« Nous avons travaillé avec ces mêmes donateurs à maintes reprises pour dépolitiser l’UNRWA. Qu’ont-ils fait ? Ils ont transformé l’UNRWA en arme »
- Chris Gunness, ancien porte-parole de l’UNRWA
Une enquête indépendante dirigée par l’ancienne ministre française des Affaires étrangères Catherine Colonna, qui évaluera si l’agence fait « tout ce qui est en son pouvoir » pour garantir la neutralité et répondre aux allégations d’infractions graves lorsqu’elles sont formulées, doit commencer ses travaux le 14 février et un rapport intermédiaire est attendu pour la fin du mois de mars.
Tandis que la famine menace Gaza, plusieurs des pays qui ont suspendu leur financement à l’UNRWA ont redirigé les fonds vers d’autres organisations actives dans la zone de guerre.
Des experts en aide humanitaire, d’anciens responsables de l’UNRWA et d’autres personnalités, dont Sigrid Kaag, coordinatrice principale des Nations unies pour l’aide humanitaire et la reconstruction à Gaza, ont toutefois signalé qu’aucune autre organisation présente à Gaza n’avait la capacité de fournir l’aide humanitaire immédiate requise, comme l’a ordonné la Cour internationale de justice le mois dernier.
Chris Gunness, ancien porte-parole de l’UNRWA, affirme à MEE que « toutes les agences présentes à Gaza – le Programme alimentaire mondial, l’Organisation mondiale de la santé, le Bureau de la coordination des affaires humanitaires – ne représentent pas plus de 100 ou 200 personnes. C’est infime ».
Il estime qu’en cas de dissolution de l’UNRWA, trois années seraient nécessaires pour passer en revue, recruter et former 13 000 nouveaux employés et que la création d’une agence équivalente coûterait deux fois plus cher.
Il a également mis en garde contre une famine de grande ampleur si le financement n’était pas rétabli ou si l’on ne trouvait pas de nouveaux donateurs, éventuellement dans la région du Golfe, où Philippe Lazzarini s’est rendu cette semaine.
« Nous avons travaillé avec ces mêmes donateurs à maintes reprises pour dépolitiser l’UNRWA. Qu’ont-ils fait ? Ils ont transformé l’UNRWA en arme », déplore-t-il. « Ce qu’ils font est impardonnable. »
Traduit de l’anglais (original) par Imène Guiza.
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