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Aide française à la Tunisie : des ONG dénoncent « un marchandage sur le dos des migrants »

La dernière enveloppe attribuée à la Tunisie par la France, de presque 26 millions d’euros pour lutter contre les flux migratoires, consterne les groupes d’aide aux étrangers, qui déplorent la sous-traitance des contrôles migratoires
Gérald Darmanin en conférence de presse à Tunis, le 19 juin 2023 (AFP/Fethi Belaïd)
Gérald Darmanin en conférence de presse à Tunis, le 19 juin 2023 (AFP/Fethi Belaïd)

L’aide de 25,8 millions d’euros octroyée par la France à la Tunisie afin de lutter contre les flux migratoires a « un air de déjà vu », relèvent plusieurs organisations d’aide aux étrangers.

Claudia Charles, chargée d’études au Groupe d’information et de soutien des immigrés (GISTI), rappelle à Middle East Eye qu’en 2016, l’Union européenne (UE) avait délivré une aide de même nature à la Turquie pour freiner l’arrivée des Syriens.

« De telles démarches font partie de la politique européenne d’externalisation des contrôles migratoires », précise-t-elle.

Cette stratégie mise en place après la création de l’espace Schengen est censée permettre à l’Europe d’étendre ses douves jusqu’aux pays de transit ou d’origine des migrants en leur déléguant des responsabilités de surveillance et de refoulement des flux migratoires, en contrepartie d’un ensemble d’aides financières, au développement, commerciales, etc. 

À Tunis où il s’est rendu le 19 juin, le ministre français de l’Intérieur Gérald Darmanin a fait savoir que la subvention française allait « permettre à la Tunisie d’acquérir des équipements nécessaires et organiser les formations utiles, notamment des policiers et des garde-frontières », pour « contenir le flux irrégulier des migrants et favoriser leur retour » dans leurs pays d’origine.

Cette aide s’ajoute à une enveloppe de 105 millions d’euros dévoilée une semaine plus tôt par la cheffe de l’exécutif européen Ursula von der Leyen pour soutenir le pays dans la lutte contre l’immigration clandestine.

De son côté, la présidente du Conseil italien, Georgia Meloni, qui se trouvait à Tunis le 6 juin, a promis d’ouvrir des lignes de crédit en échange d’une politique plus sévère contre les étrangers en situation irrégulière.

« Chacun fait son marché »

« Chacun fait son marché », note avec dépit Claudia Charles, tandis que sa collègue du GISTI Anna Sibley déplore « un marchandage sur le dos des migrants ».

« On donne de l’argent à la Tunisie pour qu’elle devienne le gendarme de l’Europe », résume-t-elle à MEE, en pointant la volonté de l’Europe de monnayer son aide à un pays qui se trouve confronté à une grave crise économique.

Depuis le début de l’année, les départs depuis la Tunisie vers les côtes européennes, notamment en direction de l’Italie, ont fortement augmenté.

Il y a un mois, Frontex (l’agence européenne des garde-frontières) a compté 1 100 % de traversées en plus qu’à la même période en 2022.

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Cette hausse explique, selon le GISTI, pourquoi les Européens font pression sur l’État tunisien pour qu’il devienne le garde-frontière de l’espace Schengen.

D’après Claudia Charles, même si officiellement Kais Saied refuse d’endosser ce rôle, le président tunisien pourrait bien profiter de la situation pour faire monter les enchères en tirant davantage de bénéfices de sa coopération avec l’Europe sur les questions migratoires.  

« La Tunisie est dans un très mauvais état économique, tout l’argent qu’on lui propose est bon à prendre », abonde Marie-Christine Vergiat, vice-présidente de la Ligue des droits de l’homme (LDH).

Elle explique à MEE, à titre de comparaison, que le président turc Recep Tayyip Erdoğan a toujours agi de la même manière pour obtenir des financements européens et que le Maroc utilise l’immigration clandestine comme un moyen de pression sur l’Europe. « Quand les tensions diplomatiques montent, Rabat laisse partir les bateaux », rappelle-t-elle.

S’agissant de la Tunisie, Marie-Christine Vergiat reproche aux États européens de sous-traiter le contrôle de l’immigration à un pays dont le président se distingue par ses dérives liberticides et son racisme à l’égard des populations subsahariennes.

En février, la présidence tunisienne avait publié un communiqué évoquant la présence sur le sol national « de hordes d’immigrés clandestins provenant d’Afrique subsaharienne » à l’origine « de violences, de crimes et d’actes inacceptables » et susceptibles de « métamorphoser la composition démographique de la Tunisie » en la transformant « en un État africain qui n’appartiendrait plus au monde arabo-islamique ».

À la suite de cette déclaration, une vague de violence s’est abattue sur les Africains noirs se trouvant en Tunisie.

« La Tunisie est dans un très mauvais état économique, tout l’argent qu’on lui propose est bon à prendre »

- Marie-Christine Vergiat, vice-présidente de la Ligue des droits de l’homme

Un groupe de 60 organisations et réseaux de solidarité avec les personnes migrantes dont Avocats sans frontières et la Ligue tunisienne des droits de l’homme a aussitôt réagi pour demander aux autorités européennes et à ses États membres de suspendre les subventions accordées à la Tunisie pour contrôler l’arrivée des migrants compte tenu de sa dérive autoritaire et des attaques racistes contre les personnes noires.

Depuis début février, les autorités ont lancé une campagne d’arrestations qui a visé des militants politiques, dont le cofondateur du Front de salut national (FSN), Jaouhar Ben Mbarek, et le chef du mouvement islamo-conservateur Ennahdha, membre du FSN, Rached Ghannouchi, ainsi que des hommes d’affaires et le directeur d’une radio locale privée.

Mardi 20 juin, c’est l’éminent journaliste tunisien Zied Heni qui a été arrêté après qu’un juge a ordonné sa mise en détention dans l’attente de son procès pour des accusations d’insultes envers le président Kais Saied.

« La Tunisie n’est ni un pays d’origine sûr, ni un pays tiers sûr », ont alerté les ONG dans un communiqué, en indiquant que « les personnes sauvées en mer – par les gardes-côtes tunisiens – risquent d’être victimes de violations des droits humains, de détention et de refoulements violents ».

Mais ces dangers ne semblent pas inquiéter l’Europe. En novembre 2020, la Commission européenne a affirmé, dans un plan d’action pour la Méditerranée occidentale, son intention de renforcer les capacités de la Tunisie pour prévenir les départs irréguliers et soutenir une gestion plus efficace des frontières et des migrations.

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