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Trahis par l’Iran ? L’attaque par drone contre Kazimi est une « claque » pour les groupes armés irakiens

Selon nos sources, Téhéran a certainement ordonné la tentative d’assassinat du Premier ministre irakien pour donner une leçon à ses supplétifs indisciplinés
Qais al-Khazali (au centre), secrétaire-général du mouvement Asaïb Ahl al-Haq, arrive à un rassemblement électoral dans la capitale irakienne, Bagdad, pour prendre la parole, le 7 octobre (AFP)
Par Suadad al-Salhy à BAGDAD, Irak

Sur le moment, personne n’y avait vraiment prêté attention. 

Le 5 novembre, les forces de sécurité et les manifestants favorables aux factions armées ont joué au chat et à la souris dans la zone verte fortifiée de Bagdad. Comme plusieurs autres dirigeants irakiens, Qais al-Khazali, chef d’Asaïb Ahl al-Haq (paramilitaires soutenus par l’Iran), a appelé au calme dans un communiqué. Il n’était qu’un parmi d’autres.

Il prévenait que des partis liés aux services de renseignement prévoyaient de bombarder la zone verte dans le but « d’accuser les factions de la résistance » (surnom donné aux paramilitaires soutenus par l’Iran). Deux jours plus tard, son avertissement prenait une nouvelle portée quand une attaque par drone a frappé la maison du Premier ministre Moustafa al-Kazimi.

Un véhicule détruit garé devant la résidence du Premier ministre irakien Moustafa al-Kazimi après une tentative d’assassinat présumée au moyen d’un drone armé à Bagdad (Reuters)
Un véhicule détruit garé devant la résidence du Premier ministre irakien Moustafa al-Kazimi après une tentative d’assassinat présumée au moyen d’un drone armé à Bagdad (Reuters)

Les accusations fusaient, beaucoup ont accusé Asaïb Ahl al-Haq et les autres factions armées de cette tentative d’assassinat et deux interprétations ont été faites des paroles de Khazali. Certains pensent qu’il se couvrait pour une attaque qu’il avait planifiée. 

D’autres, comme Saad al-Saadi, membre du bureau politique d’Asaïb, insistent sur le fait que la faction et d’autres paramilitaires ont été piégés. Saadi assure à Middle East Eye que le complot a été fomenté par des puissances locales et étrangères et qu’il s’agissait d’une tentative visant à profiter du chaos à l’extérieur de la zone verte.

« Le but était de discréditer les factions de la résistance et de les entraîner dans des querelles internes », selon lui.

Saadi cite la liste habituelle des suspects généralement accusés par les factions soutenues par l’Iran : les États-Unis, Israël et les Émirats arabes unis (EAU). Cependant, Khazali s’est montré visiblement plus circonspect.

Les véritables responsables, selon des sources de Middle East Eye, sont les parrains de Khazali : les Iraniens.

Éviter l’escalade

Début novembre, un mouvement contestataire et des tensions agitaient l’Irak.

Les factions armées soutenues par l’Iran se sont effondrées aux élections parlementaires d’octobre et leurs partisans se sont rassemblés à l’extérieur de la zone verte pour exiger l’annulation des résultats.

Les forces de sécurité ont repoussé violemment les manifestants qui tentaient d’entrer de force dans le quartier fortifié où se situe la majorité des bureaux du gouvernement et des missions diplomatiques, mais à 19 heures, le calme avait été restauré. Les partisans des factions armées s’étaient retranchés dans leur camp de protestation établi à proximité et tous les partis étaient soulagés qu’il n’y ait pas eu de victimes.

Ces affrontements étaient une « tentative pour attirer l’attention et prouver leur sérieux en mettant la pression sur le gouvernement », indique à MEE un commandant de l’armée impliqué dans la sécurité de la zone verte. Il semblait que ce fût le cas.

Des partisans des groupes armés chiites brûlent des portraits du Premier ministre Moustafa al-Kazimi et de responsables de la sécurité irakienne lors d’une manifestation contre les résultats de l’élection, le 6 novembre (Reuters)
Des partisans des groupes armés chiites brûlent des portraits de Kazimi et de responsables de la sécurité irakienne lors d’une manifestation contre les résultats de l’élection, le 6 novembre (Reuters)

Une heure plus tard, le chaos s’est engouffré dans le camp des manifestants. Des explosions et des fusillades se sont fait entendre et les flammes ont commencé à lécher les tentes des protestataires. Des caméras de surveillance montrent des hommes vêtus comme des policiers incendier les tentes et une camionnette appartenant à une chaîne de télé locale. 

Un membre important d’Asaïb, Abd al-Latif Majid al-Khalidi, a été tué lors des affrontements. Khalidi, qui avait également combattu au sein des Hachd al-Chaabi (l’organisation-cadre paramilitaire soutenue par l’État), a été abattu de trois balles dans le dos, selon des commandants d’Asaïb. Il est décédé de ses blessures à l’hôpital.

Une fois encore, Khazali, Kazimi et d’autres responsables sont passés en mode gestion de crise. Alors que les rumeurs déferlaient, Khazali est arrivé au camp des manifestants et a promis de « demander des comptes aux agresseurs de manifestants pacifiques ». Et de traduire en justice Kazimi et les auteurs des violences.

Kazimi et son entourage nient toute responsabilité dans le décès de Khalidi. Un commandant de l’armée qui sécurisait la zone verte ce jour-là raconte à MEE que le Premier ministre avait donné des ordres stricts aux forces de sécurité de ne pas utiliser de balles réelles contre les manifestants pour quelque raison que ce soit. Tentant de faire retomber la pression, Kazimi a envoyé une délégation, notamment le ministre de l’Intérieur et le chef d’état-major des armées, voir Khazali.

« Il s’est empressé d’expliquer sa position à Khazali et de confirmer que l’ordre de tirer sur les manifestants ne venait en aucun cas de lui », assure à MEE un cadre des Hachd al-Chaabi.

Selon ce dernier, Khazali a promis à Kazimi qu’il ne ferait pas monter la pression et attendrait les résultats d’une enquête sur ce meurtre ouverte par le Premier ministre.

« Tout le monde sait que Khazali respecte ses promesses et qu’il est trop sage pour s’impliquer directement dans un acte irréfléchi »

- Un cadre des Hachd al-Chaabi

« Tout le monde sait que Khazali respecte ses promesses et qu’il est trop sage pour s’impliquer directement dans un acte irréfléchi », estime-t-il.

À 2 heures le 7 novembre, Bagdad s’est éveillée au son de nouvelles explosions et fusillades. Selon les autorités, Kazimi avait été victime d’une tentative d’assassinat.

Le Premier ministre lui-même résidait ailleurs et n’avait pas été blessé. L’un des trois drones d’attaque envoyés vers sa résidence n’avait pas été abattu et avait provoqué quelques dommages lors de son explosion sur le toit.

Après tout le remue-ménage des deux jours précédents, les têtes se sont immédiatement tournées vers Asaïb Ahl al-Haq et les Kataeb Hezbollah, ainsi que d’autres factions soutenues par l’Iran. L’avertissement de Khazali deux jours auparavant a commencé à être relevé.

« Tous les renseignements disponibles et nos enquêtes confirment que l’opération a été menée par l’une des factions armées soutenues par les Iraniens », indique à MEE un haut-gradé de l’armée au fait des progrès de l’enquête.

« Il est clair que Khazali était au courant de l’opération. Mais était-il l’un des décisionnaires de son application ou pas ? Ce n’est pas encore clair. »

« Un avertissement »

Trois semaines ont passé depuis l’attaque, mais les autorités n’ont pas encore rendu publique la moindre information à propos de l’enquête sur cette opération.

Cependant, Middle East Eye a reçu un rapport technique préparé par une branche militaire associée au chef d’état-major des armées destiné à une « diffusion interne », lequel révèle que l’attaque a été menée avec un drone quadrirotor de courte portée. C’est un modèle bon marché d’une portée limitée qui a été utilisé à de nombreuses reprises par les factions armées soutenues par l’Iran en Irak depuis juillet 2020.

Le drone quadrirotor qui a frappé la maison de Kazimi portait un projectile de 3 kilos et volait à environ 60-70 km/h. 

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Le rapport estime que le drone a parcouru 7 km et qu’il n’aurait pas pu parcourir cette distance à cette vitesse tout en transportant le projectile « à moins qu’il n’ait été modifié par un professionnel ».

« Ce type de drone est primitif et ne peut voler sur de longues distances avec un poids supplémentaire », explique à MEE un commandant des Hachd al-Chaabi.

« L’hypothèse avancée est que le drone a décollé de l’intérieur de la zone verte ou d’une zone à proximité et a volé le long de la barrière jusqu’à la maison de Kazimi, qui surplombe la rivière. »

« Ces deux possibilités restent plausibles jusqu’à ce qu’on obtienne les images satellite ou que l’équipe de Kazimi partage les informations dont elle dispose. » 

Le rapport conclut que le drone quadrirotor modifié a été équipé de quatre moteurs électriques avec une capacité de 320 kV. Il était équipé d’un système de contrôle Pixhawk doté d’un kit RFD868x, de systèmes de distribution PDB rudimentaires ainsi que d’un pack de batterie de 18 500 mAh. Il aurait pu parcourir 40 km avec une durée de vol de plus de 120 min.

« D’après les informations disponibles jusqu’à présent, cette frappe était un avertissement, pas une frappe destructrice », indique le rapport.

« Il est probable que le drone quadrirotor utilisé pour attaquer la maison de Kazimi était opéré par le même individu qui avait déjà mené des attaques avec le même type de drone à Erbil et Bagdad [en mars et juillet]. »

Un suspect identifié

Le président américain Joe Biden et l’Union européenne ont offert à l’Irak d’enquêter sur cette attaque, mais Kazimi a refusé, rapportent à MEE des sources au sein du bureau du Premier ministre.

Les Hachd al-Chaabi tentent de mener leur propre enquête. Cependant, des commandants des Hachd confient à MEE qu’on leur fait obstruction et que Kazimi refuse de fournir les images de surveillance. L’un des commandants indique que l’équipe de techniciens sur les lieux « a détruit les preuves les plus importantes dans le processus, à savoir le projectile ».

Un officier du Commandement des opérations militaires conjointes raconte à MEE que les enquêteurs étaient « très en colère » et « surpris » par l’explosion du projectile trouvé sur le toit de la maison de Kazimi. Ils n’ont aucune idée de qui en a donné l’ordre, indique l’officier.

« Les Kataeb Sayyid al-Shuhada sont les principaux suspects de la tentative d’assassinat contre Kazimi. Tous les dirigeants le savent, mais ils gardent le silence »

- Un haut responsable irakien

Un important responsable des Hachd al-Chaabi proche de l’Iran déclare à MEE que les experts impliqués dans l’enquête ont exclu les États-Unis de la liste des suspects.

« Cette opération n’est pas sophistiquée sur le plan technique. Quiconque en est l’auteur n’a pas d’expérience dans ce type d’opération », selon lui.

L’enquête officielle, menée par le conseiller à la sécurité nationale Qassem al-Araji, est marquée par le sceau du secret. Il y a toutefois des fuites, dont certaines indiquent clairement que l’enquête conclut qu’Asaïb Ahl al-Haq n’était pas impliqué.

Au contraire, indiquent des sources, elle aurait été perpétrée par une petite faction soutenue par l’Iran.

« Les Kataeb Sayyid al-Shuhada sont les principaux suspects de la tentative d’assassinat contre Kazimi. Tous les dirigeants le savent, mais ils gardent le silence », affirme à MEE un responsable au fait des progrès de l’enquête.

Les Kataeb Sayyid al-Shuhada, formés en 2014 pour combattre l’État islamique, sont également les principaux suspects dans l’attaque par missile qui a visé l’aéroport d’Erbil en mars.

Le responsable des Hachd précise qu’il n’y a pas encore assez de preuves pour confirmer que cette faction est derrière l’attaque de la zone verte, mais il ne l’exclut pas.

« Ils sont irréfléchis et impulsifs et cherchent à jouer un rôle. »

Le rôle de l’Iran

Officiellement, l’Iran condamne l’attaque sur la zone verte, la qualifiant de menace pour la sécurité de l’Irak. Le lendemain, Téhéran a envoyé Ismaël Qaani, le chef de la force d’élite al-Qods des Gardiens de la révolution, à Bagdad.

Il convient de noter que Qaani a évité les dirigeants et commandants traditionnellement proches de l’Iran, ne rencontrant que Kazimi et Hadi al-Ameri, le dirigeant de l’organisation Badr, la plus ancienne faction chiite armée soutenue par Téhéran. 

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Un dirigeant des Hachd proche de l’Iran a déclaré que Qaani avait envoyé un message clair à Kazimi et aux commandants des forces des factions armées : « Viser le Premier ministre de cette façon est répréhensible et nuit aux intérêts supérieurs des chiites, de l’Irak et de la sécurité interne. »

Même si la plupart des discours publics des dirigeants irakiens absolvent l’Iran de toute implication dans cette tentative d’assassinat, en coulisses, les discours divergent. La grande question qui se pose dans les couloirs du pouvoir est : quel est le véritable rôle de l’Iran dans cette opération ? C’est une question que personne n’ose poser publiquement.

Dans le bureau de Kazimi, on a le sentiment que Téhéran est probablement derrière cette attaque, malgré son discours de soutien par la suite.

« On ne me persuadera pas qu’une petite faction armée a agi seule. Cette opération n’est peut-être pas compliquée sur le plan technique mais cela demande du courage et une grande protection », estime un responsable proche de Kazimi.

« Il est vrai que ces factions ne craignent pas le gouvernement irakien, mais elles craignent l’Iran et ne peuvent être en désaccord avec Téhéran concernant des décisions majeures », ajoute-t-il.

« Tout le monde dit que la frappe n’a pas été fatale parce que le projectile n’a pas explosé. Mais si Kazimi avait été chez lui au moment où la bombe a explosé ? Et si les calculs avaient été mauvais et que Kazimi avait été tué dans cette attaque ? »

« C’est une action rapide et nette avec des pertes limitées, mais elle accélère la fin de certaines factions armées qui sont devenues un fardeau pour l’Iran »

- Un dirigeant des Hachd al-Chaabi

C’est là qu’intervient Khazali. 

Des sources au sein des Hachd al-Chaabi déclarent qu’Asaïb Ahl al-Haq et les Kataeb Hezbollah se rebellent ouvertement contre l’Iran, défiant directement les ordres de Qaani.

Khazali et Abu Hussein al-Hamidawi, un commandant des Kataeb Hezbollah, ont déclaré aux Iraniens que le soutien de Téhéran à Kazimi pour un second mandat avait brisé le lien entre les alliés, selon un dirigeant des Hachd.

« Je pense qu’il y a un acteur en Iran qui a donné son accord à cette opération. Ils savent que Kazimi ne vivait pas dans cette maison mais voulaient impliquer les factions », déclare à MEE un responsable irakien proche du Premier ministre.

« C’est une action rapide et nette avec des pertes limitées, mais elle accélère la fin de certaines factions armées qui sont devenues un fardeau pour l’Iran.

« Il s’agit peut-être simplement d’une claque pour que les dirigeants des factions voient par eux-mêmes le genre de problème que l’Iran pourrait leur créer en les utilisant. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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