EN IMAGES : Antigone, une autre histoire libanaise
« Antigone est morte à Beyrouth. » C’est derrière cet énoncé pour le moins mystérieux que sont apparues, aux premiers jours d’août 2020, les pensées illustrées de Mariam sur un réseau social.
La capitale libanaise venait d’être endeuillée par l’explosion de son port. Si sur place aujourd’hui, l’heure est encore à la sidération, pour les Libanais et les descendants de familles libanaises qui vivent à l’étranger, l’incompréhension et la colère se mêlent aux souvenirs des jours heureux.
« Même si je suis née en France et que j’y vis, comme beaucoup, le Liban fait partie de mon ADN. C’est un lien totalement organique. Très vite, en dessinant, je me suis rendu compte que je mettais le doigt sur une souffrance invisible, celle de la très nombreuse diaspora. Une identité un peu fardeau, que personne ne sait comment gérer », déclare à Middle East Eye l’illustratrice de 27 ans.
D’autant que la filiation est extrêmement discriminatoire : une loi de 1925 – mise en application durant le mandat français (1923-43) et jamais révisée depuis – stipule que seuls les hommes libanais peuvent transmettre leur nationalité. « Ma mère est Libanaise, mais pas mon père. Je suis donc privée de la nationalité et empêchée de voter l’année prochaine pour les élections libanaises », explique Mariam, qui se considère pour autant comme une Franco-Libanaise à part entière. (Illustrations : Mariam)
Si les malheurs libanais n’ont pas débuté le 4 août 2020, cette sinistre journée a marqué les esprits à jamais. « J’avais des mots de la pièce Antigone qui me revenaient. J’ai eu besoin de me replonger dedans, pensant que cela me ferait du bien. Les mots d’Anouilh collaient parfaitement. Les mots d’Antigone m’ont aidée à mieux comprendre la noirceur de la situation. »
Inspirée de l’œuvre éponyme de Sophocle, et réécrite entre autres par le dramaturge français Jean Anouilh entre 1941 et 1942, la pièce rapporte l’histoire d’Antigone, une héroïne tragique, symbole de la résistance individuelle face à l’État et du dévouement pour les siens.
« La pièce s’inscrit dans le mythe œdipien ; Œdipe, c’est avant tout l’histoire d’une malédiction. Il y a un lien très fort avec les Phéniciens, implantés sur ce qui est aujourd’hui l’actuel territoire libanais », explique la jeune femme, qui tient à garder l’anonymat afin de conserver une totale liberté de ton et ne pas desservir ses proches vivant au Liban.
Au cours du mois d’août 2020, Mariam, qui dessine depuis toujours, tente de mettre des mots et des images sur une blessure collective qui a fauché 220 vies, fait plus de 6 500 blessés et laissé 300 000 personnes sans domicile : « Le dessin, ce n’est pas mon métier, c’est une passion. Et c’était une démarche très égoïste, presque un défouloir. Je me suis rendu compte que ça parlait aux gens. On m’a rapporté que j’avais réussi à mettre des mots sur une bouillie émotionnelle. »
Pendant que l’État libanais brille par son absence sur les lieux de la catastrophe, la société civile se mobilise. Un camp de base est créé dans le centre de Beyrouth et des milliers de Libanais viennent aider. « Je devais montrer cette force, cette jeunesse accourant de partout pour se précipiter au chevet des siens. Cela envoie un message fort : le vivant a toujours le dernier mot. »
En dépit de la mobilisation de la jeunesse et du reste de la population beyrouthine, le décor est post-apocalyptique. « J’ai mis trois jours à finir ce dessin. J’ai voulu montrer cette ville éventrée, un amas de ruines sur lequel j’ai voulu rajouter des fleurs, celles que l’on jette d’ordinaire sur un cercueil », confie Mariam.
Car ce drame collectif a aussi ses milliers de déchirures personnelles. Comme celle de Sahar Fares, une jeune pompière et secouriste de 24 ans, morte ce jour-là, quelques mois avant son mariage, et qui est devenue un symbole pour beaucoup de Libanais.
« Il y a eu tellement de cris que, parfois, les mots viennent à manquer. Mais il faut se forcer à en parler », explique Mariam à la vue de cette image.
Car l’explosion de Beyrouth ressemble à un deuil entravé, où l’absence de justice hisse la colère au même niveau que la tristesse. Là encore, le rapport avec la pièce d’Anouilh est évident pour la jeune Franco-Libanaise : « Créon, l’oncle d’Antigone, interdit à la jeune femme d’enterrer son frère Polynice. Elle se lève, malgré tout, et fait ce qu’elle a à faire : désobéir, avant de laisser éclater sa rage. »
Le 8 août 2020, des milliers de Libanais – dont beaucoup au bord de l’épuisement – descendent dans les rues de Beyrouth pour une journée de colère. D’après les chiffres communiqués par la Croix-Rouge libanaise et le Corps islamique de secours d’urgence, 728 personnes ont été blessées dans les affrontements avec les forces armées lors de cette seule journée de manifestation visant à demander aux autorités de rendre des comptes.
Aux abords du parlement, où les élites libanaises se sont barricadées depuis le début de la « thawra » (révolution), le mouvement de contestation populaire né en octobre 2019, la confusion est totale. La police parlementaire tire au fusil à plomb sur la foule, sinistre symbole d’un pouvoir prêt à tout pour faire taire la colère populaire. « Leur comportement avait atteint un très haut degré d’inhumanité », commente Mariam.
La crise économique, politique et sociale enterre le peu d’espoir qu’il restait au pays du Cèdre. Partir ou rester, une question qui torture beaucoup de Libanais, du moins ceux qui ont la possibilité de quitter le pays. « Une relation toxique s’est créée entre le Liban et les Libanais. Tellement sont déjà partis. S’enfuir, comme pour échapper à un mari ou à un petit ami violent, s’enfuir pour sauver sa peau. »
À force d’encouragements, Mariam a décidé d’aller plus loin dans son projet. Ce qui était jusqu’alors une BD numérique volontairement décousue va se transformer en un ouvrage –publié en autoédition – qui sera agrémenté de nombreux dessins inédits. Une campagne de crowdfunding a également vu le jour le 22 août dernier.
« Je me sens impuissante, mais avec la rage d’Antigone. […] Si Antigone se calme, c’est que nous aurons fait table rase, soit d’elle, soit des politiques et des chefs de milice véreux », écrit-elle dans la maquette qu’a pu consulter MEE.
Restent des questions sans réponse. Qui est Antigone ? Est-ce une femme ? Un homme ? Plusieurs personnes ? La « révolution » ? Est-elle vraiment morte ? « C’est la question que je pose tout au long de ma BD ? », explique Mariam.
En guise d’indice, la couverture de son ouvrage à paraître met en scène un visage féminin, peint comme aux plus grandes heures de la « thawra ». Elle prévient : « Si vous trouvez les propos décousus, c’est voulu. Comme une plaie suturée qui ne veut pas cicatriser : ça n’a aucun sens. »
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