Le Liban, dernier refuge de Carlos Ghosn
« Tant qu’Interpol maintiendra sa demande d’arrestation et de transfert au Japon, je ne quitterai pas le Liban où je me sens en sécurité et heureux auprès des miens et de ses habitants. Après m’être extirpé de mon goulag japonais, je ne courrai pas le risque de m’y jeter à nouveau. »
Depuis que l’ex-magnat de l’automobile, Carlos Ghosn, a écrit ces mots dans son livre Ensemble toujours (Éditions de l’Observatoire/Humensis, 2021), co-écrit avec son épouse Carole, l’étau s’est resserré davantage sur lui.
Le 19 mai, le Liban a reçu une notice rouge d’Interpol, basée sur le mandat d’arrêt international émis à son encontre par la justice française pour « abus de biens sociaux, blanchiment et corruption ».
Il est poursuivi dans le cadre d’une enquête sur le paiement de 15 millions d’euros considérés comme suspects entre RNBV, filiale néerlandaise incarnant l’alliance Renault-Nissan (dont il était le patron), et le distributeur du constructeur automobile à Oman, Suhail Bahwan Automobiles (SBA).
Malgré les relations spéciales qui unissent le Liban et la France, les chances que l’homme d’affaires libano-franco-brésilien soit extradé sont quasiment nulles.
« Le principe est que l’État ne livre pas ses ressortissants sauf accord contraire avec un autre pays, ce qui n’est pas le cas dans la situation de M. Ghosn, qui est recherché par les autorités françaises. Le Liban n’est pas tenu de le remettre à la France vu qu’il est citoyen libanais », même s’il détient un passeport français, explique à Middle East Eye Paul Morcos, fondateur du cabinet Justicia.
Un « timing surprenant »
Le juriste rappelle qu’« en 2016, le Liban avait refusé de livrer [le prêtre] Mansour Labaki qui faisait l’objet d’un mandat d’arrêt international émis contre lui pour comparaître devant la justice française », dans le cadre d’une affaire de pédophilie.
Beyrouth avait également « refusé, en 2020, d’extrader l’homme d’affaires Ziad Takieddine [Franco-Libanais impliqué dans plusieurs affaires politico-financières, condamné en juin 2020 par la justice française à cinq ans de prison ferme dans le cadre de l’affaire Karachi], malgré une notice rouge d’Interpol », ajoute Paul Morcos.
Une notice rouge consiste à demander aux services chargés de l’application de la loi du monde entier de localiser et de procéder à l’arrestation provisoire d’une personne dans l’attente de son extradition, de sa remise ou de toute autre procédure judiciaire.
Sur le plan du processus judiciaire, le procureur général libanais devrait prochainement interroger Carlos Ghosn à la suite de la requête des autorités françaises via Interpol. Mais il est peu probable qu’un mandat d’arrêt immédiat soit émis à son encontre, assure à MEE une source judiciaire.
La justice libanaise va probablement « réclamer le dossier de l’affaire aux autorités françaises pour qu’il soit jugé au Liban », précise Paul Morcos, réaffirmant que « la France n’a aucun moyen pour contraindre Beyrouth à lui livrer M. Ghosn ».
Le mandat d’arrêt émis contre l’ex-patron de Renault-Nissan est le dernier épisode d’un long feuilleton judiciaire qui a vu le déplacement à deux reprises au Liban d’une équipe de magistrats français.
Lors du premier voyage, en juin 2021, Carlos Ghosn avait été entendu en audition libre pendant cinq jours. À l’issue de cette audition, ses avocats avaient dit qu’il était « heureux » d’avoir pu « expliquer sa position ».
En mars 2021, des magistrats français étaient revenus à Beyrouth pour poursuivre leurs investigations et interroger deux témoins dans le cadre de cette même affaire.
Après l’émission d’un mandat d’arrêt à son encontre en avril, M. Ghosn avait dénoncé, dans une interview accordée à BFM TV, le « timing surprenant » de cette mesure survenue, selon lui, « dans une période politiquement assez chargée », avant le second tour de la présidentielle française et les législatives du 15 mai au Liban.
Tout au long de leur livre Ensemble toujours, Carlos et Carole Ghosn déplorent amèrement l’inaction des autorités françaises après son arrestation au Japon, en novembre 2018, et pendant ses quatorze mois d’incarcération, ponctués de deux courtes libérations sous caution.
« Quelle monstrueuse hypocrisie ! Concernant mes démêlés avec Nissan, le gouvernement français approuve la justice japonaise, mais lorsqu’il se penche sur le cas des enfants de couples mixtes franco-japonais privés de leur lien français à cause de cette même justice qui privilégie ses ressortissants, il la critique abondamment ! », écrit-il.
Abandonné par la France
« Le discours du ministre [de l’Économie de l’époque Bruno Le Maire] comme celui des politiques français relève du double langage dans lequel on devine ce qu’ils défendent réellement, à savoir leur compréhension des intérêts de la France contre une flagrante injustice individuelle. Une attitude d’une grande ambiguïté », ajoute l’ex-magnat de l’automobile.
Carlos Ghosn va plus loin, en faisant assumer aux autorités françaises la responsabilité de ses déboires avec la justice nippone : « Tout s’est accéléré avec l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron, l’État français voulait montrer que Nissan était une filiale de Renault. Je m’y suis toujours opposé pour des raisons d’efficacité managériale : il était capital que les Japonais se sentent bien dans l’Alliance. L’erreur aurait été de vouloir leur confisquer leur identité, leur autonomie, ce que j’ai eu beaucoup de mal à faire comprendre aux politiques français. »
« Malheureusement », poursuit-il, « je n’ai pas réussi à convaincre les politiques qui ont semé le doute dans l’esprit des Japonais, en réveillant leur côté nationaliste, ces nationalistes qui ont fini par l’emporter en faisant savoir que la France se fichait bien d’eux et qu’il fallait me mettre ‘’une balle dans la tête’’. Une fois qu’ils se seraient débarrassés de moi, ont-ils pensé, Renault n’aurait aucune emprise sur Nissan. Et c’est exactement ce qui s’est passé. »
Carole Ghosn non plus ne mâche pas ses mots. « Ce qui me frappe », écrit-elle, c’est le silence assourdissant de la France, alors qu’au Liban, le président de la République [Michel Aoun] suit le dossier de près. »
« Des sénateurs américains se sont déplacés pour aller le voir [au Japon], alors que la France l’a définitivement lâché », déplore-t-elle avec amertume.
Ces propos traduisent l’état d’esprit de Carlos Ghosn à l’égard de sa patrie d’adoption. Un ressentiment mêlé à une profonde méfiance qui se manifeste tout au long du livre mais aussi dans les conversations privées avec des amis au Liban.
L’homme d’affaires, qui aimait se décrire comme un citoyen du monde, et passait le plus clair de son temps dans son avion parcourant des milliers de kilomètres entre Paris, Tokyo et d’autres capitales, voit aujourd’hui son horizon réduit au Liban, ce minuscule pays qui l’a vu grandir après sa naissance au Brésil.
Cela ne semble toutefois pas lui déplaire. « Enfin je me sens chez moi ! », affirmait-il à son arrivée à Beyrouth, le 31 décembre 2019, à la suite de sa fuite rocambolesque du Japon.
Bienveillance des autorités politiques
« Il y a longtemps, trop longtemps… Moi aussi, le Liban m’a manqué. Voilà qui est réparé : j’ai quitté mon cimetière japonais et je suis rentré à la maison », écrit-il dans Ensemble toujours. « Même si les autorités libanaises m’interdisent de quitter le pays, je ne me considère pas comme y étant prisonnier. Je me sens libre ici », ajoute-t-il.
Après sa fuite du Japon et les poursuites dont il fait l’objet en France, les autorités libanaises lui ont interdit de quitter le territoire, ce qui semble être davantage une mesure de protection qu’une punition.
Protégé par la justice de son pays d’origine et par la bienveillance des autorités politiques, Carlos Ghosn jouit aussi de l’estime d’une bonne partie de la population, qui voit en lui, avec fierté, le symbole du succès des Libanais dans le monde.
Carlos Ghosn vit aujourd’hui à Beyrouth, entouré de sa famille et de ses amis, dans une belle résidence située à deux pas du centre-ville, et que Nissan avait réussi à mettre sous séquestre pendant quelques temps avant qu’il ne réussisse à la récupérer sur décision judiciaire.
Il évite d’exprimer des positions politiques à un moment où le pays est extrêmement polarisé mais souhaite mettre son expérience au service du Liban, qui traverse la pire crise économique et financière de son histoire.
Neuf mois après son évasion spectaculaire de Tokyo à Beyrouth, Carlos Ghosn avait dévoilé un plan pour remanier l’école de commerce de l’Université Saint-Esprit de Kaslik (USEK), une université privée au nord de la capitale libanaise.
« Il s’agit de créer du travail, de l’emploi et des entrepreneurs pour permettre à la société civile de jouer son rôle dans la reconstruction du pays », avait déclaré Carlos Ghosn en conférence de presse à l’USEK mardi 29 septembre. « Les Libanais ont quelques défauts, largement compensés par le fait qu’ils n’abandonnent pas les leurs », ajoutait-il.
Carlos Ghosn essaie aujourd’hui de leur rendre comme il peut le soutien que le monde entier lui a refusé après l’avoir porté aux nues.
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