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Inondations en Libye : les besoins des femmes de Derna négligés

Les besoins spécifiques des femmes après les inondations meurtrières qui ont frappé la Libye ne sont pas suffisamment pris en compte, s’inquiètent des experts en santé publique
Une survivante prie sur les décombres de sa maison détruite à Derna, dans l’est de la Libye, le 18 septembre 2023 (AFP)

Les experts préviennent que les femmes qui ont survécu aux inondations provoquées par la tempête Daniel en Libye n’ont pas reçu de soins appropriés et sont « presque invisibles » en dépit des efforts d’aide.

Près d’un mois après la catastrophe, qui a fait plus de 4 000 morts et plus de 10 000 disparus, les femmes ont toujours difficilement accès aux produits d’hygiène féminine et aux installations sanitaires.

Quelque 16 000 personnes ont été déplacées à Derna et dans ses environs et de nombreux survivants ont été contraints d’installer des tentes devant ce qu’il reste de leurs maisons.

Alors qu’une grande partie des infrastructures médicales de l’est de la Libye a été gravement endommagée par la tempête, les centres de soin qui étaient déjà débordés avant la tragédie se retrouvent encore plus sous pression. Par conséquent, fournir des soins de santé et satisfaire les besoins des femmes est particulièrement difficile.

Selon Alex Gray, responsable des fonds internationaux au Center for Disaster Philanthropy, une ONG humanitaire américaine, les femmes sont parmi les plus touchées lors de catastrophes naturelles.

« Les inégalités structurelles préexistantes entre les sexes font que les catastrophes affectent les femmes et les filles différemment qu’elles ne touchent les garçons et des hommes. La vulnérabilité des femmes augmente lorsque celles-ci appartiennent à un groupe socio-économique inférieur, en particulier dans les pays du Sud », explique-t-il à Middle East Eye.

Le spécialiste ajoute que les femmes sont vulnérables en matière de préparation aux catastrophes, d’évacuation, de réaction, mais aussi en ce qui concerne le nombre de décès, les besoins en matière de santé et de rétablissement.

Il précise en outre que les femmes en Libye ont besoin d’un accès permanent à des soins prénatals et postnatals de qualité ainsi qu’à des services de santé sexuelle et reproductive.

« Après une catastrophe telle que les inondations dévastatrices qui ont frappé la Libye, les femmes ont généralement un accès moindre aux établissements et services de santé car les infrastructures ont été endommagées et les besoins sont plus élevés parmi les survivants », indique-t-il.

Prévenir les maladies

« Souvent, les organisations humanitaires sont composées d’hommes et on peut dire que les décisions sont prises par des hommes », explique Hajar Darwish, spécialiste libyenne de la santé sexuelle des femmes, qui vit au Royaume-Uni.

« La première chose à laquelle ils pensent, ce sont la nourriture, les vêtements et les médicaments, et, après, si quelqu’un pense aux besoins des femmes, c’est sans enthousiasme, ou alors on peut dire que cela vient de quelqu’un qui ne sait pas ce que c’est que d’avoir ses règles », dit-elle.

Un aspect rarement pris en compte à la suite d’une catastrophe est la nécessité de traiter les déchets de manière à limiter le risque de propagation de maladies.

« Souvent, les organisations humanitaires sont composées d’hommes et […] si quelqu’un pense aux besoins des femmes, […] on peut dire que cela vient de quelqu’un qui ne sait pas ce que c’est que d’avoir ses règles » 

-  Hajar Darwish, experte en santé des femmes

« Les organisations ne réfléchissent pas vraiment à la manière dont les choses seront jetées par la suite. Par exemple, si les gens prennent des médicaments ou sont diabétiques, peuvent-ils se débarrasser de leurs aiguilles correctement et en toute sécurité ? », demande-t-elle.

Un autre problème lié à l’aide apportée aux femmes en Libye est souvent le manque d’éducation sur ces produits, ajoute-t-elle.

« De nombreuses organisations proposent des ‘’kits de dignité’’ aux femmes, mais les gens ne savent pas ce qu’ils contiennent ni à quel effet ils sont donnés. Cela signifie donc également que les gens ne peuvent pas vérifier ce qu’ils contiennent.

« J’ai par ailleurs remarqué que les organisations ne réfléchissent pas à ce qui convient aux femmes en matière de vêtements. Par exemple, les femmes ont besoin de sous-vêtements spécifiques comme des soutiens-gorge, surtout si elles sont enceintes, et il est inutile de leur donner des serviettes hygiéniques si elles n’ont pas de sous-vêtements sur lesquels les coller », explique-t-elle.

« Ces catastrophes vont continuer à se produire et elles vont s’aggraver, nous devons donc vraiment faire mieux. J’ai l’impression que davantage d’organisations doivent mettre en place une politique ou travailler aux côtés de spécialistes pour réfléchir à une politique qui pourrait être rationalisée puis adaptée aux différentes populations. »

Une survivante regarde les décombres de bâtiments détruits par les inondations à Derna, en Libye, le 18 septembre 2023 (AFP)
Une survivante regarde les décombres de bâtiments détruits par les inondations à Derna, en Libye, le 18 septembre 2023 (AFP)

Hajar Darwish prévient que si les normes en matière d’aide aux femmes en situation post-catastrophe ne s’améliorent pas, cela pourrait avoir de graves conséquences.

« En ce qui concerne les femmes déjà enceintes, si elles ne disposent pas d’installations sanitaires propres, toute infection pourrait se propager jusqu’au fœtus, ce qui est susceptible d’entraîner de graves complications pour la femme et l’enfant à naître », prévient-elle.

Heba Shaheed, experte en gynécologie et en bien-être féminin, estime elle aussi que l’on pense aux femmes souvent « après coup » lors de crises liées à des catastrophes naturelles.

« Les femmes sont affectées à leur manière spécifique par les catastrophes naturelles, en particulier lorsqu’elles sont mères, enceintes ou sur le point d’accoucher. Non seulement elles ont un accès limité au nécessaire pour leur bébé, comme le lait infantile et les vêtements, mais elles sont également confrontées à d’autres problèmes comme le manque d’accès à des infirmières, des médecins et des sages-femmes », explique-t-elle à Middle East Eye.

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La spécialiste affirme que les besoins des femmes ne sont pris en compte qu’après les exigences en matière de nourriture, couvertures et logement, ce qui signifie que lorsqu’il s’agit de fournir de l’aide aux femmes, on oublie souvent qu’elles ont des nécessités impérieuses supplémentaires.

« Désormais, de nombreuses organisations prennent bel et bien en compte les besoins des femmes, mais ce n’est toujours pas la première chose qui leur vient à l’esprit, on y pense plus tard. Cela doit être amélioré, d’autant que les femmes ne veulent pas en parler, surtout en cas de catastrophe naturelle », dit-elle.

« Mon conseil aux organisations humanitaires est de considérer qu’au moins la moitié des femmes touchées en cas d’urgence ont des besoins en matière d’hygiène menstruelle. Il est donc important pour nous de leur donner accès à des produits d’hygiène personnelle ainsi qu’à tout ce qui peut les aider à se laver et se purifier après leurs règles. »

Sentiments de honte

Selon Hajar Darwish, après une catastrophe naturelle, les femmes éprouvent souvent de la honte du fait qu’elles ne sont pas en mesure de répondre à leurs besoins fondamentaux.

« Accéder aux produits d’hygiène féminine en Libye est déjà assez difficile et peu pratique, les produits ne sont pas terribles et il peut être très embarrassant de les acheter », indique-t-elle.

Alors que les efforts en matière d’aide d’urgence sont généralement menés très rapidement et peuvent souvent être mal coordonnés dans les premières heures ou jours qui suivent une catastrophe, Hajar Darwish maintient que les organisations humanitaires et les associations caritatives devraient dès le départ inclure les femmes dans leurs discussions sur la manière d’aider.

« Accéder à des produits menstruels dans certains pays d’Afrique du Nord est l’une des choses les plus gênantes à faire, c’est tellement humiliant. Les produits ne sont jamais exposés ; les acheter, c’est comme faire quelque chose d’illégal, et leur qualité est médiocre », déplore-t-elle.

Une carcasse de voiture au bord de la mer à Derna après les inondations, le 19 septembre 2023 (AFP)
Une carcasse de voiture au bord de la mer à Derna après les inondations, le 19 septembre 2023 (AFP)

Selon elle, il existe par ailleurs un risque que les femmes soient confrontées à une augmentation des infections des voies urinaires (IVU), à un manque de moyen de gestion de la douleur pendant leurs règles et à des difficultés d’accès à la contraception, ce qui pourrait entraîner une hausse des grossesses non planifiées.

« La honte et l’embarras comptent parmi les problèmes les plus importants, car les femmes ne sont pas en mesure de se laver et les produits sont jetés dans la rue, ce qui pourrait provoquer des infections.

« Cela peut aussi entraîner de l’anxiété voire une dépression. La santé mentale des femmes risque de se détériorer car elles doivent s’inquiéter de la date à laquelle leurs règles arriveront, et, quand elles arriveront, du fait de ne pas y être préparées », ajoute-t-elle.

« Les interventions qui donnent accès à des femmes thérapeutes et à un soutien psychosocial dans des espaces sûrs constituent un bon investissement lors de situations post-catastrophe comme celle que connaît la Libye »

- Alex Gray, Center for Disaster Philanthropy

De nombreuses zones de Derna ayant été détruites par les inondations, les installations sanitaires de base, comme les lave-mains et les toilettes, ne sont pas disponibles, ce qui contribue au risque de propagation des maladies.

Selon Alex Gray, l’ampleur des pertes et des destructions en Libye déclenchera un besoin important en matière de santé mentale et de soutien psychologique, en raison du traumatisme émotionnel et du chagrin.

« Les interventions qui donnent accès à des femmes thérapeutes et à un soutien psychosocial dans des espaces sûrs constituent un bon investissement lors de situations post-catastrophe comme celle que connaît la Libye et sont nécessaires dès à présent », estime-t-il.

Afin de fournir aux survivantes des soins appropriés, l’expert estime que des fonds sont nécessaires pour mettre en place des programmes spécifiquement destinés aux femmes et aux filles.

À son avis, ces programmes sexospécifiques devraient répondre aux besoins uniques des femmes et des filles et être sensibles à la culture locale.

Il juge nécessaire de consacrer davantage de ressources financières aux recherches visant à comprendre les besoins des femmes et des filles à la suite de catastrophes.

Selon Alex Gray, mettre sur pied des équipes composées de femmes issues du même milieu culturel que les personnes concernées contribuerait à garantir la rapidité et l’efficacité des évaluations des besoins.

« Nous devons garantir que les voix des femmes modèlent les programmes et la fourniture d’aide et d’assistance qui les concernent. »

Traduit de l’anglais (original).

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