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Inondations en Libye : Derna s’est noyée après des alertes négligées et des consignes inadéquates

Malgré les mises en garde des experts quant au risque d’effondrement du barrage de Derna, les autorités ont tardé à réagir et ont imposé un couvre-feu. C’est ainsi qu’un malheur s’est transformé en épouvantable catastrophe
Vue aérienne de la ville de Derna après les inondations, le 14 septembre 2023 (Reuters)
Par Hussein Eddeb à TRIPOLI et Mohamed Mhawach à AL-BAÏDA, Libye

Quatre jours après le passage de la tempête Daniel dans la ville de Derna, dans l’est de la Libye, qui a emporté des familles entières et leurs maisons, les Libyens peinent à comprendre comment une telle catastrophe a pu se produire. Les autorités estiment que 20 000 personnes pourraient avoir péri.

Pourtant, dans les heures qui ont précédé la rupture du barrage à la périphérie de Derna, à l’origine d’inondations catastrophiques, les autorités et les habitants semblaient avoir été informés d’un risque mortel imminent.

Des sources sur le terrain et les déclarations publiques des autorités libyennes révèlent une réaction confuse et molle face aux dangers, tant dans les heures qui ont précédé la catastrophe que pendant la nuit fatidique où les pluies se sont abattues sur l’est de la Libye.

Jeudi, le secrétaire général de l’Organisation météorologique mondiale a déclaré que « la plupart des pertes humaines » auraient pu être évitées si les autorités avaient émis des avertissements adéquats et procédé à des évacuations.

La tempête Daniel a sévi en Turquie, en Grèce et en Bulgarie avant d’atteindre les côtes libyennes dimanche. Les observatoires internationaux ont averti les autorités libyennes, divisées entre deux gouvernements concurrents à l’est et à l’ouest, du danger que représentait la tempête.

Les autorités de la Cyrénaïque, dans l’est de la Libye, ont réagi en annonçant un couvre-feu samedi dans plusieurs localités, en particulier à Benghazi, la plus grande ville de la région, où les dégâts les plus importants étaient attendus.

Oussama Hamada, Premier ministre du gouvernement de l’est du pays, a demandé à son ministre de la Gouvernance locale, Sami al-Dawi, de former une cellule de crise « pour se préparer et prendre des mesures de précaution afin de faire face à toutes les conséquences d’une situation d’urgence ».

En fin de compte, Benghazi a été largement épargnée, bien que les principales routes reliant les villes côtières aient été durement touchées. En revanche, la pluie s’est accumulée dans la région vallonnée du Djebel Akhdar, ou Montagne Verte, qui a subi dix-sept heures de précipitations abondantes jusqu’aux environs de minuit le dimanche.

Réagir plutôt qu’anticiper

Cette nuit-là, les appels à l’aide ont commencé à affluer des villes et des villages de la Montagne Verte et de ses environs, comme Shahat et Susah, où les eaux montaient rapidement et piégeaient les habitants chez eux.

Bien qu’il soit connu que les zones de basse altitude situées en contrebas de la Montagne Verte sont les plus susceptibles d’être inondées lors des pluies annuelles, les autorités locales et les services d’urgence n’ont pas évacué les habitants de ces régions.

Au lieu de cela, indiquent à Middle East Eye des sources locales, les autorités ont opté pour la réaction et ont finalement déclaré les localités touchées comme zones sinistrées. Il était alors trop tard.

La situation a été aggravée par la présence en Libye de deux gouvernements concurrents : une administration reconnue par l’ONU à Tripoli et une autre dans l’est soutenue par une majorité de députés et par le commandant de l’est du pays Khalifa Haftar.

Dans un communiqué, le gouvernement d’union nationale (GUN) basé à Tripoli a reconnu que des torrents étaient attendus dans la Montagne Verte et assuré que des équipes d’urgence étaient prêtes à intervenir, mais qu’il n’avait aucune autorité ni aucune présence dans l’est de la Libye.

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Tard dans la soirée de dimanche, le Premier ministre du GUN, Abdel Hamid Dbeibah, a déclaré avoir demandé à tous les bureaux concernés de fournir une aide en fonction des besoins et a même affirmé que son gouvernement se chargerait d’indemniser la population pour les dommages qui seraient causés.

Le maire de Derna, Abdel Moneim al-Ghaithi, a décrété un couvre-feu dans sa ville à 19 heures, expliquant qu’il s’agissait d’une mesure de préparation à la tempête qui balayait déjà la région de la Montagne Verte, notamment la ville d’al-Baïda, à 100 km de là.

La municipalité a même diffusé des images du maire en train de diriger les opérations et de soutenir la mise en œuvre du couvre-feu dans la nuit de dimanche à lundi, alors que les eaux montaient rapidement et que des vidéos de citoyens pris au piège chez eux circulaient en ligne.

En parallèle, des experts, dont certains avaient constaté l’an dernier que les barrages de la vallée du Wadi Derna étaient susceptibles de s’effondrer, ont lancé des avertissements et affirmé que les habitants de la région devaient être alertés du danger.

Cependant, les autorités locales et les gouvernements divisés ont continué d’affirmer que la situation était sous contrôle, tandis que les autorités à Derna ont démenti les informations faisant état de l’effondrement imminent du barrage, en dépit des nombreux articles de presse spéculant à ce sujet.

La montée des eaux

Dimanche, dès 23 heures, les services d’urgence de Derna ont reçu des appels incessants d’habitants en détresse, en particulier dans la campagne en amont, où les maisons commençaient à être submergées.

À Derna, les Libyens vivant dans les immeubles longeant la vallée ont vu une quantité d’eau sans précédent se déverser dans le canal reliant le barrage à la mer. Les autorités locales ont continué d’exhorter les habitants à rester chez eux.

Les eaux du canal se sont mises à monter de plus en plus rapidement, jusqu’à déborder des berges et à atteindre les axes routiers et bâtiments voisins. Vers 1 h 30, des équipes d’intervention ont été déployées dans plusieurs quartiers, alors que les signalements au sujet de personnes prises au piège et en danger de noyade affluaient.

« Nous étions sur le toit de notre maison de quatre étages pour tenter d’échapper aux inondations. Mais de ma famille, il ne reste que moi »

– Un survivant des inondations

Un habitant d’al-Baïda souhaitant conserver l’anonymat raconte à MEE que sa maison était déjà gravement inondée lorsqu’il a commencé à recevoir des vidéos des torrents qui dévalaient le canal à Derna.

« J’ai immédiatement contacté mes proches vivant près du canal pour leur dire de rejoindre de toute urgence un endroit plus sûr et d’alerter les autres de la gravité de la situation », explique-t-il.

Ils ont suivi ses instructions et ont quitté la rue al-Wadi, qui longe le canal, pour se réfugier dans une partie plus sûre de la ville.

Des survivants de Derna actuellement réfugiés à al-Baïda affirment à MEE avoir entendu une explosion retentir à 2 h 30. Le barrage avait cédé.

Ils racontent qu’une crue soudaine a ravagé plusieurs quartiers de la ville, dont la vieille ville historique. Les habitants de la rue al-Wadi ont été emportés dans la mer. Des tours résidentielles de huit étages ont été balayées par les eaux, qui ont envahi Derna à une vitesse estimée à 3 500 mètres cubes par heure.

Cela a coïncidé avec une panne totale des réseaux d’électricité et de communication. Les autorités ont commencé à se manifester, reconnaissant l’ampleur de la catastrophe et appelant à une intervention immédiate.

Des personnes rassemblées le long du canal observent les dégâts causés par les inondations à Derna, le 11 septembre (AFP)
Des personnes rassemblées le long du canal observent les dégâts causés par les inondations à Derna, le 11 septembre (AFP)

A., un survivant, décrit pour MEE le moment où il a été cerné par les eaux.

« Nous étions sur le toit de notre maison de quatre étages pour tenter d’échapper aux inondations. Mais de ma famille, il ne reste que moi », indique-t-il.

« Les autres ont disparu après que l’eau nous a emportés, et je me suis retrouvé seul dans une rue de la ville. Je suis toujours à la recherche des corps de mes proches, sans succès. »

Aujourd’hui, Derna recherche ses morts et les enterre quand elle le peut. La ville s’est rapidement retrouvée à court de housses mortuaires.

Les corps sont transportés dans des camions depuis le centre-ville vers des secteurs comme Dahr al-Hamar, au sud de la ville, et Martouba, où des milliers d’habitants de la ville ont été enterrés. Les équipes de secours, de reprise, d’évaluation et de soutien se débattent avec des ressources limitées.

De nombreux morts gisant dans les rues attendent d’être identifiés. La mer en rejette chaque jour un peu plus.

Des plongeurs se tiennent prêts à scruter la mer, mais elle reste trop agitée pour l’instant.

« Le principal défi pour les plongeurs est le changement de couleur de l’eau de mer en une couleur argile rougeâtre, qui obstrue fortement la visibilité », explique à MEE Deya Abu Zariba, instructeur de plongée en apnée. « Les conditions en mer sont extrêmement dangereuses, avec de forts sous-courants, des remontées d’eau et des vagues atteignant jusqu’à deux mètres de hauteur. »

« Les fonds marins dans cette zone sont parsemés de rochers tranchants et de débris de chantiers, ce qui présente des risques importants pour les plongeurs et pourrait entraîner d’autres pertes humaines, au lieu de permettre de repêcher les corps des victimes », souligne-t-il.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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