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Libye : les Touaregs apatrides en quête de droits et d’inclusion à l’approche des élections

Les communautés passent à l’action et contestent des décennies de discrimination de la part des autorités nationales et locales
Malgré l’absence de statistiques publiques fiables, la Libye abriterait 40 000 à 60 000 apatrides selon les estimations (AFP)
Malgré l’absence de statistiques publiques fiables, la Libye abriterait 40 000 à 60 000 apatrides selon les estimations (AFP)

Alors que se profilent des élections présidentielles et législatives tant attendues en Libye, prévues le 24 décembre, la frustration et la mobilisation de la minorité touarègue du pays se sont intensifiées le mois dernier.

La communauté, depuis longtemps la cible de discriminations, craint d’être exclue du processus électoral et n’apprécie guère le fait que la question de sa marginalisation, qui dure depuis des décennies, n’ait pas encore été résolue. 

Les élections ont déjà été reportées à deux reprises au cours des trois dernières années en raison des conflits et de l’instabilité politique. 

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Avec la formation du Gouvernement intérimaire d’union nationale (GNA) en mars, le pays s’est désormais engagé sur la voie d’une résolution des divisions nationales. Mais certains segments de la population libyenne demeurent historiquement privés de citoyenneté et de participation politique. 

En réponse à ces préoccupations, des membres de la société civile issus de la communauté touarègue ont organisé en août une manifestation dans la ville d’Oubari, dans le sud-ouest du pays. 

Les participants au rassemblement du 14 août ont écouté attentivement les organisateurs issus du Mouvement anti-discrimination (Hirak La Lil-Tameez), qui ont lu une déclaration condamnant l’élite politique du pays. 

Faisant référence à la Journée internationale des peuples autochtones du monde qui avait lieu quelques jours plus tôt, ils ont critiqué le Conseil présidentiel et les dirigeants du GNA en raison de « l’exclusion continue et directe d’une composante autochtone du peuple libyen ».

Des acteurs de premier plan, tels que la parlementaire Rabia Aburas et le Conseil suprême de la minorité amazighe de Libye, ont affiché leur solidarité par le biais de déclarations. 

« Défendre notre cause »

Le groupe à l’origine de l’initiative d’Oubari, connu localement sous le nom d’« al-Hirak » (le mouvement), inscrit les appels à l’engagement électoral dans le cadre plus large de l’inclusion sociale et politique de sa communauté dans le pays. 

Jafer al-Ansari, un représentant du mouvement, explique la démarche à Middle East Eye : « Il est important de faire entendre notre voix auprès des candidats qui peuvent défendre notre cause et de faire pression en faveur d’une solution par le biais des responsables ministériels chargés des procédures relatives aux demandes de citoyenneté et de passeport. »

« Nous cherchons à promouvoir la paix sociale entre tous les habitants et à contribuer au développement national dans toutes les régions du pays », ajoute-t-il.

Le nouveau gouvernement libyen doit régler la question du grand nombre de Touaregs et d’autres personnes ayant fait l’objet d’enregistrements « temporaires » depuis 1971 sans bénéficier de droits de citoyenneté dûment reconnus

L’accent mis par le groupe sur une solution globale plutôt que sur une simple facilitation en vue des élections à venir est lié aux engagements pris par les autorités, qui n’ont pas encore été tenus. 

Al-Hirak souligne que l’article 2.8 de la feuille de route « Phase préparatoire pour une solution globale », le document convenu en novembre 2020 dans le cadre du processus de paix soutenu par l’ONU, stipule que le nouveau gouvernement libyen doit régler la question du grand nombre de Touaregs et d’autres personnes ayant fait l’objet d’enregistrements « temporaires » depuis 1971 sans bénéficier de droits de citoyenneté dûment reconnus. 

La mobilisation d’Oubari et les autres actions organisées par al-Hirak remettent en cause l’affirmation maintes fois répétée selon laquelle les Touaregs sont hostiles ou indifférents à la citoyenneté. 

Pour protester contre leur situation, des membres de la société civile de la communauté touareg ont organisé le 14 août une manifestation à Oubari, dans le sud-ouest du pays (MEE/Mustafa Khalifa)
Pour protester contre leur situation, des membres de la société civile de la communauté touareg ont organisé le 14 août une manifestation à Oubari, dans le sud-ouest du pays (MEE/Mustafa Khalifa)

Khadija Andidi, une représentante du Conseil social suprême des Touaregs de Libye, apatride depuis sa naissance, affirme tout le contraire à MEE : « La participation aux élections est importante pour nous car cela fait partie de nos droits, comme pour tous les citoyens libyens. » 

Malgré l’absence de statistiques publiques fiables, la Libye abriterait 40 000 à 60 000 apatrides selon les estimations.

Le problème est apparu avec la dissolution de l’Empire ottoman au début du XXe siècle, lorsque les territoires d’Afrique du Nord ont été divisés par les puissances coloniales victorieuses. 

Les membres des communautés nomades et les habitants des régions frontalières ont souvent été exclus des premiers recensements. 

Ce fut le cas des Touaregs, dont les routes nomades historiques ont été soudainement coupées par les frontières des nouveaux États-nations. 

Un flou juridique sans fin

Des sections de la tribu toboue sont également restées apatrides, tandis que d’autres membres de la communauté de la bande d’Aozou ont vu leur citoyenneté être révoquée en 1996, après que la Cour internationale de justice a statué que le territoire contesté appartenait au Tchad et non à la Libye. 

Compte tenu de l’absence d’urbanisation, de nombreux Touaregs vivant dans le désert ne se préoccupaient pas initialement de leur enregistrement et certains percevaient les passeports comme une contrainte imposée à leur mode de vie traditionnel. 

L’ouverture du registre « temporaire » par la Libye en 1971 les a toutefois exclus de la citoyenneté et a engendré un flou juridique sans fin. 

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Le nouveau registre était destiné à enregistrer les Libyens expatriés qui ont été encouragés à revenir dans le pays par les politiques de développement économique du dirigeant de l’époque, Mouammar Kadhafi

En dépit de cet objectif, de nombreux Touaregs sont coincés dans la catégorie des enregistrements « temporaires » depuis plusieurs décennies. 

Khadija Andidi se souvient que « la plupart des gens n’ont compris l’importance de la situation que plus tard, lorsque les retards dans les procédures sont devenus évidents et qu’ils n’ont pas pu accéder aux services ». 

« À ce stade, nous avons compris que cela aurait un impact sur les générations suivantes », indique-t-elle.

Faute de citoyenneté, le mari de Khadija Andidi n’a pas pu se faire opérer lorsqu’il était malade et le couple n’a pas pu obtenir d’acte de naissance pour son enfant. 

Ce sont en partie ces expériences qui ont motivé Khadija Andidi à devenir ambulancière bénévole et à aider les membres de la communauté à accéder à des traitements médicaux.

Dès le début des années 1980, de nombreux Touaregs se sont engagés dans l’armée du pays dans l’espoir que leur service rendu à l’État serait apprécié à sa juste valeur

Mustafa al-Louti, membre de la commission éducative de la faculté de droit d’Oubari et lui-même apatride, convient que « les Touaregs de Libye ont commencé à ressentir les effets négatifs de l’absence de citoyenneté lorsqu’ils se sont installés dans les villes et villages libyens à la fin des années 1970 ».

« Ils cherchaient à inscrire leurs enfants dans les écoles et à obtenir un emploi et avaient de plus en plus besoin d’une pièce d’identité pour circuler librement », précise-t-il. « Nous recherchons une solution à ce problème depuis lors. »

Dès le début des années 1980, de nombreux Touaregs se sont engagés dans l’armée du pays dans l’espoir que leur service rendu à l’État serait apprécié à sa juste valeur. 

Mais à la place, les soldats blessés au combat ont souvent constaté qu’ils ne pouvaient pas accéder aux traitements et indemnisations dont bénéficient les autres. 

Statut juridique indéterminé

Comme le souligne Jafer al-Ansari, « les promesses de naturalisation en échange de leur recrutement dans l’armée se sont rarement concrétisées ». 

Khadija Andidi suggère que l’exclusion continue des Touaregs de la citoyenneté s’inscrivait en réalité dans le cadre d’une stratégie visant à exploiter à des fins militaires les jeunes vulnérables de la communauté qui ne pouvaient accéder qu’à une poignée d’opportunités d’emploi alternatives. 

Dans le même temps, le régime de Kadhafi a cherché à promouvoir une naturalisation facilitée des étrangers arabes avec l’introduction de la loi sur la nationalité arabe libyenne en 1980.

« Les objectifs du mouvement sont de faire connaître la situation des Touaregs vivant avec un enregistrement “temporaire” », soutient Jafer al-Ansari (MEE/Mustafa Khalifa)
« Les objectifs du mouvement sont de faire connaître la situation des Touaregs vivant avec un enregistrement “temporaire” », soutient Jafer al-Ansari (MEE/Mustafa Khalifa)

L’insertion du terme « arabe » dans la nouvelle loi sur la citoyenneté était emblématique du statut privilégié des Libyens arabes dans l’évolution de l’identité nationale.

Cela a engendré de nouveaux défis majeurs pour les minorités autochtones non arabes, comme les Touaregs, qui étaient toujours privés de droits.

Selon Khadija Andidi, « les Touaregs ont particulièrement souffert de ce problème en raison de la discrimination raciale dont ils sont victimes. 

« Historiquement, toutes les portes ont été fermées à notre communauté, à l’exception de celle du recrutement militaire pour participer aux guerres. C’est la preuve de notre exploitation. »

La chute du gouvernement de Kadhafi en 2011 a entraîné des restrictions de circulation pour les Touaregs sans citoyenneté. 

Alors que le conflit s’est étendu à tout le pays et que de nouveaux acteurs en charge de la sécurité se sont installés, les Touaregs ont souvent du mal à emprunter leurs routes habituelles. 

« Historiquement, toutes les portes ont été fermées à notre communauté, à l’exception de celle du recrutement militaire pour participer aux guerres. C’est la preuve de notre exploitation »

– Khadija Andidi

Cela a coïncidé par ailleurs avec la suspension de certaines mesures bureaucratiques qui avaient amélioré la situation des Touaregs, notamment la délivrance d’actes de naissance, de décès et de mariage ainsi que de documents de voyage pour les Touaregs apatrides, tandis que l’ouverture de comptes bancaires et l’enregistrement de cartes SIM ont également été complexifiés. 

Les gouvernements successifs n’ont pas résolu ces problèmes au cours de la dernière décennie. 

En réponse à un sit-in de Touaregs dans les installations pétrolières du Sahara en 2013, les autorités de l’époque ont introduit un système de « numéro administratif » pour les personnes ne pouvant prétendre à un numéro national régulier, perpétuant ainsi leur statut juridique indéterminé.

« Descendre dans la rue »

Cependant, l’évolution de la situation a apporté de nouvelles possibilités de mobilisation communautaire. 

« J’étais membre des comités populaires qui assuraient la liaison avec les autorités avant 2011, mais nous étions limités à des réunions à huis clos », explique Jafer al-Ansari.

« Après la révolution libyenne de 2011, nous avions davantage d’espace pour exprimer nos préoccupations. Pour la première fois, nous pouvions parler aux médias et descendre dans la rue. » 

Ensuite, en janvier 2020, des activistes ont lancé al-Hirak en réponse à la discrimination pratiquée par les autorités sanitaires du pays à l’encontre des membres de la communauté. 

Jafer al-Ansari précise que « les objectifs du mouvement sont de faire connaître la situation des Touaregs vivant avec un enregistrement “temporaire” et de dénoncer les violations régulièrement commises à leur encontre ».

Pour compliquer les choses, seuls certains députés au lieu du gouvernement dans son ensemble se sont penchés sur le fait que certains Touaregs sont entrés en Libye plus récemment. Cela sert ainsi d’excuse pour ne pas aborder la privation historique subie par les personnes enregistrées dans les registres « temporaires » depuis plusieurs décennies. 

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Ces initiatives laissent entendre qu’il serait « trop compliqué » de distinguer cette question historique touchant des personnes qui vivent en Libye depuis plusieurs décennies et qui y ont souvent passé toute leur vie des arrivées récentes consécutives à la chute du gouvernement Kadhafi. 

« Il existe effectivement des Touaregs de Libye apatrides qui sont privés de leurs droits depuis des décennies, mais la question est confrontée à un flou avec l’entrée d’autres Touaregs en Libye depuis 2011 et cette confusion est parfois exploitée » souligne Mohamed Ismio, maître de conférences à l’université de Misrata et activiste des droits de l’homme spécialisé dans les minorités de Libye. 

À ces mots, Jafer al-Ansari rappelle que leurs revendications concernent la citoyenneté des personnes faisant l’objet d’un enregistrement « temporaire » antérieur à 2011 et que son mouvement « travaille en solidarité avec les victimes de discrimination partout ».

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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