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Affaire Lamjarred : une victoire et un nouveau départ pour les féministes marocaines

Au Maroc et au sein de la diaspora, les femmes réfléchissent aux implications de la condamnation de la star marocaine pour viol
Après le verdict rendu par les assises de Paris le vendredi 24 février, le chanteur a fait appel de sa condamnation. Il a toutefois été incarcéré (AFP/Fethi Belaid)
Après le verdict rendu par les assises de Paris le vendredi 24 février, le chanteur a fait appel de sa condamnation. Il a toutefois été incarcéré (AFP/Fethi Belaïd)
Par Austin Bodetti à RABAT, Maroc

La condamnation à six ans de prison du chanteur marocain Saad Lamjarred pour viol aggravé par un tribunal français a mis au premier plan les discussions sur les luttes en cours au Maroc contre les violences sexistes et les abus sexuels.

Après le verdict rendu par les assises de Paris le vendredi 24 février, le chanteur a fait appel de sa condamnation. Il a toutefois été incarcéré. La cour s’est dite « convaincue » que la star marocaine avait violé et frappé une jeune Française dans une chambre d’hôtel en 2016.

« Ma première réaction a été : ‘’Il était temps’’ », commente pour Middle East Eye Sara Bakkali, architecte à Rabat. « En tant que Marocaine vivant dans une société où la culture du viol est normalisée et où de nombreux cas restent impunis, je pense que Lamjarred est un bon exemple de personne capable d’échapper pendant des années à une condamnation grâce à sa renommée et à ses relations. »

Le 2 mars, une autre star marocaine de renommée mondiale, le footballeur du Paris Saint-Germain Achraf Hakimi, a été mis en examen pour viol après les accusations, qu’il conteste, d’une jeune femme de 24 ans.

Cette dernière accuse le footballeur de l’avoir violée chez lui à Boulogne-Billancourt, dans la banlieue ouest de Paris. Le joueur a été entendu par les enquêteurs, puis inculpé par un juge d’instruction et placé sous contrôle judiciaire, a indiqué le parquet de Nanterre.

Cette mise en examen lui « offre enfin la possibilité de se défendre », a fait valoir son avocate Fanny Colin dans un communiqué, et notamment de « prendre connaissance du dossier ». D’après son conseil, le joueur, qui « dément fermement » les accusations, a « été l’objet d'une tentative de racket » dans cette affaire.

« Une victoire pour les femmes marocaines »

Au Maroc et au sein de la diaspora, les féministes réfléchissent aux implications de la condamnation de Lamjarred.

« Je pense que c’est une victoire pour les femmes marocaines. Mais en même temps, je pense qu’il est triste que de tels cas n’obtiennent l’attention qu’ils méritent que lorsque la victime est privilégiée, blanche ou occidentale », regrette auprès de MEE Marwa Rachouk, étudiante marocaine à Montpellier.

« Par ailleurs, il est accablant de voir tous les soutiens que Lamjarred a reçus, de la part d’autres artistes ou des femmes elles-mêmes. »

Les jours qui ont suivi la condamnation, le chanteur, qui a nié toutes les allégations de viol, a continué à recevoir le soutien de collègues de l’industrie de la musique et au-delà.

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Dans un post Instagram, qui semble aujourd’hui supprimé, le chanteur marocain Hatim Ammor a fait part de son « chagrin » pour son « frère Saad ».

Les agences de presse ont rapporté que parmi les autres partisans de Lamjarred, figuraient l’actrice irako-marocaine Mariam Hussein, la chanteuse et actrice marocaine Dounia Batma et des célébrités libanaises et syriennes.

Ammor, Batma et d’autres artistes marocains avaient également soutenu Lamjarred en 2016, lorsque le chanteur avait été accusé de viol en France et aux États-Unis. Une Franco-marocaine avait ensuite affirmé que Lamjarred l’avait violée à Casablanca en 2015.

« Les personnes [lambda] et les célébrités qui défendent Lamjarred malgré sa condamnation contribuent à la violence contre les femmes. Beaucoup de ces soutiens disposent d’énormes plateformes et d’un large public », souligne Yasmina Benslimane, une militante marocaine des droits de l’homme formée par ONU Femmes et fondatrice de Politics4Her, mouvement d’autonomisation des jeunes et des femmes.

« Ils contribuent à la culture du viol et promeuvent le blâme de la victime. C’est absolument ignoble et dégoûtant. Je suis horrifiée. »

Campagnes de boycott

Certaines célébrités ont fait écho à ces remarques.

Au lendemain de la condamnation de Lamjarred, l’actrice marocaine Loubna Abidar, qui a elle-même subi des violences physiques et verbales au Maroc après avoir joué une travailleuse du sexe dans le film Much Loved, a écrit un post Instagram dénonçant la culture du viol et le blâme des victimes dans le royaume comme « un fléau » et « un poison ».

Avant la décision de justice, le chanteur avait déjà essuyé des campagnes de boycott. En 2018, il avait été retiré de la liste des nominés d’une compétition africaine prévue au Ghana. En 2020, un concert avait été annulé en Égypte. Et en 2022, de nombreux Irakiens s’étaient opposés à la venue de la star dans leur pays.

Le chanteur a également conservé des alliés notables dans les couloirs du pouvoir.

Le roi Mohammed VI, qui a décerné à Lamjarred l’une des plus hautes distinctions nationales du Maroc en 2015, a aidé le chanteur à couvrir les frais de l’avocat controversé Éric Dupond-Moretti, surnommé « Acquittator » dans les cercles juridiques français pour le nombre d’acquittements qu’il a obtenus au cours de sa carrière, aujourd’hui ministre de la Justice.

Le soutien qu’a reçu Lamjarred reflète les luttes plus larges contre la violence sexiste au Maroc.

Un rapport de 2020 d’ONU Femmes a révélé que 57 % des Marocaines « avaient subi au moins un acte de violence au cours des douze mois précédents ». Mais seulement 10,5 % des victimes avaient signalé l’agression aux autorités.

Selon l’article 490 d’une loi marocaine condamnée par les féministes et les groupes de défense des droits de l’homme, « toute relation sexuelle entre un homme et une femme hors mariage est un crime de corruption et est passible d’une peine d’emprisonnement d’un mois à un an ».

« Peur du jugement »

Parce que la loi ne fait pas de distinction entre un partenaire sexuel consentant et une victime d’agression sexuelle, les femmes marocaines craignent souvent d’être poursuivies pour relations sexuelles avant le mariage si elles se présentent à la police pour se plaindre d’un viol.

« J’ai vu de nombreuses femmes qui ne voulaient pas porter plainte parce qu’elles avaient peur du jugement et peur aussi d’être condamnées », rapporte à MEE Rim Akrache.

Cette psychologue de Casablanca, qui a travaillé avec des victimes d’agressions sexuelles, ajoute que certains cas d’adolescents n’ont pas non plus été soulevés parce que leurs parents hésitaient à les signaler à la police.

Le mois dernier, le Parlement a publié les résultats d’une enquête indiquant que la plupart des Marocains préconisaient de lutter contre la violence domestique au sein de la famille.

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L’article 490 a également joué un rôle dans le cas notoire de la journaliste marocaine Hajar Raissouni.

En septembre 2019, un tribunal marocain a condamné cette dernière à un an de prison pour « avortement illégal et relations sexuelles hors mariage », dans un geste interprété par les organisations de défense des droits humains comme une réponse à ses reportages critiques sur le gouvernement.

L’épisode Raissouni a conduit les éminentes féministes Leïla Slimani, auteure franco-marocaine, et Sonia Terrab, cinéaste basée à Casablanca , à organiser la campagne Moroccan Outlaws, qui a vu des centaines de Marocaines s’exprimer contre l’article 490.

Alors que Mohammed VI a gracié Raissouni deux semaines après sa condamnation, l’article 490 reste en vigueur.

« Cet article est un obstacle pour les femmes marocaines lorsqu’elles veulent aller à la police et poursuivre quelqu’un », précise Sonia Terrab à MEE. « C’est l’un de nos plus grands arguments pour abolir cet article, l’interdiction faite aux femmes d’obtenir justice. »

Les députés marocains ont pris des mesures progressives pour lutter contre la violence sexiste, mais les féministes appellent à une refonte complète du système juridique.

« Le Maroc ne fait pas assez  »

En 2014, le Parlement a modifié l’article 475, une loi permettant aux violeurs d’éviter les poursuites s’ils épousent leurs victimes. Ce changement fait suite au suicide en 2012 d’Amina Filali, une adolescente de 16 ans forcée de se marier en vertu de la loi.

« Il y a beaucoup de filles avec qui j’avais l’habitude de travailler qui, après avoir été violées, ont commencé à penser que tout pouvait leur être fait parce que la chose la plus importante pour elles était la virginité, pas ce qu’elles ressentaient et ce qui leur était arrivé », témoigne à MEE Rita Elkabbach, psychologue à Rabat. « Si vous perdez votre virginité, vous perdez votre honneur. »

« Nous n’avons pas la notion de consentement, l’idée que je peux dire non pendant l’acte et que tout va s’arrêter »

- Rita Elkabbach, psychologue à Rabat

En 2018, le Parlement a ensuite approuvé une loi très vantée durcissant les peines pour harcèlement sexuel et violence sexiste.

Mais des groupes de défense des droits humains ont pointé des « lacunes » dans la législation, Human Rights Watch appelant le Maroc « à réviser la loi sur la violence à l’égard des femmes afin d’inclure une définition de la violence domestique, de criminaliser explicitement le viol conjugal et de rendre les ordonnances de protection disponibles sans obliger les victimes à déposer un premier dossier de poursuites pénales ».

« Nous n’avons pas la notion de consentement, l’idée que je peux dire non pendant l’acte et que tout va s’arrêter », explique Rita Elkabbach.

Pour les femmes, une véritable réforme reste impossible tant que le Maroc n’abolira pas l’article 490.

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« Même si le Maroc promulgue de nombreuses nouvelles lois contre le viol, le harcèlement sexuel et la violence, si nous avons toujours cet article, rien ne peut être fait », résume Sonia Terrab.

« Le Maroc ne fait pas assez pour protéger les femmes contre les violences sexuelles », ajoute Yasmina Benslimane.

« Il est déconcertant que cela ne change pas avec tous les problèmes sociaux auxquels nous sommes confrontés, avec tous les cas de violence sexiste que nous rencontrons. Nous avons tellement de problèmes, et ils ne sont pas pris au sérieux parce que notre corps législatif ne protège pas les femmes contre la violence sexuelle. »

Malgré la pression des féministes en faveur du changement, il semble que les agressions sexuelles feront encore les gros titres au Maroc dans les prochains jours.

Car Saad Lamjarred devra faire face à un autre procès en France pour une autre accusation de viol en 2018.

« Au Maroc, nous avons une mentalité qui a tendance à donner l’impression que le viol n’est pas si grave », conclut Sonia Terrab. « Que des célébrités et des personnes défendent Lamjarred, c’est juste la façon dont notre société est construite. »

Traduit de l’anglais (original).

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