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Au Maroc, se filmer en petite tenue peut mener en prison

Connue pour relater sa vie quotidienne sur sa chaîne YouTube, une blogueuse a été condamnée avec son mari à deux ans de prison ferme. Des voix au sein de la société marocaine appellent désormais à accentuer le contrôle d’un phénomène jugé « futile »
« Il y a des vidéos plus osées que la mienne et qui n’ont pas suscité de polémique », s’est défendue Fatiha (capture d’écran)
« Il y a des vidéos plus osées que la mienne et qui n’ont pas suscité de polémique », s’est défendue Fatiha (capture d’écran)

Jusque-là, la youtubeuse marocaine Fatiha, 41 ans, se contentait de se mettre en scène dans son salon ou sa cuisine à Témara (dans la région de Rabat), parfois dans des postures jugées érotiques, pour partager sa « routine quotidienne » dans des vidéos qui suscitaient colère, moqueries et… des milliers de vues sur YouTube.

Très suivie, la tendance « ma routine quotidienne » consiste pour des youtubeuses marocaines à se filmer, parfois à visage découvert, s’affairant à des tâches banales du quotidien : vaisselle, ménage, cuisine… Le tout en mettant en évidence leurs rondeurs.

Fatiha a-t-elle franchi une ligne rouge en mettant en ligne une séquence filmée dans ses toilettes en compagnie de son mari ? Sitôt publiée, la vidéo a provoqué la fureur des internautes et conduit à l’arrestation du couple, dans la soirée du 7 octobre. Motif : outrage public à la pudeur.

La veille de son interpellation, la blogueuse Fatiha Faska (connue sous le nom de Fatiha tout court), mère de trois enfants âgés de 5 à 15 ans, avait pourtant tenté de faire amende honorable pour éteindre la polémique.

« De nombreux Marocains n’ont pas aimé ma vidéo. Je présente donc mes excuses à mes frères marocains et aux autorités [...] Je n’ai rien dit de mal et je n’ai pas touché aux sacralités du pays. C’est une vidéo ordinaire. J’ai parlé de la couleur de mes excréments car j’étais malade. Les médecins aussi en parlent », présente-t-elle pour atténuer le choc, prenant le soin de préciser que « la loi est au-dessus de tous ».

Des arguments qui n’ont pas convaincu le tribunal de première instance de Temara (une ville à 13 kilomètres de Rabat), qui l’a condamnée le 26 octobre, comme son mari, à deux ans de prison ferme.

Dans son article 483, le code pénal marocain dispose que « quiconque, par son état de nudité volontaire ou par l’obscénité de ses gestes ou de ses actes, commet un outrage public à la pudeur est puni de l’emprisonnement d’un mois à deux ans et d’une amende de 200 à 500 dirhams [45 euros] ».

Suivie par un psychiatre

« L’outrage est considéré comme public dès que le fait qui le constitue a été commis en présence d’un ou plusieurs témoins involontaires ou mineurs de 18 ans, ou dans un lieu accessible aux regards du public », précise la loi.

Selon les informations recueillies par Middle East Eye, son avocat Bouchaib Soufi a plaidé la confusion entre « le caractère moral et juridique de cette affaire ». Sans succès.

La défense a également plaidé le trouble psychique en révélant que sa cliente était suivie par un psychiatre et que la prise de certains médicaments était susceptible d’altérer son discernement.

La youtubeuse qui fait trembler le régime marocain
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Mais cela n’a pas non plus convaincu la justice, qui a aussi refusé de lui accorder la liberté provisoire. Selon une source proche du dossier, le couple a fait appel du verdict.

« Il y a des vidéos plus osées que la mienne et qui n’ont pas suscité de polémique. Dans cette vidéo, je n’ai rien montré d’autre que mon état de santé », protestait la youtubeuse dans une vidéo mise en ligne le 6 octobre.

Créée en 2018, sa chaîne sur YouTube, qui compte près de 250 000 abonnés, cumule près de 45 millions de vues.

De quoi assurer des revenus réguliers à ce couple très modeste – ils sont tous deux sans emploi fixe. « C’est ce qui me permet de nourrir mes enfants, tout le monde le sait. Je partage tout de ma vie avec vous : mes joies, mes malheurs », justifiait-elle la veille de son arrestation.

Appâtées par les revenus générés sur YouTube, des dizaines de femmes au Maroc, comme Fatiha, filment quasi quotidiennement leur « routine » dans leurs salons, leurs cuisines ou leurs salles de bain dans des postures confinant parfois à l’érotisme.

Une tendance qui n’est pas sans irriter une société majoritairement conservatrice où le sexe demeure un tabou.

« Des millions de Marocains visionnent des contenus où des femmes vêtues d’habits sensuels très moulants s’exhibent », dénonçait en janvier le journal Maroc Hebdo dans un article intitulé « Réseaux sociaux : quand la prostitution se digitalise ».

« Le programme ‘’Ma routine quotidienne’’ nuit à l’image de la femme marocaine »

- Hanane Aterkine, députée du PAM

L’arrestation de Fatiha et de son mari sonnera-t-elle le glas de cette tendance ? En tout cas, plusieurs sites d’informations se réjouissent déjà de la fin de « l’impunité » de « Routini al-yawmi [ma routine quotidienne] », comme Le Petit Journal marocain, qui estime que « les ‘’routineuses’’ poussent le bouchon un peu loin ! »

Et d’ajouter : « De simples conseils de ‘’bonnes ménagères’’, leurs vidéos sur YouTube s’apparentent de plus en plus à du ‘’porno soft’’. »

Dans une pétition diffusée en octobre sur plusieurs sites arabophones, plus de 200 personnalités de la société civile et du monde de la culture appartenant surtout aux milieux conservateurs ont appelé « toutes les institutions de tous bords, notamment les organes des droits de l’homme, éducatifs, médiatiques et culturels, à intervenir de toute urgence pour mettre fin à ces futilités diffusées sur les réseaux sociaux et qui n’ont aucun lien avec la liberté d’expression ».

Le débat a même fait son entrée au Parlement, où la députée Hanane Aterkine du Parti authenticité et modernité (PAM, centre gauche) a appelé le ministre de la Culture Mehdi Bensaid à réfléchir à une loi permettant d’accentuer le contrôle de ces « contenus » qui constitueraient « une insulte à notre pays, à sa société, et à ses choix politiques, religieux et économiques », dénonçant particulièrement « le programme ‘’Ma routine quotidienne’’ qui nuit à l’image de la femme marocaine ».

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