Au Maroc, la presse continue sa descente aux enfers avec la fermeture de Akhbar al-Youm
L’image est noire. Il y est écrit The End en lettres rouges, on y voit des barreaux de prison et derrière, Taoufik Bouachrine.
C’est sur la page Facebook du fondateur et directeur du quotidien arabophone Akhbar al-Youm, aujourd’hui en prison après une condamnation en 2019 à quinze ans de prison pour « viol », « traite d’être humain » et « agressions sexuelles », que les lecteurs ont appris dimanche la fermeture du journal, confirmée par un communiqué du groupe Média 21.
Cette fermeture intervient « après trois ans de souffrances », est-il précisé dans le communiqué, « qui ont commencé avec les arrestations de son directeur de publication Taoufik Bouachrine, de son rédacteur en chef Souleiman Raissouni, de la journaliste Hajar Raissouni et de son employée Afaf Bernani ».
Taoufik Bouachrine, par ailleurs éditorialiste très connu au Maroc pour ses positions critiques envers le pouvoir, avait été arrêté en 2018 et poursuivi, selon le parquet, pour « violences sexuelles présumées, traite d’êtres humains, chantage, exploitation de la faiblesse et de la précarité de femmes dont une enceinte, abus de pouvoir et d’autorité en vue d’obtenir des faveurs sexuelles, attentat à la pudeur en usant de violence, viol et tentative de viol, et harcèlement sexuel », sur la base de 50 vidéos compromettantes et 8 témoignages.
Soulaiman Raissouni, en détention préventive depuis huit mois, poursuivi pour « attentat à la pudeur avec violence » et « séquestration », après des accusations d’agression sexuelle portées par un militant pour les droits des personnes LGBTQI+ sur Facebook, devait être jugé en février mais le procès a été reporté.
Hajar Raissouni, arrêtée et condamnée en septembre 2019 à un an de prison ferme pour « avortement illégal » et « relations sexuelles hors mariage », avait finalement été graciée par le roi.
Afaf Bernani, plaignante contre Taoufik Bouachrine, avait été condamnée en 2018 à six mois de prison ferme pour diffamation. Dans une tribune pour le Washington Post, elle avait raconté avoir fui en Tunisie en 2019 après avoir été condamnée à six mois de prison au Maroc.
« Elle avait été poursuivie pour avoir clamé que le procès-verbal de ses déclarations à la police avait été falsifié pour lui faire dire, à tort, qu’elle accusait Bouachrine d’agression sexuelle. Après avoir nié que Bouachrine l’ait agressée, Bernani a subi, affirme-t-elle, ‘’de multiples formes de harcèlement et de torture psychologique’’ », rapporte Human Rights Watch.
« Répression des voix critiques »
La situation du journal « s’est aggravée avec l’interdiction de publicités pour le journal, le refus d’entreprises publiques de payer leurs dettes à l’administration du journal et ce cycle s’est terminé par la décision du gouvernement de Saâdeddine el-Othmani et du ministre de la Communication de priver le journal de son droit légitime aux subventions publiques à l’instar de tous les autres médias marocains pour les aider à affronter les effets du coronavirus », poursuit le communiqué.
« Malgré l’emprisonnement de son fondateur, [Akhbar al-Youm] avait continué à publier ses tirages, bon an mal an », souligne le site d’informations le360.ma, qui évoque « crise économique » et « pandémie ».
Une explication que l’ancien directeur de publication, Younès Masskine, dément sur Facebook. Selon lui, la crise, les restrictions ou le blocus » ne sont pas « des causes directes » dans l’arrêt de parution. Il date le début des problèmes au moment où « la direction a décidé de le démettre de ses fonctions de gestionnaire et où le gouvernement a décidé de geler les subventions ».
Une autre version est donnée par le site Yabiladi, qui cite des journalistes ayant travaillé à Akhbar al-Youm pour lesquels « les raisons présentées par la société éditrice ne seraient que l’arbre qui cache la forêt ».
Selon eux, « la date du mardi, présentée par les éditeurs comme échéance mettant fin à la publication, est en réalité celle où le délai donné par le parquet à l’entreprise, pour désigner un nouveau directeur de publication à la tête du journal, arrive à expiration ».
Reste que cette fermeture intervient dans un contexte particulièrement compliqué pour la presse du royaume. Le Syndicat national de la presse marocaine a d’ailleurs dénoncé dans un communiqué une décision « brusque et prise sans aucun préavis » et attiré l’attention sur le fait que les raisons financières, « comme on le sait de près et de loin, servent plutôt de prétexte pour avorter les droits des salariés qui ont fait des sacrifices pendant ces trois dernières années pour maintenir la publication en vie ».
Des organisations comme l’Association marocaine des droits humains (AMDH) ou Amnesty International dénoncent régulièrement la « répression des voix critiques » au Maroc, en citant notamment le cas des journalistes Soulaiman Raissouni et Omar Radi.
« Le bilan en termes de droits humains du Maroc continue de se détériorer, le gouvernement ayant poursuivi en justice des dizaines de personnes au cours des deux dernières années, dont des journalistes, des YouTubeurs, des artistes et des militants qui ont exprimé leurs opinions en ligne ou hors ligne », a rappelé Amnesty International au mois de janvier en demandant la libération du défenseur des droits humains Maâti Monjib.
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