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La folle aventure de l’histoire de la presse indépendante au Maroc 

Les deux décennies du règne de Mohammed VI ont été celles de l’épanouissement puis du déclin d’une presse indépendante qui a joué un rôle politique et social important
En 2005, les autorités empêchent la publication dans Tel Quel et Nichane (en photo) d’un sondage sur le bilan des dix ans de règne de Mohammed VI en saisissant les 100 000 exemplaires imprimés (AFP)
En 2005, les autorités empêchent la publication dans Tel Quel et Nichane (en photo) d’un sondage sur le bilan des dix ans de règne de Mohammed VI en saisissant les 100 000 exemplaires imprimés (AFP)
Par Jules Cretois à CASABLANCA, Maroc

Aboubakr Jamaï détache ses mots avec son charisme habituel, perché sur l’estrade d’un local casablancais d’une petite formation politique de gauche radicale. 

Ce 3 février 2009, un jour ensoleillé, le directeur éditorial du Journal hebdomadaire fait face à une assemblée pour le moins composite. Il y a là des artistes, des marxistes pur jus, des esprits libéraux, des représentants de prisonniersa salafistes… Beaucoup ont été des lecteurs ou des « sources » pour ce titre emblématique de la presse indépendante marocaine. 

Quelques jours plus tôt, cinq huissiers sont venus au siège du journal pour le fermer. Ce dernier traîne une vieille ardoise auprès du fisc. Les équipes ne nient pas les faits. « La gestion comptable n’intéressait pas beaucoup… », soupire un ancien. Mais elles pointent du doigt la vitesse de la procédure. Pour elles, il s’agit d’un prétexte pour fermer un titre poil-à-gratter. 

Aboubakr Jamaï, alors directeur éditorial du Journal hebdomadaire, en conférence de rédaction, le 23 octobre 2009 (AFP)
Aboubakr Jamaï, alors directeur éditorial du Journal hebdomadaire, en conférence de rédaction, le 23 octobre 2009 (AFP)

Dans l’audience venue écouter Jamaï, se tient Ahmed Réda Benchemsi, un concurrent et un confrère. Le trentenaire, à peine plus jeune que Jamaï, dirige alors deux hebdomadaires, TelQuel, en français, et Nichane, en arabe. Il prépare une couverture sur la fermeture du Journal

En 2009, Benchemsi comme Jamaï ont déjà eu à faire à la justice, à la censure et aux déboires divers. Tous deux issus de la petite bourgeoisie, ils ont commencé leur activité de journalistes dans les années 1990, à la Vie économique, dirigé par le français Jean-Louis Servan-Schreiber. 

Le titre est un vivier pour de jeunes journalistes appelés à changer le visage de la presse marocaine. On y retrouve aussi Ali Amar, actuel dirigeant du site d’informations Le Desk. Il a connu Jamaï dans la banque. Tous les deux, ils vont fonder le Journal en 1997. 

« Un rôle dans la démocratisation »

Dans un premier temps, le titre couvre la vie des affaires. « L’élite économique était intéressée par une information de qualité. Jamaï et Amar avaient un réseau dans ces sphères où ils pouvaient trouver des sources et de potentiels annonceurs », explique un ancien journaliste à Middle East Eye.  

Mais ces jeunes journalistes sont aussi décidés à profiter de l’ouverture politique qui marque la fin du règne de Hassan II

« Nous voulions jouer un rôle dans la démocratisation. Et bâtir une presse professionnelle était un moyen », se souvient Jamaï. 

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Ils osent des coups. Un homme politique de gauche se souvient : « Quand j’ai découvert la une ‘’Driss Basri [très puissant ministre de l’Intérieur] doit partir’’, je me suis dit qu’ils osaient ce que les partis n’osaient pas. »

Le titre s’en prend nommément au « vizir » et homme fort du régime de Hassan II, sans subir de réaction de l’État. C’est l’époque de « l’alternance » : la gauche est invitée aux affaires par un Hassan II qui prépare la succession de son fils. 

Rabat veut aussi améliorer son image à l’étranger et « une presse d’un style nouveau peut l’y aider », raconte à MEE Driss Ksikes, ancien rédacteur en chef de Tel Quel et actuel patron de la revue Économia

La montée de Mohammed VI sur le trône suscite aussi de l’enthousiasme. « Les nouveaux décideurs de la ‘’génération M6’’ n’étaient pas beaucoup plus âgés que nous, ils étaient réputés libéraux », se souvient un journaliste. 

Le jeune roi met fin à l’exil du communiste Abraham Serfaty et à l’assignation à résidence du leader islamiste Abdessalam Yassin. Dans des éditos, le Journal avait appelé de ses vœux à ces gestes présentés comme nécessaires à tout projet de transition. 

Les pionniers de la presse privée connaissent bien les cercles du pouvoir. Les patrons du Journal ont ainsi un accès régulier à des décideurs comme Fouad Ali El Himma, proche conseiller de Mohammed VI. 

La période inspire. En 2000, le premier magazine d’actualité en papier glacé apparaît en kiosques. Il s’appelle Demain et a été lancé par Ali Lmrabet.

« Le changement était aussi qualitatif : dans ces publications, il y avait des scoops, de l’analyse, des reportages… » 

- Driss Ksikes, ancien rédacteur en chef de Tel Quel

Le profil de ce dernier diffère des autres pionniers de la presse privée : c’est un fils de chaouch issu du nord du pays. Le titre est imprimé en Espagne : « À l’époque, les imprimeurs nationaux ne faisaient pas le ‘’style’’ que je recherchais », sourit Ali Lmrabet.

Les ventes atteignent 30 000 exemplaires dès le troisième numéro. Puis un troisième nouveau-né voit le jour : Tel Quel. « Le changement était aussi qualitatif : dans ces publications, il y avait des scoops, de l’analyse, des reportages… », se souvient Driss Ksikes. 

Les kiosques se fournissent avec en arabe, des quotidiens comme Jarida al-Oukhra, dirigé par Ali Anouzla, ou Ahdath al-Maghribiya. Les salaires des journalistes augmentent. 

« Tout à coup, la jeunesse diplômée pouvait envisager ce métier », souligne un vétéran du secteur. Dans un pays peu doté en écoles de journalisme, les rédactions privées deviennent les lieux de formation.

Sujets tabous

Elles se banalisent aussi dans leur rôle d’actrices de la vie publique. On peut voir au Parlement en 2002 un député islamiste furieux brandir un numéro de Tel Quel appelant au respect de libertés individuelles.

Dépenses de l’État, scandales économiques… les débats ne se font plus sans les journaux privés, quand ils ne les initient pas. 

Des duels d’éditorialistes, comme celui qui a opposé le libéral Benchemsi au conservateur Rachid Niny, qui dirigeait Al Massae, sont suivis avec bien plus de passion que la vie parlementaire. 

Ahmed Benchemsi, directeur de Tel Quel et de Nichane, dans ses bureaux, le 3 août 2009 (AFP)
Ahmed Benchemsi, directeur de Tel Quel et de Nichane, dans ses bureaux, le 3 août 2009 (AFP)

Les lecteurs prennent goût à cette presse au ton libre qui s’autorise à parler de sujets tabous comme le salaire royal ou la situation au Sahara occidental. « Chaque semaine, on poussait une nouvelle porte », explique Benchemsi, qui sourit. « Et c’était grisant, bien sûr. »  

« On savait qu’on faisait quelque chose d’inédit, mais on avait un côté gamins insouciants », s’amuse un ancien rédacteur. Aujourd’hui encore, de jeunes journalistes se racontent des anecdotes de cet « âge d’or », de bouclages de numéros mémorables, qui son tapis de prière à portée de main, qui sa bouteille de vin.  

Mais l’audace des jeunes plumes rencontre des contrariétés. Les relations avec le pouvoir se distendent, les coups de fils se font moins amicaux. En 2000, le Journal et Demain sont interdits avant de reparaître sous de nouveaux noms, Le Journal hebdomadaire et Demain Magazine. Ali Lmrabet en profite pour démarcher des dessinateurs et proposer une nouvelle ligne éditoriale, « modérément satirique ». 

« Devant les premières saisies, on s’est dit que c’était dans l’ordre des choses, qu’on apprenait la liberté d’expression. Nos déboires pouvaient même booster les ventes… », se souvient un rédacteur du Journal

Tous ceux qui ont vécu cette période affirment en tout cas : « On pensait qu’écrire ce qu’on voulait, c’était acquis. » Lors d’un coup de fil au début des années 2000, un patron de presse glisse à un décideur politique : « Vous ne pourrez plus faire rentrer le diable dans la boîte. » 

La publicité, le nerf de la guerre 

Au cours des années suivantes, l’ambiance entre décideurs politiques et dirigeants de rédactions privées ne cesse de se détériorer. Les arrestations, procès et interdictions ne sont plus rares. 

En 2005, Ali Lmrabet est ainsi interdit d’exercer sa profession pour dix ans. « Et puis arrive 2009, une année noire pour la presse selon moi, marquée par de nombreux procès », souligne Benchemsi. 

Cette année-là, les autorités empêchent la publication dans Tel Quel et Nichane d’un sondage sur le bilan des dix ans de règne de Mohammed VI en saisissant les 100 000 exemplaires imprimés. 

Leïla Slimani, journaliste et écrivaine franco-marocaine, prix Goncourt 2016 pour son roman Chanson douce, rappelle alors dans l’hebdomadaire Jeune Afrique : « Les juges sont souvent désavoués, le roi graciant la plupart des journalistes condamnés. Ce qui alimente un peu plus la confusion… » 

Le journaliste Ali Lmrabet, en grève de la faim depuis le 24 juin pour protester contre le refus des autorités de son pays de renouveler ses papiers d’identité, pose le 29 juin 2015 devant les bureaux des Nations unies à Genève (AFP)
Ali Lmrabet, en grève de la faim depuis le 24 juin pour protester contre le refus des autorités de renouveler ses papiers d’identité, pose le 29 juin 2015 devant les bureaux de l’ONU à Genève (AFP)

Dans Jeune Afrique toujours, le ministre de la Communication Khalid Naciri défend : « Nous sommes en voie de démocratisation et avons le courage de reconnaître que nous ne sommes pas encore arrivés à destination. »

C’est en fait au porte-monnaie que les rédactions revêches, dont les actionnaires font souvent figure de mécènes, sont frappées. 

« La logique des annonceurs est politique, depuis le début du développement de la presse privée », souligne Driss Ksikes. 

Au tournant du nouveau règne, le patronat sort d’une violente « campagne d’assainissement » menée par Hassan II. Il accueille favorablement les initiatives des jeunes entrepreneurs schumpeteriens du secteur de la presse qui ont les mêmes vues libérales. 

« Les annonceurs étaient prêts à participer au cercle vertueux que nous imaginions : aller chercher les lecteurs pour attirer la publicité », souligne Jamaï. À certaines périodes, pubs et partenariats coulent à flot. Benchemsi se souvient d’un voyage aux États-Unis durant lequel le membre d’une grande rédaction américaine lui lâche : « Vous avez plus d’annonces par pages que nous ! » 

« Les annonceurs étaient prêts à participer au cercle vertueux que nous imaginions : aller chercher les lecteurs pour attirer la publicité »

- Aboubakr Jamaï, ex-directeur du Journal hebdomadaire

Mais rien n’est immuable. Ali Lmrabet se souvient : « Mes premiers pépins, ça a été des coups de fil à mes annonceurs leur demandant de me désengager. » 

Lors de sa conférence de presse annonçant la fin de l’aventure du Journal, Jamaï accuse une volonté « d’asphyxie financière ». Benchemsi sait bien de quoi son confrère parle. Quelques mois plus tard, il devra lui aussi prendre une décision douloureuse. 

En 2010, alors qu’il est l’hebdo arabophone le plus vendu, Nichane ferme. Le groupe de presse TelQuel accuse : « À cause de son indépendance et de ses positions éditoriales, Nichane a fait l’objet dès son lancement d’un large boycott publicitaire initié par le holding royal ONA/SNI et qui s’est ensuite étendu à de grands annonceurs paraétatiques et proches du pouvoir opérant dans les principaux secteurs de l’économie. »

Le pouvoir au bout du clic ?

Ironie du sort, nous sommes en 2011 et le souffle du Printemps arabe atteint le Maroc, lorsque Benchemsi écrit dans Nieman Reports : « Le Printemps de la presse marocaine semble terminé. » 

Dans les rues, de jeunes manifestants du Mouvement du 20 Février brandissent pourtant des infographies tirées des pages de Nichane qui pointent le rôle central du palais dans l’économie. 

Les débats qui agitent cette année de manifestations et de réforme constitutionnelle ressemblent à ceux qui enflamment bien des réunions de rédaction à travers la région : place de la culture amazighe, sécularisation, partage des pouvoirs… 

Au début des années 2010, la presse privée imprimée traverse une mauvaise passe. Ses grands noms observent le développement des médias en ligne à l’étranger et l’épanouissement d’une blogosphère au Maroc. 

De jeunes journalistes formés dans les rédactions « print » sont à l’aise avec l’outil numérique et s’en servent pour couvrir le Printemps arabe. 

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Quelques semaines avant le Mouvement du 20 Février, Ali Anouzla, qui a dirigé plusieurs quotidiens en arabe et a été poursuivi devant des tribunaux à plusieurs reprises, lance Lakome avec Jamaï. 

Le modèle économique du petit site bilingue indique sa fragilité et le changement durant la décennie précédente : ce sont des organismes internationaux et des institutions scandinaves qui permettent de payer quelques salaires. 

Un ancien de Nichane, Ahmed Najim, met à flot Goud, sur fonds propres. « En 2011, on a retrouvé un souffle libéral. Tout un tas de sujets étaient discutés. » Le site au ton assez libre est en dialecte marocain, dont l’usage a été un combat de Nichane. Mais la promesse de frais moindres n’empêche pas les difficultés, et les économies des sites restent souvent fragiles. 

En 2013, après la publication d’un article sur un message d’al-Qaïda, Anouzla est arrêté et accusé d’incitation au terrorisme. Des observateurs y voient une punition contre le dirigeant du site qui a couvert au plus près l’affaire Galvan, du nom d’un pédophile étranger gracié, et publié une enquête fouillée sur un système de rentes. Goud se retrouve aussi en procès en 2015 face à Mounir Majidi, secrétaire particulier du roi. 

La presse privée n’est pas morte et continue de jouer un rôle important en apportant des éclairages aux débats qui agitent la société. 

Mais Benchemsi soupire. « La récente multiplication d’affaires, je ne pensais pas la voir un jour », soupire-t-il en référence à ces dernières années, marquées par des arrestations et des procès intentés contre des journalistes, notamment contre la jeune Hajar Raïssouni, de la rédaction d’Akhbar al-Youm, en 2019 et contre Omar Radi en 2020.  

La mère du journaliste Omar Radi lors d’une manifestation en soutien à son fils, à Casablanca, le 22 septembre 2020 (AFP)
La mère du journaliste Omar Radi lors d’une manifestation en soutien à son fils, à Casablanca, le 22 septembre 2020 (AFP)

Un journaliste souffle : « Après un vent de liberté inédit, nous nous sommes réhabitués à l’autocensure et au respect des lignes rouges. Pourtant, à la base de l’indépendance de la presse, il y a aussi le sentiment pour chaque journaliste qu’il peut se saisir du sujet de son choix sans craindre la répression. » 

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