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Un gangster de Karachi devenu espion pour Téhéran met en lumière les relations compliquées entre le Pakistan et l’Iran

Les récentes révélations selon lesquelles le célèbre malfrat Uzair Baloch travaillait pour les services de renseignement iraniens révèlent au grand jour les ramifications des jeux de pouvoir internationaux et locaux
Uzair Baloch (au centre), aperçu ici lors d’un rassemblement à Karachi le 30 novembre 2011, a été arrêté en 2017 et accusé d’espionnage (Reuters)
Uzair Baloch (au centre), aperçu ici lors d’un rassemblement à Karachi le 30 novembre 2011, a été arrêté en 2017 et accusé d’espionnage (Reuters)

Début juillet, une équipe d’enquête spéciale au Pakistan a révélé qu’un gangster de Karachi très redouté avait avoué des faits d’espionnage pour le compte de l’Iran.

Uzair Baloch, chef du Comité du peuple d’Aman, aurait avoué avoir espionné pour le compte des services de renseignement iraniens en 2014.

Le 6 juillet, le ministère de l’Intérieur de la province du Sind (au sud du Pakistan) a publié un rapport détaillant les allégations selon lesquelles Uzair Baloch aurait fourni « des informations secrètes et des croquis concernant des installations et des responsables militaires à des agents étrangers ».

Mais pourquoi ces révélations éclatent-elles maintenant au grand jour ? Et que révèle l’affaire sur les relations compliquées entre Téhéran et Islamabad ?

Esprits criminels

Une équipe conjointe d’interrogatoire composée d’agents de renseignement et de représentants des forces de l’ordre a porté des accusations contre Uzair Baloch, placé en détention en avril 2017, pour 55 crimes dont des faits d’extorsion, de trafic de drogue, d’enlèvement et d’espionnage.

Le Comité du peuple d’Aman a été fondé en 2008 en tant que groupe de soutien au Parti du peuple pakistanais (PPP), le parti politique de centre-gauche qui a dirigé le Pakistan pendant la majeure partie de son histoire post-indépendance. 

Son principal fondateur, le célèbre gangster Sardar Abdul Baloch, également connu sous le nom de Rehman Dakait, a été tué lors d’un affrontement avec la police en 2009. Après la mort de Dakait, Uzair Baloch a pris la tête du groupe.

Les activités violentes et illégales de Baloch à Karachi, la plus grande métropole du Pakistan, ont donné lieu à une sévère répression du crime organisé, poussant par la suite le ministère de l’Intérieur à interdire le Comité du peuple d’Aman en 2011 en vertu de la loi antiterroriste. 

Funérailles du célèbre gangster Rehman Dakait, le 10 août 2009 à Karachi (AFP)
Funérailles du célèbre gangster Rehman Dakait, le 10 août 2009 à Karachi (AFP)

Face à la répression militaire et policière, Uzair Baloch a fui en Iran en 2013 grâce à des documents de séjour iraniens obtenus en 2006 par l’intermédiaire d’un proche, précise le rapport de l’équipe conjointe d’interrogatoire. 

Selon ce même rapport, une fois que Baloch s’est installé en Iran après avoir quitté Karachi, il est entré en contact avec un homme nommé Hajji Nasir, qui s’est arrangé pour le faire venir à Téhéran.

Alors que Nasir aurait proposé à Baloch de l’aider à s’installer dans la capitale iranienne et de lui accorder un logement gratuit, ce n’est que plus tard qu’il est entré en bons termes avec les services de renseignement iraniens et qu’il a pu organiser une rencontre, selon ses propres dires.

C’est à ce moment-là que Baloch « a partagé des informations sur certaines installations et certains responsables de l’armée », indique le rapport de l’équipe d’interrogatoire conjointe.

L’arrestation de Baloch comporte de nombreuses zones d’ombre. En 2014, Interpol a arrêté Baloch à Dubaï, alors que l’armée pakistanaise a annoncé sa détention en 2016.

« Lorsque vous avez quelqu’un d’aussi puissant et dangereux que Baloch qui avoue avoir formellement coopéré avec les services de renseignement iraniens, cela a des conséquences assez importantes sur la politique étrangère du Pakistan »

– Michael Kugelman, membre du Wilson Center

Son procès s’étant déroulé devant un tribunal militaire à huis clos, aucun détail précis n’a été rendu public concernant les informations qu’il aurait communiquées aux services de renseignement iraniens.

L’Inter-Services Intelligence (ISI) à Islamabad n’a pas répondu aux demandes répétées de commentaires formulées par Middle East Eye. Le consul général iranien à Karachi a pour sa part refusé de commenter l’affaire.

Philip Smyth, chercheur au Washington Institute, un think tank de droite, explique à Middle East Eye que la collaboration du corps des Gardiens de la révolution islamique iraniens (GRI) avec Baloch s’inscrit dans une stratégie plus large de recrutement de chefs de gangs criminels.

« Ils n’essaient pas simplement de pénétrer les réseaux spécifiques qui entourent des intérêts théologiques particuliers, comme par exemple la communauté [musulmane] chiite. Les Iraniens ont toujours utilisé les réseaux criminels », affirme Philip Smyth en pointant du doigt des documents rendus publics par WikiLeaks selon lesquels l’Iran aurait tenté de recruter le cartel criminel mexicain Los Zetas pour assassiner un diplomate saoudien aux États-Unis en 2011.

Baloch n’est pas le seul individu accusé d’activités d’espionnage au Pakistan en lien avec l’Iran. Kulbhushan Sudhir Jadhav, un ressortissant indien arrêté en 2016 pour des faits d’espionnage pour le compte des services de renseignement indiens, serait entré cette même année dans la province pakistanaise du Baloutchistan via l’Iran. 

« Lorsque vous avez quelqu’un d’aussi puissant et dangereux que Baloch qui avoue avoir formellement coopéré avec les services de renseignement iraniens, cela a des conséquences assez importantes sur la politique étrangère du Pakistan », explique à MEE Michael Kugelman, directeur adjoint du programme consacré à l’Asie du Wilson Center, établi à Washington DC.

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« Les questions frontalières entre l’Iran et le Pakistan sont principalement affectées par la rivalité confessionnelle entre l’Iran et l’Arabie saoudite. Pour le Pakistan, il s’agit d’une situation diplomatique coûteuse et difficile à l’heure actuelle. »

Baloch aurait déclaré lors d’un interrogatoire que le gouvernement iranien apportait un soutien important à des groupes violents au Pakistan, ce qui soulève des questions troublantes sur le rôle de l’Iran dans le pays voisin. 

Les 900 km de frontière entre l’Iran et le Pakistan abritent diverses cachettes de combattants. La région frontalière pakistano-iranienne a connu une recrudescence des attaques au cours des deux dernières années, ce qui a incité les deux pays à se reprocher mutuellement de ne pas investir davantage de ressources dans le but d’éliminer la menace posée par ces combattants.

Alors que l’économie iranienne est gravement touchée par les sanctions américaines, la frontière est devenue une voie cruciale pour le marché noir. 

Un recrutement de milices

« À l’heure actuelle, l’expansion de la criminalité est due à diverses raisons », estime Philip Smyth. « En premier lieu, la pression émanant des sanctions et la nécessité de diversifier le financement [de l’Iran]. C’est aussi un moyen de faire pression sur Islamabad si le Pakistan doit faire face à la criminalité, au potentiel de violence et ensuite aux autres ramifications politiques qui peuvent en découler. »

La région côtière pakistanaise du Makran, à la frontière avec l’Iran, a été transfigurée par la contrebande illégale de diesel, un trafic qui bénéficie de l’approbation des autorités locales.

Taftan Mohammed Waris, commissaire adjoint – haut fonctionnaire – à Quetta (sud-ouest), affirme à MEE que « les questions frontalières ne font pas partie de [ses] attributions ». « Je n’ai été affecté à ce poste que depuis deux mois », ajoute-t-il.

Waris faisait néanmoins partie d’une délégation pakistanaise qui a rencontré des homologues iraniens en avril pour discuter du franchissement illégal des frontières. De nombreux analystes ont émis des doutes quant au démenti du Pakistan au sujet de sa complicité dans la contrebande transfrontalière dans le Makran.

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La carrière du nouveau commandant de la force al-Qods des GRI, Ismail Qaani, qui a succédé à Qasem Soleimani après son assassinat en janvier, se concentre depuis longtemps sur l’Afghanistan et le Pakistan. Il a notamment joué un rôle essentiel dans l’établissement de liens entre la force al-Qods et des milices chiites originaires d’Afghanistan et du Pakistan.

Alors que les activités d’espionnage présumées et l’arrestation de Baloch sont antérieures à l’accession de Qaani à la direction de la force al-Qods, sa nomination à la tête de l’unité de renseignement militaire de premier plan a attiré l’attention sur les opérations iraniennes au Pakistan, étant donné l’importante population chiite du pays, certaines estimations la situant jusqu’à 20 % des 220 millions d’habitants du pays. 

Philip Smyth, qui a produit un projet sur les milices chiites pour le Washington Institute, explique à MEE que « les GRI ont recruté des centaines de chiites pakistanais pour occuper des rôles directs au sein de groupes armés dirigés par les GRI tels que Liwa Zainebiyoun », une brigade majoritairement pakistanaise qui combat en Syrie pour soutenir le président Bachar al-Assad.

Le chercheur estime que Liwa Zainebiyoun compte entre 1 500 et 3 500 membres disséminés.

Selon les estimations récentes de l’agence de presse pakistanaise Samaa, plus de 250 combattants pakistanais seraient actifs en Syrie. 

« Un bon nombre d’organisations chiites et de religieux au Pakistan soutiennent ouvertement l’idéologie islamiste transnationale iranienne du Vilayat-e Faqih [tutelle du juriste islamique] absolu. L’Iran y dispose alors d’une base plus solide », poursuit Philip Smyth.

« Sur la base de mes recherches, l’attention de l’Iran sur le Pakistan n’a pas diminué – en aucune manière. Ils continuent de recruter et de chercher des moyens d’opérationnaliser et de développer leurs liens dans le pays. »

Ismail Qaani, le successeur de Qasem Soleimani à la tête des Gardiens de la révolution (AFP)
Ismail Qaani, le successeur de Qasem Soleimani à la tête des Gardiens de la révolution (AFP)

Alex Vatanka, directeur du programme consacré à l’Iran du Middle East Institute établi à Washington, n’est pas du même avis.

« Qaani n’est pas un stratège comme Qasem Soleimani, il n’agira qu’une fois qu’un mandat aura été formulé sur le Pakistan », affirme-t-il. 

Alex Vatanka souligne toutefois que le Pakistan est bel et bien conscient des antécédents des Iraniens en matière de recrutement de représentants chiites dans le but de les aider à atteindre leurs objectifs dans la région.

Silence radio à Téhéran et Islamabad

Alors que les relations entre l’Iran et le Pakistan sont compliquées, pourquoi a-t-il fallu trois ans pour que les révélations faites par Baloch lors de son interrogatoire soient rendues publiques ?

Entre l’annonce de l’arrestation de Baloch en 2017 et la publication récente du rapport de l’équipe d’interrogatoire conjointe, l’armée pakistanaise n’a pas donné plus de détails sur les accusations d’espionnage. « Islamabad a été relativement calme et n’a pas accusé explicitement les GRI d’avoir aidé des combattants pakistanais », indique Alex Vatanka.

Dans le même temps, Téhéran n’a pas encore commenté l’affaire.

« Le timing est important, mais les processus judiciaires traînent souvent en longueur au Pakistan », explique Michael Kugelman.

Il émet néanmoins l’hypothèse que les relations de Baloch avec le PPP pourraient être instrumentalisées par le gouvernement dirigé par le parti Pakistan Tehreek-e-Insaf (Mouvement du Pakistan pour la justice, PTI) « pour porter un coup à l’opposition et révéler au grand jour ses manquements à travers sa connexion avec un criminel qui a été complice des Iraniens ».

Les tensions religieuses internes auraient contribué à convaincre certains chiites pakistanais de rejoindre les milices soutenues par l’Iran

Il reste cependant à savoir si les membres du PPP qui étaient étroitement liés à Baloch ont eu connaissance de ses activités d’espionnage pour le compte du gouvernement iranien.

Les raisons pour lesquelles Islamabad ne s’est pas montré beaucoup plus explicite au sujet du soutien iranien à des milices armées dans la région peuvent être liées à des préoccupations à l’intérieur des frontières du Pakistan. 

Les tensions religieuses internes ont contribué à convaincre certains chiites pakistanais de rejoindre les milices soutenues par l’Iran, selon un recruteur établi à Karachi, s’entretenant avec MEE sous couvert d’anonymat.

« Nous recrutons à Karachi, c’est plus facile dans les quartiers chics », explique-t-il. Mais pour le reste, mon réseau s’étend à KP [Khyber Pakhtunkhwa, province du nord-ouest] et à Parachinar », une ville de la province du Khyber Pakhtunkhwa proche de la frontière afghane. « Nous nous occupons du volet financier et beaucoup se portent volontaires. Les chiites ne sont pas bien traités au Pakistan, ils sont prêts à se venger. »

Pour Alex Vatanka, « Islamabad a tendance à minimiser le nombre de chiites pakistanais combattant en Syrie ; ils sont probablement plus nombreux étant donné que le pays possède la troisième plus grande communauté chiite au monde ».

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« Si vous êtes l’Iran et que vous avez du mal à recruter des gens pour soutenir votre cause idéologique, le Pakistan est un endroit naturel pour recruter sous la bannière de Liwa Zainebiyoun ou des GRI », poursuit-il.

Selon Michael Kugelman, ces considérations politiques pratiques ont incité le Pakistan à baisser le ton face à son voisin.

« L’importante communauté chiite au Pakistan, qui représente environ 20 % de la population, est la raison pour laquelle on n’entend pas Islamabad commenter les problèmes frontaliers avec l’Iran », indique-t-il.

« Il s’agit là d’une reconnaissance du caractère très sensible de la question, non seulement pour les relations internationales du Pakistan, mais aussi pour sa stabilité interne. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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