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Pandora Papers : comment Londres est devenue une place financière pour les dirigeants du Golfe et les grosses fortunes

Bon nombre des structures opaques utilisées pour dissimuler des richesses à tout contrôle ont été créées pendant l’Empire britannique et impliquaient le Moyen-Orient
Une statue de dragon délimite la City de Londres, la place financière de la capitale britannique (Reuters)
Une statue de dragon délimite la City de Londres, la place financière de la capitale britannique (Reuters)

Depuis qu’il a quitté l’Union européenne, le gouvernement britannique cherche à renforcer son image en interne et à l’étranger avec une série d’exercices de communication, notamment la campagne publicitaire « Britain is great », visant à « promouvoir la créativité et l’innovation britanniques auprès des investisseurs étrangers ».

Ce qu’on passe sous silence, c’est le grand talent qu’a développé le Royaume-Uni depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, lequel consiste à servir de plaque tournante pour le blanchiment d’argent, de paradis fiscal et de facilitateur de la finance mondiale.

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C’est une position que la Grande-Bretagne et ses satellites ont consolidée depuis le déclin du pays à la suite de la retraite désordonnée de l’empire. 

Les fondements des structures utilisées par les élites politiques et les grandes fortunes dans les Pandora Papers pour échapper aux impôts et à tout contrôle ont cependant été établies bien plus tôt, sous l’empire britannique lui-même, et impliquaient le Moyen-Orient.

En 1876, les tribunaux britanniques ont statué qu’une société ne devait être imposée que dans le pays d’où la société est contrôlée, ce qui permet de faire la distinction entre la domiciliation d’une société et son lieu d’activité.

Ce fut le début des accords de double imposition, où une entreprise choisit fondamentalement l’endroit où elle est imposée, c’est-à-dire invariablement là où l’impôt est le plus bas.

C’est une affaire impliquant l’Egyptian Delta Land and Investment Company qui fut la première à utiliser cette faille, laquelle, selon certains, « a fait de la Grande-Bretagne un paradis fiscal ». En 1929, un tribunal a statué que la société, qui était enregistrée au Royaume-Uni et avait déménagé son conseil d’administration en Égypte, ne paierait pas d’impôt au Royaume-Uni.

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Le secret bancaire britannique a également été développé pendant l’empire : le fonds fiduciaire, où le bénéficiaire effectif (le propriétaire réel d’un actif) n’est pas déclaré publiquement.

« Les fiducies sont des vestiges du colonialisme britannique, existant sous de multiples formes dans les anciennes colonies, soit promulguées pendant la domination impériale, soit après, lorsque le Royaume-Uni a eu une influence sur l’élaboration du droit et des lois », explique Rachel Etter-Phoya, chercheuse principale pour l’ONG Tax Justice Network (TJN), coalition de chercheurs partageant tous des préoccupations communes à propos de l’évasion fiscale, de la concurrence fiscale et des paradis fiscaux, basée au Royaume-Uni.

« La City de Londres possède une toile d’araignée de paradis satellites des îles Caïmans à Jersey qui l’alimentent. C’est le deuxième empire de la Grande-Bretagne »

- Rachel Etter-Phoya, chercheuse

Le rôle de la Grande-Bretagne en tant que facilitateur de l’évasion fiscale et du secret financier a pris de l’ampleur après la crise de Suez en 1956, lorsque le Royaume-Uni était en retrait sur la scène mondiale et que les États-Unis étaient en pleine ascension militaire et économique.

La City of London Corporation a adapté son rôle financier impérial pour devenir un marché financier mondial, y compris pour les flux financiers illicites, les profits de l’extraction des ressources et les pétrodollars.

« La City de Londres a un ensemble de règles complètement différent de celui du Royaume-Uni et possède une toile d’araignée de paradis satellites des îles Caïmans à Jersey qui l’alimentent. C’est le deuxième empire de la Grande-Bretagne », estime Rachel Etter-Phoya.

Lorsque la colonisation formelle a pris fin, la Grande-Bretagne est restée un acteur clé sur les marchés financiers en permettant à l’argent sale – ou à l’argent qui aurait dû être imposé ailleurs – de circuler par son biais.

« C’est hypocrite car la Grande-Bretagne prêche la bonne gouvernance et fournit une aide au développement au Moyen-Orient, mais en même temps, elle permet à ces pays et à d’autres de transférer de l’argent à l’étranger, en particulier les élites politiques, ce que montrent les Pandora Papers », poursuit la spécialiste.

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Les anciennes colonies et dépendances du Royaume-Uni sont au cœur du fonctionnement de cette toile d’araignée. La Grande-Bretagne se trouve au centre du réseau, avec des avant-postes dispersés dans le monde entier dans des endroits qui appartenaient autrefois à l’empire. 

Selon TJN, le Royaume-Uni représente 16 % du marché mondial des services financiers offshore. Si l’on ajoute à l’indice CTH (Corporate Tax Haven) 2021 de TJN les scores des territoires britanniques – évalués comme la contribution qu’ils apportent au secret financier mondial total – il s’agit de 22 % du total mondial.

En incluant Londres, sept des quinze principales juridictions de l’indice CTH sont des territoires d’outre-mer ou des dépendances de la Couronne, où la reine est le chef de l’État, et cinq sont d’anciennes colonies.

Par ailleurs, comme l’indique le rapport sur l’état de la justice fiscale 2020, la toile d’araignée du Royaume-Uni est responsable de plus de 49 % des 182 milliards de dollars d’impôts perdus dans le monde chaque année à cause de l’évasion fiscale à l’étranger, coûtant au monde plus de 90 milliards de dollars en impôts perdus.

Hong Kong, Singapour, les Émirats arabes unis (EAU), l’Irlande et Chypre sont indépendants, mais le système financier et les réglementations sont toujours profondément interconnectés avec Londres.

Influences géographiques et historiques

En ce qui concerne l’indice du secret financier de TJN, cinq des dix premiers sont également liés à la Grande-Bretagne : les îles Caïmans, Hong Kong, Singapour, les îles Vierges britanniques et les EAU.

« Ces places financières dupliquent tous la common law britannique [système juridique dont les règles sont principalement édictées par les tribunaux au fur et à mesure des décisions individuelles]. Le modèle de Dubaï est tiré du modèle britannique », explique Lakshmi Kumar, directeur des politiques chez Global Financial Integrity (GFI), une ONG située à Washington qui œuvre à la promotion des politiques, des mesures de protection et des ententes nationales et multilatérales.

En plus des liens historiques, la proximité géographique joue un rôle. « Si vous regardez les États-Unis, ils attirent beaucoup d’argent d’Amérique latine, que vous ne voyez pas vraiment arriver jusqu’à Londres. On constate ces influences géographiques et historiques sur les schémas de blanchiment d’argent, et l’évolution de la finance à travers le monde », explique Lakshmi Kumar.

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Les places liées au Royaume-Uni sont apparues à maintes reprises comme des paradis pour le blanchiment d’argent, l’évasion fiscale et la dissimulation des gains mal acquis par les kleptocrates, comme indiqué dans les Panama Papers et les Pandora Papers, qui recensent une multitude de politiciens arabes et de riches individus ayant eu recours aux paradis fiscaux.

Les îles Vierges britanniques ont joué un rôle particulièrement important. « Les îles Vierges britanniques, Jersey et tous ces territoires d’outre-mer sont liés d’une manière ou d’une autre à Londres. Presque toujours, il y a un document lié aux îles Vierges dans les Pandora Papers. Où que vous soyez dans le monde, les îles Vierges britanniques sont la destination intermédiaire », poursuit Lakshmi Kumar.

Tous les dirigeants du Moyen-Orient mentionnés dans les Pandora Papers avaient des entreprises aux îles Vierges britanniques : l’émir du Qatar, les Premiers ministres libanais et le roi Abdallah de Jordanie. « C’est révélateur, et cela en dit long sur leur réputation, et sur l’ampleur qu’elles ont pris », constate l’expert.

Les sociétés des îles Vierges britanniques ont été utilisées pour acheter des biens immobiliers au Royaume-Uni et ailleurs, leur véritable propriétaire demeurant inconnu jusqu’à ce que plus de 11,9 millions de dossiers confidentiels soient transmis au Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ).

« Les îles Vierges britanniques, Jersey et tous ces territoires d’outre-mer sont liés d’une manière ou d’une autre à Londres. Presque toujours, il y a un document lié aux îles Vierges dans les Pandora Papers »

- Lakshmi Kumar, directeur des politiques chez GFI

Alors que l’empire s’effondrait, Londres s’est concentrée sur les royaumes du Golfe riches en pétrole, une région dans laquelle elle pouvait continuer à exercer une influence et à faire des affaires.

Si l’Arabie saoudite a été formée en 1932, les États de la Trêve (EAU, Qatar, Bahreïn) n’ont obtenu leur indépendance que bien plus tard, en 1971, l’année où le Koweït, devenu indépendant en 1961, a pris le contrôle de ses affaires étrangères, qui étaient jusqu’alors supervisées par Londres.

« Les banques britanniques étaient présentes très tôt et conservent un certain cachet à cause de la City de Londres », estime Andrew Feinstein, directeur général de l’ONG Shadow World Investigations basée à Londres, spécialisée dans les enquêtes sur la corruption, notamment dans le commerce mondial des armes.

Dans le cadre de leur transition vers l’indépendance, la sécurité des États du Golfe était assurée par Londres, en échange d’exportations de pétrole et de pétrodollars vers la City, ainsi que d’importantes ventes d’armes, souvent louches, comme les accords d’Al Yamamah (pigeon), nom donné à une série de contrats d’armement conclus entre le Royaume-Uni et l’Arabie saoudite depuis 1985.

Les investisseurs et les élites arabes ont été encouragés à investir dans l’immobilier londonien, tout en profitant du système financier et des fonds fiduciaires de la capitale britannique.

La place dubaïote

« La grande majorité des dirigeants de la région MENA avaient des actifs au Royaume-Uni, et les autorités britanniques se sont montré extrêmement efficaces et compétentes pour les ignorer », dénonce Andrew Feinstein.

Après le Printemps arabe de 2011, il a été révélé que le président égyptien déchu Hosni Moubarak possédait de luxueuses propriétés à Londres et que le fils du dirigeant libyen Mouammar Kadhafi, Saadi, possédait une maison de plus de 11 millions d’euros à Hampstead.

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La Grande-Bretagne a certes conservé son attrait en tant que refuge sûr pour cacher des richesses et acheter anonymement des propriétés, mais Dubaï s’est taillé une place, bénéficiant directement et indirectement de ses liens historiques avec Londres.

« Dubaï et Londres sont en concurrence et coopèrent, car à certains égards, elles se nourrissent l’un de l’autre. Regardez les institutions financières, elles ont une présence importante dans les deux endroits et mènent des activités inappropriées en fonction du meilleur endroit pour ladite activité. La principale différence avec Dubaï est qu’il est assez nouveau dans le jeu », précise Andrew Feinstein.

Si Dubaï a copié le modèle londonien, d’autres emboîtent le pas, avec l’aide des Britanniques. Le Kazakhstan, autre pays riche en pétrole, tente de transformer sa capitale Noursoultan (anciennement Astana) en place financière.

« Il s’agit d’amener des avocats et d’anciens juges britanniques à créer ce centre et à faire d’Astana le Dubaï de cette région », explique Lakshmi Kumar. « Tout comme les EAU, est un centre d’affaires, mais aussi un centre de migration de la finance et du capital douteux. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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