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Syrie : quel est l’objectif final des États-Unis ?

La présence militaire américaine dans la région s’est transformée en une guerre éternelle de faible intensité, alors que Bachar al-Assad réintègre le giron régional
Un membre des Forces démocratiques syriennes se trouve près d’un véhicule militaire blindé à la périphérie de Rumaylan, dans la province de Hassaké (nord-est de la Syrie), le 27 mars 2023 (AFP)
Un membre des Forces démocratiques syriennes se trouve près d’un véhicule militaire blindé à la périphérie de Rumaylan, dans la province de Hassaké (nord-est de la Syrie), le 27 mars 2023 (AFP)

Mercredi 7 juin, les États-Unis ont annoncé l’envoi d’avions de combat F-22 en Syrie pour contrer les menaces russes. Ce fait à lui seul montre dans quelle mesure une mission militaire qui a commencé avec l’objectif de combattre le groupe État islamique (EI) s’est transformée en une mêlée géopolitique à plus grande échelle. 

Au fur et à mesure de l’évolution du conflit syrien, les rivaux de Washington, l’Iran et la Russie, se sont ancrés en Syrie, tandis que Bachar al-Assad se refait actuellement des amis dans la région.

Les troupes américaines sont arrivées dans le nord-est de la Syrie en 2015 dans le cadre de l’opération Inherent Resolve. Aux côtés des Forces démocratiques syriennes (FDS), une milice à majorité kurde, elles ont repoussé l’EI après que le groupe a déferlé sur de vastes pans de la Syrie et de l’Irak voisin. Le « califat » autoproclamé a été territorialement vaincu en 2019.

Sur le plan militaire, la mission américaine continue d’être un succès.

Lors du Ramadan de cette année, l’EI n’a mené que dix-neuf attaques en Syrie, soit une baisse de 37 % par rapport à la même période de l’an dernier et de 70 % par rapport à 2020, selon la coalition dirigée par les États-Unis.

Cette baisse intervient alors même que le groupe démontre sa pérennité dans les parties de la Syrie tenues par le gouvernement. En avril, l’EI a défait une campagne conjointe russo-syrienne dans des régions centrales du pays.

«  Une guerre éternelle »

Aujourd’hui, les États-Unis travaillent principalement avec leurs alliés kurdes pour cibler les combattants de l’EI dans un rôle de conseil et d’assistance. Ils aident également à garder environ 10 000 combattants emprisonnés et des dizaines de milliers de proches – principalement des femmes et des enfants – qui croupissent dans des camps de réfugiés sordides.

Ce mois-ci, lors d’une réunion des membres de la coalition contre l’EI en Arabie saoudite, le secrétaire d’État américain Antony Blinken a salué le succès de la mission, même s’il a mis en garde contre la « menace évolutive » que représente l’EI dans la région du Sahel et en Afrique de l’Ouest.

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Mais huit ans après l’arrivée des troupes américaines dans le nord-est de la Syrie, leurs détracteurs affirment que Washington n’est pas plus proche d’un départ que lorsque l’EI était à son apogée.

« Le nord-est de la Syrie est la définition même d’une guerre éternelle », affirme à Middle East Eye Robert Ford, ancien ambassadeur des États-Unis en Syrie. « Comme il n’y a pas de victimes américaines et que l’opération n’est pas particulièrement coûteuse, elle passe sous les radars. Et les États-Unis restent présents d’une année sur l’autre », souligne-t-il.

La justification officielle de la présence américaine réside dans les AUMF (autorisations pour des opérations militaires) de 2001 et 2002, adoptées par le Congrès après les attentats du 11 septembre. Les efforts déployés par certains membres du Congrès pour interrompre l’opération afin de limiter les pouvoirs de guerre du président n’ont pas abouti.

« Le déploiement de 900 soldats en Syrie est un moyen peu coûteux pour nous de tuer les méchants de l’EI et d’empêcher la Russie, l’Iran et Damas de consolider leur contrôle du pays », indique à MEE Andrew Tabler, chercheur principal au Washington Institute for Near East Policy et ancien directeur en charge de la Syrie au Conseil de sécurité nationale de la Maison-Blanche.

Les États-Unis sont désormais aux prises avec leurs rivaux, l’Iran et la Russie.

« Le seul motif qui permet aux États-Unis de maintenir leur présence militaire en Syrie est de dire qu’ils luttent contre le terrorisme », affirme à MEE Bassam Ishak, diplomate à Washington auprès du Conseil démocratique syrien, l’organe politique des FDS. « Mais l’objectif principal est désormais d’affaiblir l’Iran et la Russie. »

Le président Bachar al-Assad contrôle environ deux tiers du territoire syrien avec le soutien de Moscou et de Téhéran. Alors que la guerre civile dans son pays touche à sa fin, Assad s’efforce de réintégrer le giron régional.

« Le seul motif qui permet aux États-Unis de maintenir leur présence militaire en Syrie est de dire qu’ils luttent contre le terrorisme »

- Bassam Ishak, diplomate à Washington auprès du Conseil démocratique syrien

Les séismes dévastateurs de février en Syrie ont offert à Assad l’occasion de gagner la confiance de voisins tels que la Jordanie et l’Égypte. Ces efforts ont abouti à une visite historique en Arabie saoudite en mai, au cours de laquelle la Syrie a réintégré la Ligue arabe.

Les analystes estiment que l’un des objectifs à long terme d’Assad est de reconquérir le nord-est de la Syrie, une région historiquement fertile qui abrite également certains des seuls gisements pétroliers du pays, et que Damas et ses alliés ont intensifié leur action contre les États-Unis dans cette optique.

« La Russie entre dans le jeu des intermédiaires »

Les autorités américaines ont signalé une augmentation au printemps du nombre de survols russes des bases américaines. Washington est également sur ses gardes face aux intermédiaires de l’Iran. Le principal commandant américain pour la région a récemment déclaré que l’Iran avait lancé 78 attaques contre des bases américaines en Syrie depuis janvier 2021.

« Tout porte à croire que les milices iraniennes se préparent à un modèle d’attaque plus agressif contre les États-Unis », indique à MEE Michael Knights, spécialiste des milices et fondateur du site Internet Militia Spotlight. « Elles voient une opportunité de chasser les États-Unis du nord-est de la Syrie. »

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En mars, un drone kamikaze s’est écrasé contre une base américaine à Hassaké (Syrie), tuant un entrepreneur américain du secteur de la défense et blessant six militaires.

Michael Knights souligne que cette attaque de drone, qui a coïncidé avec un moment où le radar du site était abaissé pour des opérations de maintenance, était « particulièrement avancée ». Il estime que les assaillants ont pu disposer « de renseignements locaux ou d’un soutien aérien russe ».

Des informations relayées ce mois-ci, selon lesquelles l’Iran, la Syrie et la Russie renforceraient leur coordination pour chasser les États-Unis du nord-est de la Syrie en ciblant les lignes de communication terrestres à l’aide de bombes perfectionnées, renforce les craintes d’un danger accru pour les troupes américaines.

« Ils réfléchissent très sérieusement aux détails tactiques pour attaquer des véhicules américains Humvee et Cougar », constate Michael Knights. « Et la Russie entre dans le jeu des intermédiaires. »

L’ancien ambassadeur américain Robert Ford affirme toutefois que les États-Unis surestiment souvent l’importance du nord-est de la Syrie pour Damas et ses soutiens. Selon lui, ce facteur a contribué à faire dériver les États-Unis dans la région sans objectif final clair.

« Les gens à Washington continuent de penser que la présence américaine dans le nord-est de la Syrie est une importante monnaie d’échange », argumente-t-il. Assad et les Iraniens pourraient vouloir le récupérer, mais ils n’en ont pas besoin.

« Assad peut s’en sortir en contrôlant les centres de population de l’ouest de la Syrie et la présence américaine n’empêche en rien les Iraniens et les Russes de faire ce qu’ils veulent », poursuit-il. « Ce sont les frappes aériennes israéliennes qui font mal à l’Iran, pas les 900 soldats américains. »

« Les sunnites arabes se méfient des Kurdes, les Kurdes se méfient des Turcs et tout le monde se méfie des États-Unis »

– Mahmoud Meslat, expert de la Syrie

Le chercheur Andrew Tabler estime toutefois que la présence américaine n’a pris de l’importance pour Washington qu’avec la guerre en Ukraine, sur fond de signes d’une coopération croissante entre Téhéran et Moscou.

« Parfois, priver les autres de ressources est la meilleure chose que l’on puisse faire », indique-t-il à MEE. « S’il y a un désir de contrecarrer la nouvelle alliance entre la Russie et l’Iran, alors la présence américaine est importante. »

Rares sont ceux qui s’attendent à ce que les Américains s’en aillent prochainement.

Le retrait partiel des troupes américaines du nord-est de la Syrie par l’ancien président Donald Trump en 2019 a ouvert la voie à une incursion turque qui a suscité des critiques visant les États-Unis, accusés d’abandonner leurs alliés kurdes.

La Turquie considère les FDS soutenues par les États-Unis comme une extension du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), que les États-Unis, l’Union européenne et Ankara désignent en tant qu’organisation terroriste. L’administration Biden est également consciente des risques d’un nouveau retrait militaire américain de la région, après le retrait chaotique des troupes américaines d’Afghanistan

« Pas d’objectif final »

« Il n’y a pas d’objectif final pour les États-Unis en Syrie, mais il est généralement admis qu’un retrait serait un véritable fiasco », indique à MEE Sam Heller, expert de la Syrie au Century Institute, établi à Beyrouth.

La présence américaine pourrait toutefois être réduite autrement.

Les alliés kurdes de Washington ont entamé des discussions avec Damas au sujet d’un éventuel accord politique, mais il n’y a guère de signes de progrès. Les analystes doutent qu’Assad, qui appartient à la minorité alaouite syrienne, trouve un réel avantage à contrôler une région composée principalement de Kurdes et de musulmans arabes sunnites, ou qu’il soit en mesure de le faire.

Des combattants rebelles syriens soutenus par la Turquie participent à un entraînement militaire à Tadef, dans l’est de la province d’Alep, le 23 mai 2023 (AFP)
Des combattants rebelles syriens soutenus par la Turquie participent à un entraînement militaire à Tadef, dans l’est de la province d’Alep, le 23 mai 2023 (AFP)

« Pour Damas, le plus important est de conclure un accord avec les Turcs. Il y a des limites à ce que les FDS peuvent offrir à la Syrie », observe Sam Heller.

Alors que le président Recep Tayyip Erdoğan s’est assuré un nouveau mandat de cinq ans à l’issue des récentes élections en Turquie, certains signes indiquent qu’il cherche à prendre le train en marche dans la région et à se réconcilier avec Assad.

Le mois dernier, les ministres turc, syrien, russe et iranien des Affaires étrangères se sont rencontrés à Moscou dans le cadre de discussions à un niveau inédit depuis le début de la guerre en Syrie. La Turquie elle-même s’est taillé une part importante du nord de la Syrie, où sa présence militaire et administrative éclipse celle de son allié au sein de l’OTAN, les États-Unis. 

Mais alors que la mission américaine dans le nord-est de la Syrie se poursuit depuis huit ans, certains craignent que Washington ne tombe dans la suffisance.

« Les États-Unis se contentent de jeter leur argent aux cheikhs. Pour l’instant, les gens ont faim, alors ils se taisent »

- Mahmoud Meslat, expert de la Syrie à l’Oberlin College

Selon Mahmoud Meslat, expert de la Syrie à l’Oberlin College et issu d’une famille éminente de la région, les tensions entre les communautés kurde et arabe signifient qu’il y aura toujours un ressentiment latent que l’EI pourra exploiter. 

« Les États-Unis ne veulent pas en entendre parler », explique-t-il à MEE. « Ils se contentent de jeter leur argent aux cheikhs. Pour l’instant, les gens ont faim, alors ils se taisent. »

La Maison-Blanche et le département américain de la Défense n’ont pas répondu aux demandes d’interview formulées par MEE

« Les sunnites arabes se méfient des Kurdes, les Kurdes se méfient des Turcs et tout le monde se méfie des États-Unis », ajoute-t-il. « Mais la Russie et l’Iran parlent à tout le monde et les États-Unis restent les bras croisés. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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