Tunisie : les liens avec les États-Unis en matière de défense perdurent malgré la réduction des aides
Un aspect discret du partenariat militaire entre les États-Unis et la Tunisie est en train de « se développer », alors que la démocratie dans le pays du Maghreb s’effrite et que son économie souffre.
En mai, la 133e compagnie d’ingénieurs de la garde nationale du Wyoming se rendra en Tunisie pour participer à la construction de champs de tir et d’un site de formation à la lutte contre les engins explosifs improvisés (EEI). Le mois suivant, les troupes tunisiennes participeront à des exercices militaires organisés par l’US Northern Command dans le Wyoming.
« Les relations sont absolument en train de se développer », indique à Middle East Eye le général de brigade David Pritchett, directeur de l’état-major interarmées de la garde nationale du Wyoming. « Nous renforçons actuellement notre coopération. »
Les liens entre la Tunisie et le Wyoming remontent à 2004 et à une association dans le cadre d’un programme fédéral reliant les armées étrangères aux unités de garde nationale des États.
L’an dernier, la garde nationale du Wyoming a envoyé des sous-officiers en Tunisie dans le cadre d’un atelier. L’objectif était d’améliorer la capacité de leurs homologues à faire preuve de réactivité et à prendre des décisions rapides. Les autorités américaines estiment qu’une formation similaire dispensée à des soldats de haut rang a permis de transformer l’armée ukrainienne, autrefois de type soviétique, en une force de combat moderne plus efficace.
« Il s’agit de la même méthode que celle utilisée par la garde nationale de Californie avec l’Ukraine, qui était une armée très hiérarchisée », explique David Pritchett à MEE. « La constitution d’un corps de sous-officiers professionnalisés a joué un rôle essentiel dans le succès de la lutte de l’Ukraine contre la Russie.
Le partenariat avec la Tunisie s’inscrit dans le contexte d’une répression autoritaire menée par le président Kais Saied, qui met en péril l’une des seules démocraties à avoir émergé des manifestations du Printemps arabe de 2011.
À l’été 2021, Saied, élu démocratiquement, a fermé les portes du Parlement. Il l’a remplacé par une assemblée de pure forme et a réécrit la Constitution pour consolider son pouvoir. Depuis, il a lancé une vague d’arrestations visant des journalistes, des activistes et des opposants politiques.
L’administration Biden oscille entre la réprimande et le dialogue avec Saied. Elle a réduit les aides accordées à la Tunisie. La demande de budget du département d’État pour 2024 prévoyait une baisse d’environ 70 % du soutien économique, qui passerait de 45 millions de dollars à 14,5 millions de dollars.
L’aide militaire américaine a fortement diminué l’année qui a suivi le coup de force de Saied, mais s’est maintenue depuis.
Le département d’État a demandé 45 millions de dollars pour 2024 dans le cadre du programme de financement militaire étranger (FMF) en Tunisie, des fonds destinés à l’achat d’armes américaines, soit le même montant que l’année dernière. Des réductions moins importantes ont été demandées pour les programmes de lutte contre le terrorisme et les stupéfiants.
Des relations anciennes entre les armées
La relation entre la Tunisie et la garde nationale du Wyoming montre à quel point les liens en matière de sécurité peuvent être solides et multiformes, mais aussi qu’ils ne s’arrêtent pas aux sommes allongées.
Le budget annuel du programme de partenariat pour l’ensemble des 95 pays participants n’est que de 40 millions de dollars, une somme dérisoire dans le vaste monde des dépenses de défense des États-Unis, mais appréciée à sa juste valeur, selon les analystes.
« L’engagement peut être plus important que les fonds », indique à MEE Sharan Grewal, expert de l’armée tunisienne à la Brookings Institution. « La Tunisie pourrait se tourner vers la Russie ou la Chine pour combler le déficit budgétaire de 30 ou 40 millions de dollars. »
William Lawrence, ancien diplomate américain en Tunisie, affirme à MEE que les officiers tunisiens apprécient encore plus la formation américaine que la formation française. « Ils comprennent que personne ne peut se comparer à l’armée américaine. »
« Les formations conjointes et les voyages aux États-Unis sont en partie une récompense pour bonne conduite. C’est un moyen pour l’armée d’entretenir le moral et la loyauté. La coopération avec les États-Unis confère à l’armée une légitimité », souligne-t-il.
Les relations entre les armées tunisienne et américaine remontent à la guerre froide. Contrairement à ce que l’on a observé chez les voisins algériens ou égyptiens, l’armée n’a pas joué un rôle dominant dans l’histoire post-coloniale de la Tunisie.
Le premier président tunisien Habib Bourguiba puis, plus tard, le dirigeant Zine el-Abidine Ben Ali se méfiaient de l’armée. Ils l’ont affaiblie au profit des services de sécurité et de la garde nationale.
« L’armée tunisienne a commencé à former des armées d’Afrique subsaharienne. Nous formons désormais les formateurs »
– Sharan Grewal, expert à la Brookings Institution
Selon des diplomates et des analystes, le refus de l’armée de suivre les ordres de Ben Ali et d’ouvrir le feu sur les manifestants en 2011 est l’une des raisons pour lesquelles la Tunisie a échappé au chaos qui a frappé d’autres États à la suite du Printemps arabe.
La démocratie tunisienne s’est enracinée, ce dont l’armée a profité.
Ses dépenses se sont envolées, passant de 572 millions de dollars en 2010 à 1 milliard de dollars en 2016. Les États-Unis ont financé la société civile en Tunisie tout en cherchant à se rapprocher de l’armée. En 2015, la Tunisie a été désignée en tant qu’allié majeur non membre de l’OTAN, une décision qui lui donne accès à des systèmes d’armement et de formation américains de qualité supérieure.
La vague d’attentats survenue dans les années suivantes a encore intensifié la coopération. En 2017, des Marines américains ont combattu aux côtés de l’armée tunisienne contre des militants d’al-Qaïda près de la frontière algérienne, bien que les deux gouvernements aient minimisé leurs activités conjointes.
La réorientation des États-Unis vers la lutte contre les groupes armés au Sahel et en Afrique de l’Ouest a imposé de nouvelles responsabilités à la Tunisie et intervient alors que Washington cherche à contrôler la présence sécuritaire croissante de la Russie dans le voisinage méridional de Tunis.
« L’armée tunisienne a commencé à former des armées d’Afrique subsaharienne. Nous formons désormais les formateurs. Cela a renforcé l’importance de la Tunisie en tant que partenaire stratégique », explique à MEE Sharan Grewal de la Brookings Institution.
En mars, les forces spéciales tunisiennes ont participé à un programme d’exercices militaires mené par les États-Unis, appelé Flintlock, au Ghana et en Côte d’Ivoire. Avec le Ghana, le Sénégal, Djibouti et le Maroc, la Tunisie accueillera cet été le programme d’exercices militaires Africa Lion, l’une des plus grandes projections de puissance militaire des États-Unis sur le continent.
Une armée tunisienne apolitique ?
La garde nationale du Wyoming du général de brigade David Pritchett s’entraîne aux côtés de l’armée tunisienne avec des hélicoptères Blackhawk et des avions de transport C-130. Le général décrit un partenariat mutuellement bénéfique. « Nous apprenons autant d’eux qu’ils apprennent de nous », assure-t-il à MEE.
Des détracteurs estiment néanmoins qu’au bout de près d’une décennie de coopération avec l’Occident, l’armée tunisienne a échoué à son test. Lorsque Saied a ordonné la fermeture du Parlement, l’armée a obtempéré en envoyant des chars pour en bloquer l’entrée.
« L’armée tunisienne martèle qu’elle est apolitique, mais ils ne comprennent pas ce terme de la même manière que les Américains », affirme à MEE Monica Marks, spécialiste de la Tunisie et professeure à l’Université de New York à Abou Dabi. « Pour eux, être apolitique, c’est obéir aux ordres de l’autocrate. »
Saied recourt aux tribunaux militaires pour poursuivre ses opposants politiques. Le rôle de l’armée dans sa répression a été souligné lundi dernier lorsque le président a fait arrêter son principal opposant politique à ce jour, Rached Ghannouchi (81 ans), chef d’Ennahdha, qui se définit comme un parti de démocrates musulmans.
Dans un communiqué publié mercredi dernier, le département d’État a décrit l’arrestation de Ghannouchi, suivie de la fermeture du siège du parti Ennahdha, comme « une escalade troublante de la part du gouvernement tunisien à l’encontre d’opposants présumés ».
À l’instar d’autres prisonniers politiques, Ghannouchi a été emmené dans les quartiers militaires d’une unité antiterroriste. Kais Saied, ancien professeur de droit et outsider politique, apparaît régulièrement en compagnie de responsables militaires lors de conférences de presse.
« Il est clair que Saied tente activement de rallier l’armée à son entreprise de consolidation dictatoriale », souligne Monica Marks.
Saied semble avoir pris note de la crainte de ses prédécesseurs autocratiques à l’égard de l’armée. « Il licencie et rétrograde arbitrairement, remanie les portefeuilles pour affecter des loyalistes aux échelons supérieurs de l’armée », explique à MEE l’ancien diplomate américain William Lawrence.
« Saied tente activement de rallier l’armée à son entreprise de consolidation dictatoriale »
– Monica Marks, professeure à l’Université de New York à Abou Dabi
Il a nommé un ancien amiral et un ancien général comme ministres. L’an dernier, il a également déployé un nouveau régime de retraite pour les militaires de profession et leurs familles.
« Les choses se passent plutôt bien pour l’armée tunisienne sous Saied », reconnaît Sharan Grewal. « Sur le plan politique, l’armée est d’accord avec ce qu’il fait, mais ces gains font également partie des raisons pour lesquelles ils le soutiennent. »
L’un des débats actuels à Washington porte sur la question de savoir si une réduction de la coopération militaire aura pour effet de céder davantage de terrain à Saied, confient à MEE des sources au fait des réflexions au sein de l’administration Biden.
D’une manière générale, le Pentagone défend un maintien des aides, tandis que le département d’État pousse en faveur de leur réduction, mais la ligne de démarcation n’est pas claire.
Le secrétaire américain à la Défense, Lloyd Austin, a émis certaines des critiques les plus acerbes à l’encontre de Tunis lors d’un discours en août dernier : « Dans toute l’Afrique, les partisans de la démocratie, de la liberté et de l’État de droit luttent contre les forces de l’autocratie, du chaos et de la corruption », a-t-il déclaré. « Nous ressentons ces vents contraires en Tunisie », a-t-il ajouté.
Un interlocuteur plus prévisible
La détérioration de la situation économique de la Tunisie pourrait renforcer l’argumentaire des partisans d’un maintien des liens avec l’armée. Selon des documents divulgués, Kais Saied a également rendu un rapprochement plus difficile en criminalisant les contacts avec des diplomates occidentaux.
« Saied est un interlocuteur fantasque et imprévisible », indique à MEE, sous couvert d’anonymat, un diplomate occidental au fait des réflexions au sein de l’administration Biden.
Le dirigeant tunisien a brandi des théories du complot qui ont donné lieu à de violentes attaques contre des migrants africains. Il a accusé le Fonds monétaire international (FMI) de lui imposer des « diktats » après avoir refusé un prêt d’1,9 milliard de dollars que les analystes jugent nécessaire pour éviter l’effondrement économique du pays.
« Le raisonnement de Washington et des capitales européennes est que nous avons fait des investissements importants après 2011 dans une armée qui est relativement professionnelle pour la région », poursuit le diplomate. « Si la Tunisie implose, il faudra qu’il y ait des adultes dans la salle pour discuter et il y a de bons partenaires au sein de l’armée tunisienne. »
« Si la Tunisie implose, il faudra qu’il y ait des adultes dans la salle pour discuter et il y a de bons partenaires au sein de l’armée tunisienne »
– Un diplomate occidental
Alors que la démocratie tunisienne s’effrite, le président américain Joe Biden est confronté à des appels provenant de son propre parti pour qu’il mette un frein aux relations militaires avec le pays.
« L’administration Biden a, je pense, misé sur l’armée tunisienne », a déclaré le sénateur démocrate Chris Murphy en avril. « Je dirais que nous devrions plutôt miser sur la société civile. »
Selon Monica Marks, il est raisonnable pour les États-Unis de vouloir continuer de travailler avec Tunis sur la lutte contre le terrorisme et de maintenir leur dialogue historique avec les chefs militaires. Si elle doute que les réductions des aides militaires aient l’« effet démocratisant » que certains espèrent, elle estime qu’un examen plus rigoureux s’impose.
« À l’heure actuelle, il n’est pas du tout certain que l’argent du gouvernement américain n’est pas consacré à des usages problématiques, comme la réduction au silence de dissidents politiques légitimes », ajoute-t-elle.
La loi Leahy interdit l’octroi d’aides américaines à des forces de sécurité étrangères coupables de violations des droits de l’homme.
En parallèle, le partenariat se poursuit. Le général de brigade Lamjed Hammami, haut gradé de l’armée tunisienne, a participé à une réunion de haut niveau rassemblant des responsables africains de la défense, organisée par les États-Unis à Rome le mois dernier.
Et l’armée tunisienne devrait participer au 30e anniversaire du programme de partenariat de la garde nationale, qui sera organisé par le Pentagone dans le courant de l’année.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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