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Guerre en Ukraine : comment le conflit a altéré les liens en matière de défense au Moyen-Orient

Poids lourds régionaux, l’Iran et la Turquie ont fourni des drones et d’autres types d’armes aux deux belligérants de cette guerre européenne
Un drone lors d’un exercice militaire dans un endroit tenu secret en Iran, le 24 août 2022 (Reuters)

Une année s’est écoulée depuis que la Russie a lancé son invasion de l’Ukraine et le plus grand conflit en Europe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale a eu d’importantes ramifications pour le Moyen-Orient. 

Depuis le début des combats en février dernier, la Russie a étendu ses relations militaro-techniques avec l’Iran à un niveau sans précédent et cela pourrait avoir des répercussions stratégiques significatives pour la région au sens large.

En outre, deux grandes puissances du Moyen-Orient, la Turquie et l’Iran, arment activement les deux camps de cette guerre européenne en leur fournissant leurs drones militaires faits maison. 

Analyste spécialiste du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord au sein de la société d’analyse des risques Rane, Ryan Bohl explique à Middle East Eye que le conflit a créé deux grandes dynamiques.

« [La fourniture de drones par Ankara et Téhéran dans ce conflit est] sans précédent dans l’histoire moderne. C’est généralement l’Europe qui vient au Moyen-Orient plutôt que l’inverse »

- Ryan Bohl, analyste

« Une sérieuse remise en question de la fiabilité de l’équipement militaire russe par rapport à celui de l’OTAN, étant donné la piètre performance des systèmes haut de gamme russes en Ukraine, et un rapprochement du développement militaire entre l’Iran et la Russie. »

En outre, les pays de la région qui ont tendance à se tourner vers l’Occident ne peuvent plus considérer la Russie comme un « plan B » viable pour leurs besoins en matière de défense, par rapport aux États-Unis

« Non seulement cet équipement n’est potentiellement pas aussi efficace qu’ils le voudraient, mais leurs liens avec la Russie leur feront courir le risque de sanctions occidentales », développe Ryan Bohl.

« La question reste ouverte quant à la capacité de la Russie en guerre à maintenir ses exportations en matière de défense alors qu’elle a besoin d’autant d’équipements en Ukraine. »

« Un showroom pour l’Iran et la Turquie »

Avant la guerre, la Turquie avait vendu à l’Ukraine environ une vingtaine de drones Bayraktar TB2. Depuis l’invasion, Ankara a plus que doublé ce nombre, en vendant au moins une cinquantaine de drones supplémentaires à Kyiv. 

Le poids lourd régional qu’est l’Iran a fourni à la Russie des centaines de drones kamikazes bon marché de type Shahed (drones chargés d’explosifs à usage unique) dont Moscou s’est servi contre le réseau électrique ukrainien. Téhéran nie invariablement fournir à la Russie le moindre drone depuis le début de la guerre.

L’Iran et la Turquie ont également prévu de construire des usines pour produire leurs drones localement en Russie et en Ukraine.

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Ryan Bohl estime que la fourniture de drones par Ankara et Téhéran dans ce conflit est « sans précédent dans l’histoire moderne. C’est généralement l’Europe qui vient au Moyen-Orient plutôt que l’inverse ».

« Mais si c’est remarquable d’un point de vue historique, les drones qui sont fournis font simplement partie de la gamme de systèmes d’armes utilisés pour alimenter la guerre. »

Bien que les drones iraniens sèment la désolation sur les infrastructures ukrainiennes et que les TB2 turcs offrent à Kiev des avantages tactiques, Ryan Bohl souligne qu’aucun de ces systèmes n’a véritablement changé la donne sur le plan stratégique.

« Au contraire, alors que la guerre s’enlise, dans une guerre des tranchées semblable à la Première Guerre mondiale, les drones ne sont qu’une partie de la dynamique stratégique des deux camps, et ne sont pas plus susceptibles de contribuer à des changements stratégiques que le déploiement de tout autre système d’armement. » 

Néanmoins, Ankara et Téhéran pensent que le fait que leurs propres drones participent à cette guerre conventionnelle moderne s’avérera bénéfique pour eux. 

Nicholas Heras, directeur de la stratégie et de l’innovation au think tank New Lines Institute à Washington, indique que le grand bénéfice pour l’Iran est l’opportunité de tester sur le terrain ses systèmes d’armement en scénario de guerre.

« Les Iraniens pourront tirer des leçons des expériences russes en Ukraine et les appliquer sur le champ de bataille contre Israël et dans le scénario d’un conflit avec des États du Golfe comme l’Arabie saoudite qui disposent de systèmes anti-aériens sophistiqués », explique-t-il à MEE

« La guerre en Ukraine est un showroom pour l’Iran et la Turquie. »

La Russie et l’Iran

L’une des répercussions stratégiques les plus significatives de la guerre en Ukraine pour le Moyen-Orient est le renforcement de la relation stratégique entre Moscou et Téhéran, dont l’exemple parfait est la fourniture par l’Iran de drones à la Russie alors que cette dernière serait en pénurie de munitions et de missiles à guidage de précision.

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En décembre 2022, la Maison-Blanche a déclaré que la Russie avait offert à l’Iran « un niveau sans précédent de soutien militaire et technique qui a transformé leur relation en partenariat de défense totale ». Elle a également mis en garde contre le fait que la fourniture attendue à l’Iran de Su-35 par les Russes en 2023 « renforcera significativement la force aérienne iranienne par rapport à ses voisins ». 

« La coopération militaire russo-iranienne est assez remarquable en ce qu’elle est l’émergence d’une stratégie militaire plus cohérente entre les deux pays », indique Ryan Bohl.

Il est probable selon lui que l’Iran et la Russie continuent de tisser des liens dans les technologies de missiles balistiques et de drones, mais aussi de coopérer également de manière à échapper aux sanctions occidentales pour faire entrer des technologies occidentales pour ces programmes.

D’un autre côté, il est peu probable que l’Iran déploie une force expéditionnaire significative en Ukraine en raison des manifestations en cours dans le pays et il est également peu probable que la Russie devienne un garant déclaré de la sécurité iranienne.

La perspective d’un développement d’armes nucléaires par l’Iran ne serait pas non plus bien accueillie par la Russie, que Téhéran soit ou non un partenaire stratégique. 

« Donc, pour l’instant, il s’agit d’une alliance pour des drones et des missiles – une alliance asymétrique – plutôt que quelque chose de semblable à la coopération étroite de l’OTAN », résume Ryan Bohl.

« Depuis [1988], l’Iran a coopéré avec Moscou sur un certain nombre de sujets mais il y a toujours eu une certaine méfiance entre les deux camps et des limites à leur coopération »

- James Devine, Université Mount Allison

Néanmoins, une telle coopération reste problématique pour les États du Golfe et Israël, compte tenu en particulier de la campagne anti-Iran de ce dernier.

« Le niveau de coopération entre l’Iran et la Russie est effectivement sans précédent », renchérit James Devine, professeur adjoint à la faculté de politique et relations internationales de l’université Mount Allison du Nouveau-Brunswick. 

« En 1988, l’ayatollah Khomeini déclarait que l’Iran ne devait s’aligner ni avec l’Est ni avec l’Ouest, mais devait au contraire préserver son indépendance », indique-t-il à Middle East Eye. « Depuis lors, l’Iran a coopéré avec Moscou sur un certain nombre de sujets mais il y a toujours eu une certaine méfiance entre les deux camps et des limites à leur coopération. »

« Plus important encore, peut-être, Téhéran ne s’est jamais laissé devenir trop proche de la Russie », poursuit James Devine. « En pratique, la politique iranienne a toujours été tournée plus vers l’Est que vers l’Ouest, mais Téhéran a toujours entretenu quelques relations avec l’Occident, en particulier du côté européen, et ne s’est jamais laissé devenir un satellite russe. »

Un recalibrage des relations ?

Depuis le début du conflit, cela semble changer bien que la guerre n’en soit pas l’unique raison. 

Le président iranien Ebrahim Raïssi et son administration ont montré qu’ils favorisaient une politique étrangère plus orientée à l’est depuis sa prise de fonction en 2021. 

De manière plus générale, Raïssi et son cabinet se méfient de l’Occident et du précédent gouvernement du président Hassan Rohani. Ils étaient également sceptiques à propos du fait de parvenir au moindre accord avec les États-Unis. 

James Devine souligne que l’échec des négociations sur le nucléaire iranien a renforcé cette tendance, tout comme la réponse musclée des autorités iraniennes, condamnée par l’Occident, aux manifestations nationales qui ont commencé en septembre.

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En se mettant du côté de la Russie dans la guerre en Ukraine, l’Iran semble vouloir s’aliéner totalement l’Occident, y compris l’Europe. 

« Je pense que ce n’est pas juste le fait qu’il y ait plus d’armes vendues entre les deux ou que le niveau de coopération économique s’élève, mais que Téhéran souhaite soutenir la Russie dans ce que l’Occident interprète comme une attaque directe contre l’ordre mondial libéral », commente James Devine. 

Reste à voir néanmoins si c’est une stratégie viable pour Téhéran à long terme, puisqu’il y a déjà des voix dissidentes au sein de l’élite iranienne. 

James Devine note également que « l’autre côté de l’équation orientale est problématique pour Téhéran ».

Il cite en exemple la récente visite de Raïssi en Chine. Lors de ce voyage, le président iranien a exprimé son mécontentement devant l’absence de progrès dans la relation bilatérale à la suite du programme de coopération de 25 ans signé par la Chine et l’Iran à Téhéran en mars 2021. 

« Le fait que l’Iran ait récemment été en pourparlers avec l’Ukraine suggère que Téhéran pourrait essayer de recalibrer l’équilibre entre l’Est et l’Ouest, au moins un peu », conclut James Devine.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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