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Guerre en Ukraine : le Moyen-Orient se mue en bouée de sauvetage pour l’économie russe

Le conflit a donné plus de poids et d’indépendance au Moyen-Orient, permettant au Kremlin d’éviter l’isolement
Loin d’être traité en paria, le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov a été bien accueilli au Moyen-Orient (MEE)

La Russie fait son bonhomme de chemin au Moyen-Orient : tentatives de ventes d’armes, construction de centrales nucléaires et organisation de sommets. Tout cela souligne comment, un an après l’invasion de l’Ukraine, ses liens dans la région résistent – et dans certains cas se sont renforcés –, contrecarrant les tentatives occidentales visant à isoler le Kremlin.

En Europe, la Russie est enlisée et meurtrie par une invasion qui a fait entre 100 000 et 200 000 morts ou blessés dans ses rangs, selon diverses estimations occidentales.

Dans le même temps, l’OTAN resserre les rangs autour de Kyiv, allant plus loin dans les livraisons d’armes de défense avec les chars Leopard 2 et les missiles Patriot.

Aidée par un hiver exceptionnellement doux, l’Union européenne se détourne rapidement des énergies fossiles russes, déjouant – pour l’instant – les tentatives du Kremlin de se servir de ses énormes ressources gazières et pétrolières comme d’une arme.

Mais au Moyen-Orient, la situation est tout autre.

Armes « éprouvées au combat »

Le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov a été reçu en Arabie saoudite, en Égypte et aux Émirats arabes unis. Même la Jordanie, qui dépend de l’aide américaine, a reçu le chef de la diplomatie du Kremlin et a continué à saluer le rôle « stabilisateur » de la Russie en Syrie.

« Si l’Occident continue à voir la guerre en Ukraine comme un point d’inflexion historique, il est clair que le Moyen-Orient la voit comme une guerre régionale lointaine », explique à Middle East Eye Gregory Gause, expert en politique du Moyen-Orient à l’Université A&M du Texas. 

Chercheuse invitée au Conseil européen pour les relations internationales, Cinzia Bianco estime que les liens durables dont bénéficie la Russie dans la région montrent que les dirigeants du Moyen-Orient adoptent « une toute nouvelle ambiguïté stratégique », une initiative payante selon eux puisqu’aucune fin à cette guerre ne se profile à l’horizon. 

« C’est désormais l’Arabie saoudite qui gère et la Russie qui coopère »

- Gregory Gause, Université A&M (Texas)

Lundi, les entreprises de la défense russe ont sorti le grand jeu pour un clinquant salon de l’armement à Abou Dabi, où elles ont exposé des « drones kamikazes » semblables à ceux déployés en Ukraine. Elles ont même promu leur utilisation sur le champ de bataille comme argument de vente.

« La plupart des produits présentés ont déjà été testés en conditions réelles de combat. C’est l’un des principaux avantages des armes russes sur leurs rivales », assure Sergueï Tchemezov, patron du conglomérat militaro-industriel public russe Rostec, selon le service de presse de l’entreprise.

En Égypte, Rosatom, société publique russe spécialisée dans le nucléaire, poursuit la construction d’une centrale.

Le plus peuplé des pays arabes était considéré comme l’un des plus vulnérables aux répercussions de la guerre en raison de ses liens avec la Russie et sa dépendance aux importations. À eux deux, la Russie et l’Ukraine fournissaient auparavant plus de 80 % du blé importé en Égypte et les finances déjà précaires du Caire ont immédiatement souffert de la hausse des cours des matières premières et de la chute du tourisme.

Les fusils de sniper et les maquettes de véhicules blindés et d’avions militaires exposés au pavillon russe lors de l’International Defence Exhibtion (IDEX) à Abou Dabi (AFP)
Les fusils de sniper et les maquettes de véhicules blindés et d’avions militaires exposés au pavillon russe lors de l’International Defence Exhibtion (IDEX) à Abou Dabi (AFP)

Mais l’Égypte se retrouve aujourd’hui plus dépendante que jamais vis-à-vis de la Russie.

La part du blé russe dans les importations totales de l’Égypte a grimpé de 50 % en 2001 à 57 % en 2022. Contrairement à l’Europe, qui réduit sa dépendance vis-à-vis des produits critiques russes, Le Caire double la mise.

« C’est bien entendu une question de prix, reconnaissait le ministre égyptien de l’Approvisionnement Ali Moselhy en janvier. Nous achetons quelle que soit l’origine. »

Ailleurs, les relations économiques sont en plein boom, conséquence du refus des capitales moyen-orientales de ratifier les sanctions occidentales.

« À l’épreuve des sanctions »

« Le Moyen-Orient est une véritable bouée de sauvetage économique pour la Russie », indique à MEE Anna Borshchevskaya, experte russe au Washington Institute for Near East Policy.

« C’est l’une des raisons pour lesquelles l’économie russe n’a pas été plus durement frappée par les sanctions occidentales. »

Les échanges (hors pétrole) entre les Émirats arabes unis et la Russie ont augmenté de 57 % dans les neuf premiers mois de 2022 – battant tous les records – et le ministre émirati du Commerce extérieur Thani bin Ahmed Al-Zeyoudi s’est engagé en décembre à « aller encore plus loin ».

Les riches russes ont afflué à Dubaï après l’invasion du 24 février dernier.

La ville-État tape-à-l’œil accueille tout le monde, des oligarques liés au Kremlin aux employés de la tech insoumis. Les Russes figuraient parmi les principaux acheteurs dans l’immobilier à Dubaï l’année dernière.

Chose rare et signe de leur poids économique croissant, les Émirats ont approuvé l’implantation d’une banque russe en février.

Le président russe Vladimir Poutine rencontre le président turc Recep Tayyip Erdoğan à Astana au Kazakhstan, le 13 octobre 2020 (AFP)
Le président russe Vladimir Poutine rencontre le président turc Recep Tayyip Erdoğan à Astana au Kazakhstan, le 13 octobre 2020 (AFP)

Mais les échanges croissants des Émirats avec la Russie ne sont rien en comparaison avec le membre de l’OTAN qu’est la Turquie. La valeur des échanges bilatéraux a explosé d’environ 200 % alors même que la guerre fait rage. Ankara montre un appétit particulièrement vorace en ce qui concerne les énergies russes à prix cassés.

Signe de l’inquiétude croissante de Washington vis-à-vis de cette situation, la Maison-Blanche a dépêché un responsable du ministère des Finances en Turquie et aux Émirats arabes unis en février dans le but de faire pression sur ces pays afin qu’ils rompent leurs liens commerciaux avec la Russie. 

« La mauvaise qualité des armes russes a été révélée […]. Il y a un déclin manifeste de l’intérêt pour les équipements militaires russes au sein des pays du CCG »

- Cinzia Bianco, Conseil européen pour les relations internationales

Toutefois, Cinzia Bianco, de l’ECFR, doute que les États-Unis parviendront à une quelconque avancée : « Ces pays pensent pouvoir rester sur une position non alignée pendant encore un moment. »

Elle précise que la guerre en Ukraine est considérée comme « un test » avant une plus grande confrontation qui devrait avoir lieu entre la Chine et les États-Unis.

« La guerre a offert aux États du Golfe une chance de réfléchir à mettre leurs systèmes à l’épreuve des sanctions », a-t-elle ajouté.

Mais les facteurs économiques ne sont qu’un élément de ces liens qui perdurent.

Renversement de situation pour Poutine

En ouvrant les bras à Moscou, les dirigeants du Moyen-Orient piquent l’Occident.

Riyad et Abou Dabi s’irritent de ce qu’ils perçoivent comme une leçon de morale en matière de droits de l’homme de la part des Américains et du mépris de Washington pour leurs inquiétudes concernant leur sécurité. 

Leur flirt avec le Kremlin coïncide avec un moment où les États du Golfe se sentent particulièrement en confiance, leurs finances sont au beau fixe grâce aux recettes gazières et pétrolières et les États-Unis et l’Europe les courtisent, à la recherche d’influence.

« Le pétrole et le gaz du Golfe reviennent au cœur des conversations mondiales concernant la sécurité énergétique », fait remarquer à MEE Kristian Coates Ulrichsen, politologue du Baker Institute (Université Rice, à Houston). 

« C’est un renversement de situation pour Poutine », poursuit Ulrichsen. « Son isolement a permis à Mohammed Ben Salmane de revenir sur la scène mondiale. »

Le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov à une réunion du Conseil de coopération du Golfe, dans la capitale saoudienne Riyad, le 1er juin 2022 (AFP)
Le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov à une réunion du Conseil de coopération du Golfe, dans la capitale saoudienne Riyad, le 1er juin 2022 (AFP)

La nature de la relation entre la Russie et l’Arabie saoudite a également changé.

Tous deux ont conclu une alliance en 2016 en fusionnant l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) dirigée par les Saoudiens avec les producteurs de brut dominés par les Russes pour créer l’OPEP+.

« Nous avons un partenariat très important avec la Russie concernant l’OPEP+ », déclarait le ministre saoudien des Affaires étrangères, le prince Faisal ben Farhan al-Saoud, à Davos (Suisse) en janvier, « partenariat qui a offert une stabilité au marché du pétrole… nous allons nous engager avec la Russie là-dessus ».

Mais Riyad pourrait avoir maintenant pris le dessus dans cette relation.

« La guerre n’a pas impacté la capacité de la Russie à atteindre ses grands objectifs au Moyen-Orient »

- Anna Borshchevskaya, Washington Institute for Near East Policy

« La Russie n’est plus en mesure de jouer le type de rôle indépendant sur le marché du pétrole mondial qui constituait le fondement de l’OPEP+ », commente Gregory Gause, de l’Université A&M du Texas.

« C’est désormais l’Arabie saoudite qui gère et la Russie qui coopère. »

La guerre a également modifié la dynamique liant la Russie et l’Iran.

Tous deux étaient partenaires dans la guerre en Syrie, où l’aviation russe s’est associée aux supplétifs iraniens sur le terrain pour sauver le gouvernement du président Bachar al-Assad.

Mais à présent, analystes comme diplomates soutiennent que les deux pays vont au-delà d’un mariage de convenance dans les points chauds et se dirigent vers un partenariat plus idéologique.

La première visite de Vladimir Poutine en dehors de l’ex-Union soviétique depuis l’invasion de l’Ukraine a été en Iran.

Poutine a promis d’accélérer la candidature de la République islamique à l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), un grand bloc sécuritaire d’Asie centrale conçu comme contrepoids à l’influence occidentale en Eurasie.

Outre les promesses diplomatiques, les analystes estiment que la Russie est plus dépendante de Téhéran que l’inverse car Moscou se tourne vers l’Iran pour ses drones armés.

« C’est l’Iran qui a véritablement gagné le plus de poids. Il fournit à Poutine les armes dont il a besoin sans tarder », précise Gause. 

Le ministre turc de la Défense Hulusi Akar (au centre) et le chef turc des renseignements Hakan Fidan (à droite) en visite à Moscou, le 29 décembre 2022 (ministère turc de la Défense)
Le ministre turc de la Défense Hulusi Akar (au centre) et le chef turc des renseignements Hakan Fidan (à droite) en visite à Moscou, le 29 décembre 2022 (ministère turc de la Défense)

Mais les ventes d’armes sont le seul domaine où la guerre en Ukraine a nui aux perspectives russes dans la région, d’après les analystes. MEE signalait l’année dernière que la Russie était face à des pénuries d’approvisionnement à cause de la guerre et qu’elle devait reporter le service de ses clients. 

Même si la présence russe au salon de l’armement IDEX d’Abou Dabi a suscité le buzz médiatique, hormis avec l’Iran, qui a récemment conclu une promesse d’achat concernant des avions de chasse Su-35, Moscou n’est pas parvenu à sceller de nouveaux contrats majeurs.

L’Égypte est revenue sur l’achat de ces mêmes avions qu’elle avait planifié l’année dernière et optera pour les F-15 américains.

En outre, les piètres performances militaires de Moscou en Ukraine ne lui ont pas facilité la tâche sur le marché des riches États du Golfe, indique Cinzia Bianco.  

« La mauvaise qualité des armes russes a été révélée aux capitales du CCG [Conseil de coopération du Golfe]. Il y a un déclin manifeste de l’intérêt pour les équipements militaires russes au sein des pays du CCG. Ils misent sur les armes de l’OTAN », indique-t-elle.

Le chemin de Damas

Mais en Syrie, où l’objectif de la Russie était de normaliser le gouvernement d’Assad aux yeux des dirigeants de la région, Moscou semble avoir le vent dans le dos. 

En mars 2022, Assad a été accueilli aux Émirats pour sa première visite dans un pays arabe depuis le début de la guerre en Syrie – moins d’un mois après l’invasion russe de l’Ukraine.

Guerre en Ukraine : Moscou freiné dans sa quête de contrats d’armement au Moyen-Orient
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Alors que les forces russes étaient décimées dans l’offensive acharnée sur la ville ukrainienne de Bakhmout, le Kremlin a atteint son objectif de long terme en janvier : négocier des pourparlers entre les chefs de la défense et des renseignements de son allié syrien et de la Turquie. 

Plus récemment, les deux séismes meurtriers ont accéléré l’élan régional pour ramener Damas dans le jeu.

Le gouvernement d’Assad a reçu de l’aide de l’Arabie saoudite et a accueilli d’importants diplomates jordaniens et émiratis à Damas.  

Lundi, Assad s’est rendu à Oman pour son second voyage dans un pays arabe depuis le début de la guerre syrienne il y a douze ans.

Anna Borshchevskaya, du Washington Institute, estime qu’un an après le début de la guerre en Ukraine, qu’importe la mauvaise progression du conflit, le Kremlin peut dresser un bilan assez satisfaisant de ses performances au Moyen-Orient. 

« La Russie a tenté de préserver ses gains sans encourir de perte. Dans l’ensemble, elle a parfaitement réussi », dit-elle.

« La guerre n’a pas impacté la capacité de la Russie à atteindre ses grands objectifs au Moyen-Orient. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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