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Le séisme dans les zones antigouvernementales en Syrie : un malheur pour les victimes, une aubaine pour Assad

La nécessité d’apporter de l’aide aux populations touchées par le tremblement de terre pourrait contraindre l’Occident et les pays arabes à sortir le gouvernement syrien de son isolement diplomatique
Un poster de Bachar al-Assad décoré avec des fleurs en papier, à Damas, le 22 juin 2022 (AFP/Louai Beshara)
Un poster de Bachar al-Assad décoré avec des fleurs en papier, à Damas, le 22 juin 2022 (AFP/Louai Beshara)

Cette semaine, alors que plusieurs voix se sont élevées, comme celle de la communauté catholique de Sant’Egidio, dont le siège est à Rome, pour que les sanctions à l’encontre de la Syrie soient suspendues, une information publiée mardi 7 février dans le quotidien Le Figaro affirmait que le président français Emmanuel Macron était « tenté par un rapprochement avec Bachar al-Assad ».

Depuis le séisme meurtrier qui a frappé la Turquie et la Syrie lundi, plusieurs analystes assurent que le président syrien « pourrait profiter du drame pour sortir de son isolement diplomatique ».

En jeu : l’accès au dernier grand bastion des forces antigouvernementales, dans le nord-ouest de la Syrie, qui compte 4,8 millions de personnes.

La quasi-totalité de l’aide humanitaire y est acheminée de Turquie par Bab al-Hawa, l’unique point de passage, garanti par une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies. Mais le séisme a mis à mal les routes et contrarie les livraisons de colis humanitaires.

Acheminer de l’aide à partir du territoire syrien contrôlé par Damas est par ailleurs épineux diplomatiquement. Cela suppose aussi que Damas consente à la transmettre aux populations de la zone rebelle et que les belligérants s’accordent sur sa distribution.

Le passage de Bab al-Hawa, contesté par Damas et Moscou, qui dénoncent une violation de la souveraineté syrienne, a été maintenu pour six mois supplémentaires jusqu’au 10 juillet. Sous la pression de la Russie et de la Chine, les trois autres points de passage ont été supprimés.

« Une zone d’ombre d’un point de vue légal et diplomatique »

Damas, sous le coup de sanctions internationales depuis le début de la guerre en Syrie en 2011, a pressé la communauté internationale de lui venir en aide alors que le bilan du séisme ne cesse de s’alourdir.

Or venir en aide à la population syrienne « dans le contexte politique d’un pouvoir qui a déclenché une guerre civile qui dure depuis plus de dix ans » est compliqué, a consenti mardi Laurence Boone, secrétaire d’État française chargée de l’Europe, devant l’Assemblée nationale, ajoutant que la France privilégiait l’aide via les ONG et les Nations unies.

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« La Syrie reste une zone d’ombre d’un point de vue légal et diplomatique », témoigne Marc Schakal, le responsable du programme Syrie de Médecins sans frontières, exhortant à acheminer l’aide « au plus vite ». 

Il redoute que les ONG locales et internationales ne soient dépassées dans un pays ravagé par douze années de guerre civile, qui oppose forces antigouvernementales, combattants islamistes, forces kurdes et armée du gouvernement de Bachar al-Assad, soutenu par l’Iran et la Russie.

L’aide est d’autant plus cruciale que « la situation de la population était déjà dramatique », renchérit le professeur Raphaël Pitti, un responsable de l’ONG française Mehad, particulièrement inquiet pour la province d’Idleb.

« La terrible tragédie qui a frappé la Syrie et la Turquie constitue une claire opportunité pour Bachar al-Assad », qui va « essayer de faire progresser le processus de normalisation de son régime avec le reste du monde arabe », explique à l’AFP l’analyste Nick Heras, chercheur pour le think tank New Lines Institute.

Même si « cette crise humanitaire n’exonèrera pas son régime aux yeux des pays occidentaux », selon ses termes, plusieurs signaux indiquent qu’un rapprochement n’est plus aussi inconcevable qu’avant.

Quelques heures après le séisme, le président syrien a reçu un appel de son homologue égyptien qui lui a présenté ses condoléances, premier contact entre les deux hommes depuis l’accession d’Abdel Fattah al-Sissi au pouvoir en 2014.

Les Émirats arabes unis – qui ont cherché ces dernières années à ramener Damas dans le giron arabe, rouvrant leur ambassade dans la capitale syrienne en 2018 et accueillant le président syrien à Abou Dabi l’année dernière – ont déjà promis une aide d’au moins 50 millions de dollars et envoyé des avions chargés d’aide humanitaire.

La France veut prendre le train en marche

Le roi de Bahreïn a de son côté appelé le président Assad lundi, premier contact officiel entre les deux hommes en plus de dix ans.

Le Liban, qui dit maintenir une politique de distanciation vis-à-vis du conflit syrien, a également envoyé mercredi une délégation à Damas pour la première visite officielle de haut niveau depuis le début du conflit.

Le Qatar, accusé d’avoir financé l’opposition armée au président syrien et qui n’a pas encore normalisé ses relations, a lui aussi rapidement promis son aide.

Dans ce contexte, « Emmanuel Macron pense qu’il y a une entreprise de réhabilitation d’Assad menée par les alliés arabes de la France, et peut-être bientôt le président turc Recep Tayyip Erdoğan », a confié une source à l’Élysée citée par Le Figaro. 

« Regarde-t-on le train passer au risque d’être écarté du processus ? », s’interroge-t-on dans l’entourage d’Emmanuel Macron. « [Le président] a bien compris que tout le monde bouge autour de la Syrie. Il est préoccupé à l’idée de rater ce moment. »

Et l’aide humanitaire pourrait ouvrir la voie à « un canal pour un engagement diplomatique durable », estime Nick Heras.

D’autant que depuis 2018, certains pays arabes pressent à une normalisation des relations avec Bachar al-Assad, notamment via une réintégration au sein de la Ligue arabe. Le siège de la Syrie au sein de cette organisation régionale est vide depuis la suspension provisoire de son adhésion en novembre 2011 – dix-huit pays sur les vingt-deux que compte la Ligue avaient voté pour cette exclusion.

L’argument avancé en faveur d’une normalisation : « Que Bachar al-Assad garde ou quitte le pouvoir n’est pas important, ce qui est important est de stabiliser la situation en Syrie, c’est cela le grand intérêt du Moyen-Orient et de la région arabe », défendait en 2018 le député irakien Jassim Mohamed Jafar.

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En 2021, la frontière entre la Jordanie et la Syrie a été entièrement rouverte au commerce et les vols entre les capitales ont repris, tout comme la coopération dans les domaines de la sécurité et de l’eau. En 2022, le Hamas, le mouvement palestinien qui dirige la bande de Gaza, a rétabli ses relations avec le gouvernement syrien après plus de dix ans d’éloignement.

Il reste encore des résistances : Riyad et Doha sont opposés à ce retour, reprochant à Bachar al-Assad de n’avoir rien fait pour se faire accepter de nouveau au sein de la communauté arabe, alors qu’Abou Dabi n’a posé aucune condition à cette réintégration de la Syrie. Le Caire a conditionné ce retour à la capacité de son gouvernement à montrer qu’il pouvait gérer les conséquences des dix années de conflit dans le pays, notamment « sa dimension humanitaire ainsi que le problème des réfugiés ».

Aron Lund, membre du groupe de réflexion Century International, se veut prudent, estimant que le président syrien « va essayer de saisir l’opportunité actuelle », d’autant plus que la crise pourrait faciliter des contacts bilatéraux entre Damas et des États jusqu’ici réticents à la normalisation.

L’Arabie saoudite, qui a rompu ses liens avec Damas en 2012 et soutenu l’opposition au début du conflit, a ainsi promis une aide, y compris aux zones contrôlées par le gouvernement.

Une source au Centre d’aide humanitaire et de secours du roi Salmane a déclaré à l’AFP que l’aide serait envoyée directement à l’aéroport international d’Alep, tenu par Damas, ainsi qu’au Croissant-Rouge syrien dans la capitale, précisant toutefois qu’il n’y avait pas de canaux directs avec le gouvernement de Bachar al-Assad.

Dégel accéléré

Le séisme pourrait par ailleurs accélérer le dégel des relations en cours depuis quelques mois entre Damas et Ankara, qui soutient les rebelles dans le nord-ouest du pays, selon Aron Lund. « Les deux pays ont désormais en commun un problème qui va au-delà des frontières et des désaccords politiques », estime-t-il.

Pendant que Damas qualifie la guerre civile de complot fomenté par les Occidentaux visant à renverser le pouvoir syrien et affirme que la crise économique est liée aux sanctions internationales qui frappent le pays depuis 2011, l’ambassadeur syrien aux Nations unies Bassam Sabbagh a annoncé que son pays était prêt « travailler avec ceux qui veulent aider les Syriens ».

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Le chef de la diplomatie syrienne, Fayçal Moqdad, a déclaré que Damas était prêt à « faciliter » l’arrivée de l’aide des organisations internationales.

La Syrie a sollicité l’aide de l’Union européenne pour des secours, a annoncé le commissaire européen Janez Lenarčič, encourageant les États membres de l’UE à apporter cette assistance tout en soulignant « l’importance de s’assurer » que l’aide ne sera « pas détournée ».

Les États-Unis ont pour leur part indiqué mardi travailler avec des ONG locales en Syrie pour venir en aide aux victimes, refusant tout contact avec Damas. « Les fonds iront bien sûr au peuple syrien, pas au régime », a martelé le chef de la diplomatie américaine Antony Blinken.

L’ambassadeur syrien aux Nations unies Bassam Sabbagh s’est voulu rassurant en affirmant que cette aide irait « à tous les Syriens sur tout le territoire ». Avec une condition : que celle-ci soit acheminée de l’intérieur de la Syrie sous le contrôle de Damas.

« Tous les acteurs internationaux, y compris la Russie, devraient user de leur influence sur le régime syrien pour que l’aide humanitaire aux victimes puisse arriver », a commenté la ministre allemande des Affaires étrangères Annalena Baerbock.

Interrogée sur la demande d’assistance faite par Damas à l’Union européenne, une porte-parole du ministère allemand des Affaires étrangères, Andrea Sasse, a indiqué que Berlin était prêt à aider, mais « maintiendrait ses contacts avec le régime [syrien] au strict minimum ».

Mais pour de nombreux experts, une normalisation est déjà en marche. Emmanuel Dupuy, président de l’Institut Prospective et Sécurité, la voit « au niveau de la Ligue arabe ». « La Syrie pourrait, de son côté, faire valoir ‘’un retour en grâce du fait qu’elle est victime’’ de ce séisme. »

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