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Tunisie : le pari risqué du souverainisme économique de Kais Saied

En refusant les « injonctions étrangères », Kais Saied tente de renégocier les termes de l’accord avec le FMI alors que le pays est au seuil du défaut de paiement, en jouant de la rivalité entre puissances. Mais une alternative est-elle crédible ?
Les rayons vides d’un supermarché à Tunis, après une vague de pénuries sur les produits de première nécessité, le 12 janvier 2023 (AFP/Fethi Belaïd)
Les rayons vides d’un supermarché à Tunis, après une vague de pénuries sur les produits de première nécessité, le 12 janvier 2023 (AFP/Fethi Belaïd)

Le choix du symbole est éloquent : c’est depuis le mausolée de Habib Bourguiba pour le 23e anniversaire du décès de l’artisan de l’indépendance politique tunisienne, le 6 avril, que Kais Saied a choisi de rejeter « les injonctions de l’étranger qui ne mènent qu’à davantage d’appauvrissement ». 

Une manière de lancer une bataille pour l’indépendance économique, en tentant d’imposer au Fonds monétaire international (FMI) ses conditions, avant de conclure un accord jugé vital pour éloigner le risque d’un défaut de paiement.

Depuis 2011, l’État tunisien a été entraîné dans une spirale d’endettement qu’il ne parvient plus à enrayer. La dette publique atteint désormais 90 % du PIB.

Le secrétaire d’État américain Antony Blinken (à gauche) rencontre le président tunisien Kais Saied (à droite) lors du Sommet des dirigeants États-Unis-Afrique, le 14 décembre 2022 à Washington, DC (AFP/Kevin Dietsche)
Le secrétaire d’État américain Antony Blinken (à gauche) rencontre le président tunisien Kais Saied (à droite) lors du Sommet des dirigeants États-Unis-Afrique, le 14 décembre 2022 à Washington, DC (A

Il a de plus en plus de mal à se financer alors que cette année, il manque 24 milliards de dinars (7,2 milliards d’euros) pour boucler un budget 2023 de 69 milliards (20,4 milliards d’euros, dépenses et service de la dette compris).

Ce n’est pas tant le montant de la dette publique, somme toute modeste (35 milliards d’euros comparés au 3 000 milliards d’euros de la dette publique française), qui pose problème que les anticipations sur sa « soutenabilité », autrement dit la capacité de l’État tunisien à maîtriser ses finances, tributaire elle-même du dynamisme de l’économie.

Or, ces anticipations pour la Tunisie sont de plus en plus négatives, ce qui, par les jeux des taux d’intérêt, augmente le coût du remboursement de la dette, obligeant à emprunter davantage à des conditions toujours moins favorables.

Un cercle vicieux que seul un retour de la confiance peut interrompre. Un prêt du FMI, lié à des réformes structurelles, est de nature à restaurer cette confiance, ciment d’un système financier. Dans une période de crise mondiale où elle est de plus en plus sollicitée, l’institution financière ne peut plus s’offrir le luxe du laxisme, elle doit préserver sa crédibilité et donc la capacité de ses prêts à rassurer les créanciers. 

Un scénario d’effondrement

La France s’est dite prête à couvrir le besoin de financement résiduel pour 2023 et 2024, l’Italie plaide la cause de la Tunisie devant les bailleurs de fonds internationaux, même l’Union européenne est prête à maintenir son aide, mais tous y mettent une condition : la conclusion d’un accord avec le FMI et la mise en œuvre effective des réformes.

Le principe d’un prêt d’1,9 milliard de dollars en quatre tranches était acquis depuis l’accord technique conclu avec le gouvernement le 15 octobre. Mais, échaudé par l’échec des deux précédents plans de 2013 et 2016, le FMI conditionnait son déblocage à un engagement formel du chef de l’État à mettre en œuvre des réformes destinées à améliorer structurellement les finances publiques.

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Notamment la suppression progressive des subventions des produits de première nécessité et de l’énergie, la réduction de la masse salariale de l’État et la réforme des entreprises publiques. Des réformes socialement coûteuses. Kais Saied a évoqué le précédent des émeutes du pain en 1984 lorsque la suppression brutale des subventions avait déclenché un vaste soulèvement populaire.

Le gouvernement a interrompu l’augmentation du prix des carburants en décembre pour ne pas accabler davantage les Tunisiens déjà éprouvés par une inflation galopante. D’autre part, le président n’a toujours pas promulgué le décret-loi sur la réforme de la gouvernance des entreprises publiques, adopté par le gouvernement le 9 février.

La tonalité souverainiste du discours de Kais Saied semble indiquer rupture avec le FMI. Mais l’entretien accordé par le ministre des Affaires étrangères Nabil Ammar au quotidien italien La Repubblica le 5 avril laisse plutôt penser qu’il s’agit d’une posture de négociation et que la Tunisie essaie de monnayer sa coopération à la lutte contre l’émigration clandestine pour assouplir les conditions de l’accord.

Dans ce cas, l’accord technique conclu en octobre 2022 serait caduc et il faudrait plusieurs mois de travail pour le redéfinir. Le FMI est-il disposé à renégocier sur de nouvelles bases ? Autrement dit, qui a le plus à perdre à un non-accord ?

« Les agences de notation financière ne pourront que prendre acte de l’insolvabilité prochaine de la Tunisie […]. Le défaut de paiement semble inéluctable à un horizon de six à huit mois »

- Hamza Meddeb, Carnegie-Middle East Center

Pour dramatiser les conséquences d’un refus tunisien, Josep Borrell, le chef de la diplomatie européenne, comme Antony Blinken, le secrétaire d’État américain, ont évoqué le scénario d’un « effondrement ».

« Les agences de notation financière ne pourront que prendre acte de l’insolvabilité prochaine de la Tunisie », explique à Middle East Eye Hamza Meddeb, directeur du programme d’économie politique du Moyen-Orient au Carnegie-Middle East Center.

« Les règles prudentielles interdiront alors à l’Union européenne d’engager le moindre euro en Tunisie. Les taux d’intérêt vont augmenter et renchérir le coût du service de la dette. Les réserves de changes fondront rapidement. À court de devises, la Tunisie ne pourra plus importer. Les rayons seront vides, les usines à l’arrêt. Le dinar perdra sa valeur. Le défaut de paiement semble inéluctable à un horizon de six à huit mois », prédit-il.

Une restructuration de la dette ne pourra se faire qu’aux conditions des bailleurs, qui seront peu enclins à l’indulgence.

Une nouvelle géopolitique arabe

Pour accroître la force de négociation de la Tunisie, Kais Saied assure : « Nous sommes capables de trouver les remèdes économiques et sociaux qui répondent aux attentes de notre peuple. » Mais lesquels ? La réponse est moins financière que géopolitique.

Pour relativiser la dépendance de la Tunisie à l’Occident, le chef de l’État tente de jouer sur le mouvement de pluralisation de l’ordre mondial et d’effritement de l’hégémonie occidentale. Mais ces marges de manœuvre sont-elles crédibles ?

Le 27 mars, le président Abdelmadjid Tebboune a réitéré le soutien sans faille de l’Algérie à la Tunisie et annoncé l’organisation d’une conférence des donateurs arabes à son profit, réunissant notamment l’Arabie saoudite, le Qatar et les Émirats arabes unis.

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« Que représentent pour ces pays 3 ou 4 milliards de dollars qui pourraient rapidement être mobilisés […] pour pallier le chantage inique des institutions financières internationales, qui ont arrêté les négociations avec ce pays pour des raisons fondamentalement politiques [sa sortie du modèle de la démocratie libérale] , déguisées en refus d’introduction de réformes structurelles par le gouvernement tunisien ? », a-t-il estimé.

L’Algérie cherche évidemment à se donner un peu de profondeur régionale face au Maroc (vecteur de l’ordre occidental dans la région, au point d’avoir signé l’accord de normalisation avec Israël tout en restreignant les libertés fondamentales bien davantage que la Tunisie). Mais financièrement, elle ne peut guère aider la Tunisie davantage qu’à boucler ses fins de mois.

Quant aux États du Golfe, ils ne sont plus déterminés par les intérêts politiques qui les incitaient à soutenir la Tunisie dans les années 2010 quand celle-ci leur fournissait un terrain d’affrontement pour leur lutte d’influence, dont l’un des points d’achoppement était l’implantation d’un islam politique inspiré des Frères musulmans intégré au jeu démocratique, que ne voulaient pas l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. Leur querelle est désormais éteinte et le parti islamo-conservateur Ennahdha n’est plus au pouvoir en Tunisie.

Par ailleurs, sollicités à plusieurs reprises depuis le 25 juillet 2021, date du coup de force de Kais Saied, ces États ont déjà fait savoir qu’ils conditionnaient eux aussi leur aide à la garantie de soutenabilité de la dette qu’offrirait un accord avec le FMI. Plus encore, certains exigent en contrepartie des concessions d’exploitation d’infrastructures publiques, voire des cessions d’actifs.

Quant aux États du Golfe, ils ne sont plus déterminés par les intérêts politiques qui les incitaient à soutenir la Tunisie dans les années 2010 quand celle-ci leur fournissait un terrain d’affrontement pour leur lutte d’influence

Toutefois, les États du Golfe sont eux aussi en train de s’autonomiser à l’égard de l’Occident. Leur position sur l’Ukraine n’est pas alignée sur celle des États-Unis et des Européens. Le récent rapprochement entre l’Arabie saoudite et l’Iran, parrainé par la Chine, constitue une bifurcation majeure dans cette direction.

Dans ce contexte, un appui à la tentative tunisienne de modification de ses alliances pourrait être un moyen d’étoffer cette reconfiguration. Mais le bénéfice paraîtrait maigre, et dans tous les cas, le geste ne sera certainement pas désintéressé.

Un rapprochement avec les BRICS

L’hypothèse d’un rapprochement avec le groupe des puissances émergentes des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud ; l’Algérie pourrait les rejoindre dans l’année) est de plus en plus évoquée. Mais cette alliance n’est pas dotée d’instrument d’appui financier. Au mieux, la Tunisie peut-elle espérer attirer de nouveaux investisseurs.

La Chine et la Russie tentent essentiellement de profiter des brèches dans l’ordre occidental pour pousser leur avantage. Toutefois, la Russie avance sans grand projet global et surtout sans puissance économique alors qu’elle est embourbée dans la guerre en Ukraine.

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La Chine en revanche déploie une stratégie pour « s’imposer comme une puissance incontournable » en s’appuyant sur un Sud global hétérogène, unifié par le refus de s’arrimer aux intérêts stratégiques occidentaux.

« Mais la Tunisie est loin de son espace géopolitique », tempère Hamza Meddeb. « S’immiscer dans le voisinage européen au risque de provoquer des tensions pour un atout stratégique faible ne présenterait pas beaucoup d’intérêt pour la Chine. »

Le coup de poker de Kais Saied mise donc sur des cartes internationales dont il ignore encore la force.

Quant aux atouts intérieurs, ils sont tout aussi aléatoires. Pour le moment, les moteurs de la croissance tunisienne tournent au ralenti. Les échanges extérieurs se contractent et le déficit commercial se creuse.

La consommation est assommée par une inflation à deux chiffres et une chute du pouvoir d’achat. Le tourisme a certes rebondi en 2022, mais continue de reposer sur un modèle low cost dépassé.

L’extraction de phosphate en 2022 était en baisse par rapport à 2021 (3,56 tonnes contre 3,72 ; 8,3 tonnes en 2010). Les industries mécaniques restent cantonnées à la sous-traitance.

S’il existe une classe d’entrepreneurs demandeurs d’un accès au marché, il s’agit surtout de ceux que le verrouillage de l’économie condamne à la marginalisation ou à l’informel

La Tunisie n’est pas parvenue à améliorer sa place dans la chaîne de valeur du commerce mondial. La stratégie industrielle à l’horizon 2035 mise d’une part sur les processus de relocalications post-covid et d’autre part sur un rôle de pont entre l’Europe et l’Afrique.

Mais encore faudra-t-il être attractif pour les investisseurs. Or, jamais l’investissement public et privé n’a été aussi faible (le taux d’investissement n’est que de 12 % du PIB, contre 23 % en 2010).

La Turquie offre un exemple des conditions de réussite relative de construction d’une puissance économique et d’une autonomie stratégique : « L’existence d’une classe d’entrepreneurs anatoliens en recherche de débouchés et d’une politique d’État favorable a offert à Recep Tayyip Erdoğan une base politique et matérielle pour affirmer la puissance turque sur la scène régionale et consolider son pouvoir. Et cette stratégie s’est étalée sur plusieurs décennies », explique encore Hamza Meddeb.

Ces conditions ne sont pas réunies en Tunisie. S’il existe une classe d’entrepreneurs demandeurs d’un accès au marché, il s’agit surtout de ceux que le verrouillage de l’économie condamne à la marginalisation ou à l’informel.

Même si certains ont pu accumuler un peu de capital, c’est essentiellement à travers des échanges commerciaux et non une production de valeur ajoutée.

Les sociétés citoyennes créées par Kais Saied en mars 2022 pour permettre à des individus dépourvus de capital de s’intégrer dans un projet économique et pour valoriser les ressources locales pourront, dans le meilleur des cas, dynamiser quelques régions délaissées par le modèle économique tourné vers la compétitivité internationale – mais difficilement constituer à elle seule la base matérielle d’une indépendance économique. 

Un narratif souverainiste

Les besoins énergétiques européens offrent un débouché aux énergies renouvelables, solaires notamment, produites en Tunisie. Le projet italo-tunisien de câble sous-marin Elmed ouvre quelques perspectives, à condition que les retombées du projet ne soient pas captées essentiellement par l’Italie.

La Tunisie n’a pas les ressources en hydrocarbures de l’Algérie ou du Venezuela, qui lui permettraient de s’offrir le luxe d’un non-alignement. L’information extirpée d’une étude géologique américaine par le site de propagande russe Sputnik sur des réserves de pétrole et de gaz au large de la Tunisie susceptibles d’en faire un « important producteur d’énergie en Afrique du Nord » évoque en réalité un potentiel de gisement non prouvé.

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Quant aux réserves de gaz de schiste, outre les dégâts écologiques de la fracturation hydraulique, l’énorme consommation d’eau que requiert leur extraction n’est guère compatible avec le stress hydrique chronique qui semble s’installer.

Quand Kais Saied a rouvert, en mars, le contentieux avec la Libye tranché par un arbitrage de 1982 autour du partage des bénéfices du champ pétrolier d, le moins que l’on puisse dire est que cette revendication n’a pas été bien reçue par les voisins libyens.

La perspective d’une rente en hydrocarbures est donc aussi hypothétique qu’éloignée dans le temps.

Kais Saied semble enfin miser sur la récupération des avoirs des biens mal acquis sous l’ancien régime par la Commission de réconciliation pénale installée en décembre 2022.

Ils représenteraient un montant évalué à 13,5 milliards de dinars (4 milliards d’euros) sur la base du rapport d’enquête sur la corruption rendu en décembre 2011, resté quasiment lettre morte depuis.

« Nous sommes dans une course contre la montre pour restituer l’argent spolié du peuple », s’est irrité le chef de l’État le 20 mars, constatant que les travaux de la commission n’avaient pas avancé. Après tant d’années, il est douteux qu’une telle somme puisse être récupérée.

L’omniprésence des interventions, des recommandations voire des remontrances étrangères durant cette décennie de transition, associée à l’expérience d’un déclassement collectif et individuel, a réactivé le sentiment souverainiste et plus précisément anti-occidental

Kais Saied doit une grande part de sa popularité persistante à la certitude répandue qu’une minorité a détourné à son profit les richesses du pays et l’argent de l’État. Une conviction enracinée dans les modalités même de la construction de l’État moderne.

Elle a été l’un des ressorts de la révolution quand la famille Trabelsi avait cristallisé cette colère contre elle. Elle s’est déplacée à présent contre les acteurs de la transition.

Durant une dizaine d’années, l’afflux d’argent pour « promouvoir la démocratie »,  soutenir des réformes, financer des projets d’investissement, verser des salaires à des experts, subventionner des associations, alors que dans le même temps, la situation sociale de la majorité se dégradait et le pays s’endettait, a nourri le discrédit durable à l’encontre d’une classe politique qui, selon les termes de Kais Saied, « avide de pouvoir, compte sur des parties étrangères et complote contre la sécurité de l’État après avoir spolié des milliards ».

L’omniprésence des interventions, des recommandations voire des remontrances étrangères durant cette décennie de transition, associée à l’expérience d’un déclassement collectif et individuel, a réactivé le sentiment souverainiste et plus précisément anti-occidental.

Ces perceptions fournissent une base populaire à la mission que Kais Saied s’est fixée de réaliser la souveraineté économique de la Tunisie en l’adossant à une souveraineté populaire exprimée sans le filtre des partis politiques.

Ce narratif conserve pour le moment assez de capacité de séduction pour lui offrir une relative résilience sociale face à la crise. Sera-t-il suffisant pour affronter la tempête à venir ?

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Thierry Brésillon is an independent journalist based in Tunis since April 2011. He previously edited a monthly publication for an international solidarity organisation and covered the conflicts in Africa and in Israel-Palestine. He tweets @ThBresillon
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