La France paye ses petits compromis politiques avec la Tunisie
C’est une déclaration qui a fait couler beaucoup d’encre. En marge du sommet de la Francophonie qui s’est tenu à Djerba (île au sud-est de la Tunisie) en novembre 2022, Emmanuel Macron a été interrogé par TV5Monde sur la dérive autoritaire dont est accusé Kais Saied par l’opposition et les défenseurs des droits de l’homme.
Le locataire de l’Élysée y a répondu de manière alambiquée : « Ce n’est pas au président de la République française d’expliquer au président tunisien ce qu’il doit faire dans son pays. »
🇹🇳#SommetDjerba2022 :"Ce n'est pas au président français d'expliquer au président tunisien ce qu'il doit faire dans son pays"
— TV5MONDE Info (@TV5MONDEINFO) November 20, 2022
Emmanuel Macron était en entretien exclusif sur TV5MONDE depuis le Sommet de la Francophonie. À retrouver dans son intégralité sur https://t.co/SyHUtMmZok pic.twitter.com/vC8cYjK0JP
« Ce pays a vécu une révolution, il a vécu le terrorisme. Il a vécu comme tout le monde le covid et la déstabilisation. Il est aujourd’hui dans un moment de grand changement. Je souhaite que ce changement politique puisse aller jusqu’au bout », a-t-il ajouté.
Le chef de l’État français a également exprimé son souhait de voir « un apaisement au sujet des libertés politiques, de la libre expression des médias », en relevant : « Un grand constitutionnaliste comme lui [Kais Saied] y sera vigilant ».
Il a enfin souhaité voir les discussions entre la Tunisie et le Fonds monétaire international (FMI) « aller jusqu’au bout et être validées, parce que la Tunisie a besoin d’un soutien économique et financier forts ».
De Jacques Chirac à Frédéric Mitterrand
La réponse d’Emmanuel Macron, qui se voulait sans doute neutre, était en réalité un soutien au régime en place.
Ce n’est pas la première fois qu’un président français se cache derrière le passé colonial pour éviter de condamner les dérives autoritaires.
En effet, la position d’ancienne puissance occupante n’a jamais empêché les déclarations complaisantes et condescendantes, comme celle de Jacques Chirac, qui en 2003 déclarait : « Le premier des droits de l’homme, c’est manger, être soigné, recevoir une éducation et avoir un habitat […]. De ce point de vue, il faut bien reconnaître que la Tunisie est très en avance sur beaucoup de pays. »
En 2008, alors que les grèves du bassin minier de Gafsa laissaient entrevoir une répétition générale de ce qui allait devenir une révolution, Nicolas Sarkozy se trouvait à Tunis pour une visite officielle.
Ayant interdit à sa secrétaire d’État aux Droits de l’homme, Rama Yade, de rencontrer une partie des ONG et l’opposition, le président français avait déclaré devant son homologue Zine el-Abidine Ben Ali : « L’espace des libertés progresse en Tunisie et je ne vois pas au nom de quoi je me permettrais de m’ériger en donneur de leçons. »
Trois ans après, alors que la répression du mouvement insurrectionnel s’intensifiait, la ministre des Affaires étrangères, Michelle Alliot-Marie, proposait aux autorités « le savoir-faire » sécuritaire français.
La France aura soutenu jusqu’au bout Ben Ali avant de refuser de le recevoir le 14 janvier 2011. La chute du dictateur mettra en lumière ce soutien et affaiblira l’image de l’Hexagone.
Le ministre de la Culture de l’époque, Frédéric Mitterrand, n’hésitera pas, alors que les manifestants à Kasserine étaient férocement réprimés entre les 8 et 10 janvier, à soutenir Ben Ali (qui lui avait donné la nationalité tunisienne et dont il était proche) en déclarant « exagéré » de le qualifier de « dictateur univoque ». Un propos qu’il regrettera une fois le régime décapité.
Le manque d’anticipation de cette révolte populaire a coûté leurs postes à la cheffe de la diplomatie, Michelle Alliot-Marie, et à l’ambassadeur en place, Pierre Ménat. Ce dernier pointera dans un livre les errements de sa hiérarchie.
Son successeur, Boris Boillon, ne contribuera pas à apaiser la situation, traitant les journalistes tunisiens de « débiles » et refusant de commenter la politique de Michelle Alliot-Marie. Alors que des centaines de manifestants réclament son départ, en février 2011, devant l’ambassade de France à Tunis, il sera contraint de s’excuser.
Discours antifrançais
L’arrivée au pouvoir des islamistes, après les élections de 2011, a aussi donné lieu à des commentaires officiels controversés, comme ceux du ministre de l’Intérieur, Manuel Valls, qui a dénoncé la montée du « fascisme islamiste » après l’assassinat de Chokri Belaïd, dirigeant de la gauche panarabe tué le 6 février 2013.
Tous ces éléments ont terni l’image de la France auprès des Tunisiens, d’autant que l’élan révolutionnaire a permis de briser un certain nombre de tabous jusqu’ici protégés par le mur de la peur.
Partenaire et concurrente de la France, l’Allemagne a pu récupérer une partie de son influence, notamment à travers son agence de coopération, GIZ, et de ses fondations liées aux principaux partis politiques.
La nomination, en 2016, d’Olivier Poivre d’Arvor au poste d’ambassadeur à Tunis a aussi créé des clivages. Si une partie de l’élite francophile a apprécié l’accessibilité de ce diplomate atypique, son exubérance et ses sorties médiatiques en ont agacé plus d’un.
L’ambassade de France occupe toujours les locaux de l’ancienne résidence générale (où habitait le représentant du gouvernement français pendant le protectorat), située sur l’emblématique avenue Bourguiba.
La décennie postrévolutionnaire a vu monter un discours antifrançais qui a trouvé son expression politique dans la coalition al-Karama (islamo-populiste).
La formation a soutenu la candidature de l’avocat Seifeddine Makhlouf à la présidentielle sur un programme exigeant des réparations de la part de l’ancienne puissance coloniale.
Disposant d’un groupe de 21 députés à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), la formation a tenté de faire voter une résolution réclamant les excuses de la France pour les crimes de la période coloniale. L’assemblée a rejeté le texte.
Depuis le coup de force de Kais Saied le 25 juillet 2021, la position de la France a évolué. Au début, Paris a choisi, avec les principales capitales occidentales, de s’inscrire dans le cadre du G7. La position était d’appeler au retour, dans les plus brefs délais, d’un processus constitutionnel qui soit « inclusif » et d’exiger une feuille de route pour la sortie de l’état d’exception.
Le chef de l’État tunisien a fourni cette feuille de route dans son discours du 13 décembre 2021. Depuis, ce cadre multilatéral a été abandonné au profit de considérations plus nationales.
Les visas, une arme de domination
Pour la France de 2022, en pleine année électorale, c’est la question migratoire qui a semblé prépondérante.
Ainsi, en octobre 2021, Paris a réduit le quota de visas pour les ressortissants du Maghreb (de 50 % pour les Algériens et les Marocains et de 30 % pour les Tunisiens) afin de pousser Alger, Rabat et Tunis à délivrer davantage de laissez-passer consulaires permettant l’extradition de leurs ressortissants illégaux.
La Tunisie, plus coopérative que ses voisins en matière de réadmission, a été le premier pays à sortir de cette sanction.
Dans le communiqué conjoint des deux ministres de l’Intérieur actant le retour à la normale, une phrase résume bien la position de Paris : « Les ministres ont fait le point sur la coopération en matière migratoire et de mobilité et se sont félicités de la bonne dynamique en cours. »
La reprise du rythme normal dans la délivrance des visas n’empêche pas ce sésame de rester une arme de domination. La sous-traitance au secteur privé du recueil des demandes n’a pas réduit les files d’attente et les décisions arbitraires.
D’autres éléments, comme la perte d’influence de la France en Afrique, expliquent la retenue de Paris, généralement plus prolixe, sur la défense des « valeurs » et de la démocratie.
En effet, la Tunisie est l’un des derniers pays du continent à ne pas être passés dans les sphères chinoise ou russe.
Selon un rapport de l’Institut français de relations internationales (IFRI), sorti en 2020, Pékin comptait 61 centres culturels (Institut Confucius) et 44 laboratoires de langue (Classe Confucius) dans 46 pays africains.
L’influence russe prend une forme militaire, à travers les milices Wagner, et médiatique, notamment grâce à RT France. Si la chaîne n’est plus disponible sur le territoire européen, elle continue d’émettre à partir de Paris avec pour objectif de viser les pays d’Afrique francophone.
Cette lutte d’influence explique la venue d’Emmanuel Macron au sommet de la Francophonie, reportée en 2020 pour cause de covid et en 2021 officiellement pour des raisons logistiques.
D’autres éléments, comme la perte d’influence de la France en Afrique, expliquent la retenue de Paris, généralement plus prolixe, sur la défense des « valeurs » et de la démocratie
Enfin, la France soutient « les réformes » proposées par le FMI.
Comme pour la question migratoire, l’existence d’un pouvoir fort, capable de mener de manière « efficace » des politiques d’austérité, face auquel l’opposition est marginalisée, n’est pas pour déplaire à Paris.
Mais les divergences de discours, entre un gouvernement qui s’inscrit dans la poursuite de l’agenda néolibéral et un président aux accents sociaux voire altermondialistes, peuvent changer la donne.
Ainsi, le dernier communiqué du Quai d’Orsay relève « la faible participation » au premier tour des élections législatives de décembre dernier et exprime sa « préoccupation » quant au « report de l’examen du dossier de la Tunisie par le conseil d’administration du Fonds monétaire international ».
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