Colonisation : le Parlement tunisien renonce à demander des excuses à la France
Le Parlement tunisien a rejeté dans la nuit de mardi à mercredi une motion qui prévoyait de demander officiellement à la France de présenter des excuses à la Tunisie pour les crimes commis « pendant et après la colonisation », présentée par un petit parti islamiste.
Après plus de quinze heures de débat qui n’ont que peu abordé le fond de la question, le texte a recueilli 77 voix pour et 5 contre, loin des 109 voix nécessaires pour être voté.
La motion était présentée par la coalition al-Karama, un parti islamo-nationaliste comptant 19 élus sur 217 députés, qui en avait fait une promesse électorale lors des législatives d’octobre 2019.
Ses élus se sont présentés au Parlement en arborant un tee-shirt sur lequel était inscrit « meurtre et torture, la brutalité du colonialisme français ».
Le texte proposait d’exiger des excuses de l’État français ainsi que des indemnisations pour les « assassinats », « viols », « exils forcés d’opposants », le « pillage des ressources naturelles » et le soutien à la dictature.
Cela concerne « tous les crimes commis depuis 1881 », date du début du protectorat, y compris le soutien apporté au régime de Zine el-Abidine Ben Ali lorsque celui-ci était aux abois début 2011.
Le député Seifeddine Makhlouf d’al-Karama, à l’origine de ce projet de motion, avait déclaré selon des médias locaux : « Le droit à des excuses est une demande noble et civilisationnelle que tous les pays réprimés ont réclamée. »
« Les plus grands carnages coloniaux se sont produits après 1956. Pendant le carnage de Bizerte, des civils désarmés ont été visés par le général de Gaulle, on n’oubliera pas cette tuerie », avait-il ajouté.
« Le député a regretté que le président de la République n’ait pas adopté la teneur de cette motion », précise le site d’information Gnetnews.
La même source cite aussi la députée indépendante Lamia Jaïdane : « Le projet de motion ne fait pas partie des priorités du peuple tunisien. »
Le texte, présenté sans débat préalable ni travail de préparation, avait peu de chances de recueillir la majorité dans un Parlement très divisé.
Surenchère politique
Selon un élu issu d’al-Karama, Ridha Jaouadi, « les centres culturels de l’occupation française [étaient] plus dangereux que les bases militaires ». Cet ancien imam, limogé en 2015 de la principale mosquée de Sfax (est) par les autorités tunisiennes, qui l’avaient qualifié d’extrémiste puis accusé de « collecte d’argent » sans autorisation, estime que la colonisation a été « une invasion culturelle » responsable de « la destruction de la morale et des valeurs » des Tunisiens, notamment en « les appelant au mariage homosexuel ».
« Ce n’est pas une demande de reconsidération de la Tunisie, mais plutôt une liste de règlements de comptes politiques », a fustigé l’élue anti-islamiste Abir Moussi.
« Le risque est qu’un sujet d’une si grande importance devienne un outil de tactique politicienne »
- Adnen Manser, historien et ancien responsable politique
« Le risque est qu’un sujet d’une si grande importance devienne un outil de tactique politicienne », a déploré l’historien et ancien responsable politique Adnen Manser.
Mais pour certains observateurs, cette motion cache en fait des luttes entre les différents courants politiques au sein du Parlement.
Ainsi, Le Courrier de l’Atlas souligne qu’« en mettant aujourd’hui sur la table la question, considérée comme populiste par certains, de l’impératif des excuses françaises pour les exactions – certes avérées – de la période de protectorat jusqu’en 1956, il s’agit de reléguer au second plan d’autres formes d’ingérences contemporaines, dont l’actuelle hégémonie turque ».
« La politique turque dans la région aujourd’hui n’est pas sans rappeler les sombres heures de l’occupation ottomane, celle-là même qui avait conduit à notre décadence, suivie de l’occupation française. Or, je ne vous entends pas évoquer cet aspect », a répondu le député nationaliste et ex-ministre de l’Éducation Salem Labyadh à Seifeddine Makhlouf.
Selon le même journal, il faudrait chercher l’origine de cette motion contre la France coloniale dans les récentes attaques de courants politiques contre « une diplomatie parlementaire sans consultation préalable du Parlement, en se rangeant du côté de l’un des belligérants libyens », ciblant le président du Parlement et leader d’Ennahdha Rached Ghannouchi et son parti.
« D’où la condamnation des ingérences turque et qatarie par le texte qui a enregistré une victoire symbolique de 94 voix. Un autre projet de motion devrait suivre, toujours à l’initiative des ‘’destouriens libres’’ du PDL, pour classer les Frères musulmans tunisiens comme étant ‘’une organisation terroriste’’. »
« À l’extrême droite d’Ennahdha, la coalition al-Karama entend donc indirectement répliquer aujourd’hui via une contre-motion qui vise de façon tacite à hiérarchiser les condamnations », conclut Le Courrier de l’Atlas.
« La motion exigeant à la France des excuses officielles portera préjudice aux intérêts de la Tunisie », a soutenu pour sa part l’ancien chef du gouvernement et membre d’Ennahdha Ali Larayedh sur sa page Facebook.
« Cette initiative ne devrait pas s’inscrire dans le cadre de la surenchère politique et des conflits entre les partis car cette affaire porterait atteinte aux intérêts suprêmes de la patrie, à ses relations extérieures, à sa sécurité nationale et ses priorités économiques et sociales », a-t-il ajouté.
Le précédent algérien
Ce sujet a aussi été d’actualité en Algérie, en février 2010 : 125 députés algériens avaient déposé une proposition de loi pour « criminaliser » le colonialisme français. Un texte qui n’a jamais été à l’ordre du jour du Parlement algérien depuis.
Le Président du parlement de l’époque, Abdelaziz Ziari, avait déclaré en septembre 2010 que ce projet de loi « n’[était] pas inscrit à l’ordre du jour de la session actuelle ni probablement pour la session qui suit », évoquant des considérations « diplomatiques, internationales et juridiques ».
Pour Ziari, l’Algérie reste « ferme sur sa position » et exige du colonisateur français de « reconnaître ses crimes commis dans ses anciennes colonies, en particulier l’Algérie ».
Mais la question semble revenir sur la scène algérienne, sur fond de tensions avec Paris depuis plusieurs mois. Le 31 mai, le Conseil des ministres a examiné « un certain nombre d’exposés ministériels liés à la mémoire nationale ».
Pour le site TSA, « on ignore pour l’heure la nature de ce dossier mais tout porte à croire qu’il s’agirait d’une éventuelle réactivation du projet de loi sur la criminalisation du colonialisme ».
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