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Pourquoi le revirement des États arabes envers Assad est véritablement un tournant décisif

De la question des réfugiés syriens au trafic de Captagon en passant par les objectifs sécuritaires de la Turquie, les puissances régionales ont de nombreuses raisons d’accepter Damas, malgré les objections américaines
Le prince héritier d’Arabie saoudite Mohamed ben Salmane serre la main du président syrien Bachar al-Assad avant le sommet de la Ligue arabe à Djeddah, en Arabie saoudite, le 19 mai 2023 (Reuters)
Le prince héritier d’Arabie saoudite Mohamed ben Salmane serre la main du président syrien Bachar al-Assad avant le sommet de la Ligue arabe à Djeddah, en Arabie saoudite, le 19 mai 2023 (Reuters)

Les deux guerres brûlantes dans le monde d’aujourd’hui, en Ukraine et au Soudan, ont éloigné les projecteurs de ce qui aurait dû être une information majeure et déclencher un tsunami de commentaires et de débats.

C’est la reconnaissance par la Ligue arabe que les douze années de guerre en Syrie sont terminées, dont la preuve irréfutable est l’invitation à rejoindre le club remise par les dirigeants arabes au président syrien Bachar al-Assad. 

Des Syriens manifestent dans la ville d’Afrin, dans la province d’Alep, pour dénoncer l’initiative de la Ligue arabe d’inviter le président syrien à assister à leur sommet (AFP/Rami al-Sayed)
Des Syriens manifestent dans la ville d’Afrin, dans la province d’Alep, pour dénoncer l’initiative de la Ligue arabe d’inviter le président syrien à assister à leur sommet (AFP/Rami al-Sayed)

Ce revirement politique est en gestation depuis plus d’un an et s’est accéléré le mois dernier. Cela a déstabilisé les États-Unis et les gouvernements occidentaux et les a placés face à un dilemme. 

Faut-il suivre les dirigeants arabes et décider que s’impliquer avec le gouvernement syrien est la meilleure façon d’aider le pays à se reconstruire et à créer les conditions pour le retour en toute sécurité de millions de réfugiés syriens ? Ou faut-il essayer de l’en empêcher ?

Jusqu’à présent, les présages ne sont pas bons. Le secrétaire d’État américain Antony Blinken souligne que les États-Unis resteront sur la ligne « pas de normalisation » avec la Syrie.

Prolonger les sanctions César

Les réactions au Congrès américains sont encore pires. Un projet de loi a été adopté pour prolonger les sanctions César contre la Syrie, censées expirer en 2025, et les maintenir jusqu’en 2032. Celles-ci pénalisent tout investisseur d’un quelconque pays qui souhaiterait aider à rebâtir les infrastructures syriennes.

Sous l’administration Trump, les États-Unis ont admis publiquement ce que Barack Obama avait déjà reconnu en coulisses : c’est-à-dire qu’en raison de l’intervention militaire russe en 2015, Assad resterait en place.

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Néanmoins, pour des raisons qui suintent le cynisme absolu, les États-Unis semblent vouloir maintenir des sanctions contre la Syrie et conserver un contingent d’environ 900 soldats dans le nord-est de la Syrie, alliés aux forces kurdes syriennes. 

Cette politique américaine négative comporte désormais une dimension ukrainienne, selon William Roebuck, diplomate américain récemment embarqué avec les forces américaines en Syrie.

« Les États-Unis veulent rester en Syrie et y maintenir des troupes afin de priver Assad et Poutine d’une quelconque victoire », a-t-il déclaré lors d’un webinaire du Quincy Institute la semaine dernière.

Joshua Landis, professeur à l’université de l’Oklahoma et expert reconnu de la Syrie, a expliqué lors de ce même webinaire : « L’idée majeure de la politique américaine est de ne pas permettre à la Syrie de se reconstruire. Les sanctions César sont conçues pour ne pas permettre aux sociétés et aux investissements étrangers de reconstruire le réseau électrique, réparer les écoles et rebâtir l’État, et pour maintenir la faiblesse d’Assad et nuire aux Russes et aux Iraniens. »

Il y a dix ans, l’Arabie saoudite finançait et aidait à armer l’opposition à Assad. Sa volte-face est remarquable.

Renouer des liens avec Assad et le troisième virage politique majeur entrepris par Mohamed ben Salmane ces derniers mois. Il y eut en premier lieu la décision d’observer un cessez-le-feu au Yémen et de négocier avec les Houthis.

Les gouvernements arabes veulent utiliser la perspective de l’argent de la reconstruction comme monnaie d’échange pour persuader Assad de mettre fin à la production de Captagon en Syrie

Puis il y eut la reprise de relations avec l’Iran. Et maintenant, cette nouvelle politique vis-à-vis de la Syrie. Autre fait notable, les Saoudiens remettent en cause les objectifs américains et prennent des décisions indépendantes.

Si le revirement saoudien fut le principal moteur de l’invitation à Assad rejoindre la Ligue arabe, d’autres États arabes (en particulier la Jordanie et le Liban) ont de bonnes raisons de soutenir cette initiative.

Maintenant que les combats ont largement cessé en Syrie, ils veulent réduire le fardeau socioéconomique que constituent les réfugiés qu’ils accueillent et les pousser à rentrer chez eux. Pour cela, Assad devra s’engager à promulguer une sorte d’amnistie ou garantir que les réfugiés de retour ne seront pas poursuivis ou harcelés.

Par ailleurs, les gouvernements arabes veulent utiliser la perspective de l’argent de la reconstruction comme monnaie d’échange pour persuader Assad de mettre fin à la production de Captagon en Syrie, une drogue addictive qui est envoyée illégalement en Jordanie au Liban et en Arabie saoudite.

Le roi Abdallah de Jordanie a promu son propre plan de paix sur des bases similaires au début de cette année.

Colère et désespoir

La grande question est de savoir si la nouvelle stratégie de la Ligue arabe sera également adoptée par le président Recep Tayyip Erdoğan qui était belliciste et réclamait le départ d’Assad.

Sa réélection triomphale pour cinq ans de plus devrait le faire renoncer plus facilement à son ancienne politique et renouer avec Assad. Les Russes pressent les deux hommes de se réconcilier.

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Cela nécessitera un accord en vertu duquel Erdoğan retirera ses troupes des régions frontalières du nord-est de la Syrie en échange du redéploiement là-bas de l’armée syrienne. Les Turcs y sont allés au départ pour chasser les forces kurdes syriennes.

Si Assad veut réduire les tensions et voir le retrait des Turcs, il devra conclure un accord avec les Kurdes syriens ainsi qu’avec Erdoğan. Cela pourrait signifier leur accorder une autonomie substantielle.

Plutôt que de conserver des forces américaines en Syrie pour une durée indéterminée, comme cela semble être son intention, Washington doit encourager les Kurdes à collaborer avec Damas en prélude à un retrait américain.

La volte-face de la Ligue arabe concernant Assad change radicalement la donne. Pour des millions de Syriens, ce sera source d’une énorme déception ainsi que de colère et de désespoir. Ils avaient espéré que le mouvement de protestation qui est né il y a douze ans allait amener des réformes démocratiques, voire un changement total de régime.

Si les gouvernements de la Ligue arabe sont véritablement disposés à aider la Syrie à se reconstruire et non à simplement accueillir Assad pour des sommets, l’occasion d’un nouveau départ existe bel et bien

Lorsque les éléments du mouvement ont pris les armes et que des États étrangers ont commencé à les soutenir, de nombreux Syriens se sont demandé si cela allait être une gaffe stratégique. Ils craignaient que la militarisation du soulèvement ne fasse le jeu d’Assad et ne transforme la Syrie un champ de bataille permettant aux États étrangers de mener des guerres par procuration suivant leurs propres agendas. À raison.

Douze ans plus tard, le bilan est bien sombre. Six millions de Syriens sont réfugiés. Six millions d’autres sont sans abri dans leur propre pays. Plus d’un demi-million de personnes ont perdu la vie. Des villes et villages ont été détruits. Il n’en ressort rien de positif.

Pourtant, il y a maintenant une très faible lueur d’espoir. Si les gouvernements de la Ligue arabe, avec leurs immenses richesses pétrolières et gazières, sont véritablement disposés à aider la Syrie à se reconstruire et non à simplement accueillir Assad pour des sommets, l’occasion d’un nouveau départ existe bel et bien.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Jonathan Steele est correspondant à l’étranger et auteur d’études largement reconnues de relations internationales. Il était le chef du bureau du Guardian à Washington à la fin des années 1970, et chef de bureau à Moscou lors de l’effondrement du communisme. Il a étudié à Cambridge et Yale et écrit des livres sur l’Irak, l’Afghanistan, la Russie, l’Afrique du Sud et l’Allemagne, notamment Defeat: Why America and Britain Lost Iraq (I.B.Tauris 2008) et Ghosts of Afghanistan: the Haunted Battleground (Portobello Books 2011).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Jonathan Steele is a veteran foreign correspondent and author of widely acclaimed studies of international relations. He was the Guardian's bureau chief in Washington in the late 1970s, and its Moscow bureau chief during the collapse of communism. He was educated at Cambridge and Yale universities, and has written books on Iraq, Afghanistan, Russia, South Africa and Germany, including Defeat: Why America and Britain Lost Iraq (I.B.Tauris 2008) and Ghosts of Afghanistan: the Haunted Battleground (Portobello Books 2011).
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