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Le retour de la Syrie dans le giron diplomatique arabe n’est pas une préoccupation majeure pour Biden

La tendance générale à une normalisation avec Damas montre que certains États du Moyen-Orient de d’Afrique du Nord poursuivent leurs propres intérêts sans s’aligner sur ceux des États-Unis
Le président syrien Bachar al-Assad rencontre le cheikh Mohammed ben Rachid al-Maktoum, émir de Dubaï, le 18 mars 2022 à Dubaï, aux Émirats arabes unis (photo fournie/Reuters)
Le président syrien Bachar al-Assad rencontre le cheikh Mohammed ben Rachid al-Maktoum, émir de Dubaï, le 18 mars 2022 à Dubaï, aux Émirats arabes unis (photo fournie/Reuters)

Alors que le conflit syrien échappe dans une large mesure aux radars des médias internationaux, le régime du président Bachar al-Assad poursuit sa réintégration dans le giron diplomatique de la région arabe.

Depuis fin 2018, une multitude d’États régionaux ont normalisé leurs relations avec Damas.

La visite du dirigeant syrien aux Émirats arabes unis en mars 2022 a illustré le souhait de certains dirigeants arabes d’assister à un retour de Damas.

Il est encore trop tôt pour prédire dans quelle mesure les séismes survenus le mois dernier en Turquie et en Syrie influeront sur la trajectoire de la réintégration de la Syrie dans la région. 

Mais il est raisonnable de penser que sous le prétexte d’une coordination plus efficace de l’aide aux victimes syriennes, certains gouvernements régionaux soutiendront que la normalisation des relations avec Assad et une collaboration plus étroite avec son gouvernement sont nécessaires pour des raisons humanitaires.

Ceux qui ont à nouveau normalisé leurs relations avec la Syrie dans le monde arabe se joindront probablement aux appels lancés à l’Occident pour qu’il assouplisse les sanctions (au-delà de ce que l’administration Biden a déjà consenti) afin d’aider les Syriens vulnérables – 90 % vivaient déjà dans la pauvreté avant les séismes, qui ont privé jusqu’à 5,3 millions de Syriens d’un toit.

Faire table rase du passé

Le 12 février, le ministre émirati des Affaires étrangères, le cheikh Abdallah ben Zayed, a rencontré le président syrien à Damas. Premier haut responsable à avoir rencontré Assad après les séismes, le plus haut diplomate émirati a adressé un message clair de soutien au gouvernement syrien venu d’Abou Dabi.

Le roi de Bahreïn, qui a diplomatiquement renoué avec la Syrie en même temps que les Émirats arabes unis fin 2018, n’a pas tardé à exprimer son soutien au peuple syrien tout en présentant ses condoléances à Assad dans la foulée de la catastrophe.

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Des pays comme les Émirats arabes unis, Bahreïn et la Jordanie estiment qu’il est pragmatique de reconnaître à nouveau la légitimité du gouvernement syrien et de faire table rase du passé.

Un des arguments avancés par certains responsables arabes est que la Syrie a plus de chances d’obtenir un certain degré d’autonomie vis-à-vis de l’Iran si les États arabes rétablissent leurs relations avec le gouvernement d’Assad.

Mais cette tendance régionale à une réhabilitation du régime de Damas n’est pas du goût de Washington. Des législateurs américains l’ont condamnée en la qualifiant de « honteuse ».

Comme l’administration Trump, le président Joe Biden s’oppose à ce que les partenaires de Washington au Moyen-Orient et en Afrique du Nord (MENA) normalisent leurs relations avec Assad.

L’administration Biden n’a de cesse d’exprimer clairement cette position. En janvier, Ned Price, porte-parole du département d’État, a réaffirmé que l’équipe de Biden était opposée à ce que les pays de la région « améliorent leurs relations ou expriment leur soutien à la réhabilitation du dictateur brutal Bachar al-Assad ». 

Un des arguments avancés est que la Syrie a plus de chances d’obtenir un certain degré d’autonomie vis-à-vis de l’Iran si les États arabes rétablissent leurs relations avec le gouvernement d’Assad

Après les séismes en Turquie et en Syrie, Ned Price a souligné que la catastrophe n’inciterait pas l’équipe de Biden à revoir sa position quant à l’illégitimité du pouvoir d’Assad.

« Il serait assez ironique, voire contre-productif, de tendre la main à un gouvernement qui brutalise son peuple depuis une douzaine d’années », a-t-il déclaré. « En revanche, nous avons des partenaires humanitaires sur le terrain capables de fournir le type d’assistance nécessaire à la suite de ces séismes tragiques. »

Les États-Unis éviteront toutefois probablement de prendre des mesures concrètes pour empêcher les pays arabes ou la Turquie de se réconcilier avec Damas.

Même si la Maison-Blanche appelle les acteurs régionaux à éviter de tels rapprochements, il n’y a aucune raison de penser que Washington emploiera d’autres moyens, comme des restrictions appliquées aux ventes d’armes ou la mise en œuvre de sanctions, pour dissuader ces États de normaliser leurs relations diplomatiques avec le président syrien.

Biden a maintenu la loi César

La loi César est l’outil le plus puissant dont dispose Washington pour influencer les relations de la Syrie avec les autres pays arabes.

Mis en œuvre par l’administration Trump en 2020, ce texte de loi impose non seulement des sanctions paralysantes à la Syrie, mais punit également les tierces parties qui commercent ou font des affaires avec le pays déchiré par la guerre.

Biden a maintenu la loi César, qui empêche pour l’essentiel les États arabes de développer des relations économiques avec la Syrie de manière à aider le pays appauvri à retrouver le chemin du développement.

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Il apparaît en effet que l’idée d’empêcher la reconstruction de la Syrie avec Assad au pouvoir a été érigée en objectif par les États-Unis, tant sous Trump que sous Biden. 

« La position des États-Unis laisse entendre que la Syrie ne doit pas être reconstruite après la guerre », m’explique Juan Cole, professeur d’histoire à l’Université du Michigan.

« Les sanctions américaines nuisent aux civils syriens innocents et n’ont aucune chance de renverser le régime d’Assad », précise-t-il. « C’est une position de trouble-fête, pas celle d’une puissance mondiale responsable. Il n’est dans l’intérêt de personne que des millions de Syriens vivent dans la misère et soient empêchés d’entreprendre une reconstruction d’après-guerre. Des sanctions à l’échelle de tout un pays sont un outil trop inefficace si l’objectif est de punir Assad et ses acolytes. »

Bien que la loi César exacerbe les souffrances humaines en Syrie, certains détracteurs de l’approche de Biden à l’égard de la Syrie soutiennent que son administration se montre trop souple dans l’application de ces sanctions radicales.

En début d’année, un haut responsable républicain au Congrès a affirmé à Al-Monitor que la Chambre des représentants, dominée par le Parti républicain, exercerait davantage de pressions sur Biden pour le pousser à intensifier l’application de la loi César. 

« Il reste à voir si les États-Unis appliqueront ou non la loi César à un allié comme la Turquie ou les Émirats arabes unis si des entités issues d’un de ces pays commencent à faire des affaires en Syrie »

- Ryan Bohl, analyste spécialiste du Moyen-Orient

Au lendemain de l’octroi par l’administration Biden d’une exemption de sanctions d’une durée de six mois pour l’aide humanitaire destinée à la Syrie, certains républicains ont exprimé leur indignation.

Michael McCaul, président de la commission des affaires étrangères de la Chambre des représentants et James Risch, membre haut placé de la commission des relations extérieures du Sénat, ont publié un communiqué indiquant que cette dérogation permet « des transactions directes avec le régime d’Assad », mais aussi qu’elle « ouvre la porte à un chapardage de l’aide humanitaire par le régime et sera utilisée de manière abusive pour créer une voie de normalisation des relations avec le régime d’Assad. En outre, il n’est certainement pas nécessaire que cette autorisation dure six mois, alors que les autres autorisations en matière d’aide aux sinistrés ne durent généralement que quelques semaines. »

Il reste cependant à savoir si Washington pénalisera des entités du Golfe ou d’autres pays de la région MENA en cas de violation des sanctions imposées à la Syrie par les États-Unis.

« Il reste à voir si les États-Unis appliqueront ou non la loi César à un allié comme la Turquie ou les Émirats arabes unis si des entités issues d’un de ces pays commencent à faire des affaires en Syrie », me confie Ryan Bohl, analyste spécialiste du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord chez RANE, une société de conseil en matière de risques.

Les priorités de Washington

« Ils ne semblent pas disposés à exécuter de manière préventive des menaces de sanctions à l’encontre d’alliés qui semblent prêts à établir des liens économiques avec Damas », poursuit-il. 

En tout état de cause, la loi César n’empêche pas de consolider la légitimité perçue du régime syrien par des actes diplomatiques et des gestes symboliques sans lien avec des relations d’affaires, des échanges commerciaux ou des transactions économiques, tels que la réouverture d’ambassades à Damas, l’accueil de délégations du régime syrien ou la diffusion d’une rhétorique pro-Assad.

Des équipes de secours syriennes inspectent les dégâts sur le site d’une attaque de drone présumée de la coalition américaine dans la province d’Alep, le 20 décembre 2022 (AFP)
Des équipes de secours syriennes inspectent les dégâts sur le site d’une attaque de drone présumée de la coalition américaine dans la province d’Alep, le 20 décembre 2022 (AFP)

Selon certains experts, l’administration Biden ne se soucie guère d’une normalisation par des membres du Conseil de coopération du Golfe (CCG), par la Jordanie ou la Turquie, de leurs relations diplomatiques avec le gouvernement d’Assad. Pas plus que Washington ne modifiera ses relations bilatérales avec ces pays parce qu’ils se rapprochent de Damas. La principale explication tient aux priorités de Washington.

Sur le terrain de la politique étrangère, l’administration Biden s’emploie à renforcer l’unité de l’OTAN face à la Russie dans le contexte du conflit en Ukraine, à contrer la Chine et à s’attaquer au dossier nucléaire iranien.

« La Syrie se situe actuellement très bas dans la liste des priorités de la politique américaine au Moyen-Orient », m’indique Nader Hashemi, directeur du Centre d’études sur le Moyen-Orient à l’École d’études internationales Josef Korbel de l’université de Denver. « Maintenant que l’EI a été vaincu, ce qui se passe en Syrie n’intéresse pas vraiment l’administration Biden. Biden a déjà fort à faire avec d’autres crises de politique étrangère. »

« Maintenant que l’EI a été vaincu, ce qui se passe en Syrie n’intéresse pas vraiment l’administration Biden. Biden a déjà fort à faire avec d’autres crises de politique étrangère »

- Nader Hashemi, université de Denver

D’autres analystes s’accordent à dire que l’administration Biden n’est pas suffisamment déterminée à prendre des mesures susceptibles d’empêcher le gouvernement d’Assad de poursuivre sa réintégration dans le giron diplomatique du monde arabe.

« Je pense [que les responsables américains] veulent compliquer la vie de Bachar al-Assad, mais je serais surpris que cela figure en tête des sujets de discussion lorsque les diplomates américains rencontrent leurs homologues », me confie Dave DesRoches, professeur adjoint à l’Université de la Défense nationale à Washington.

Du point de vue de la Maison-Blanche, la poursuite de la présidence d’Assad ne compromet guère les intérêts américains.

« On se rend compte que le régime d’Assad est un [gouvernement] extrêmement faible et corrompu qui est à peine capable de survivre », ajoute Nader Hashemi. Selon Ryan Bohl, l’administration Biden « se contente de se tenir à l’écart de la normalisation des processus diplomatiques avec la Syrie ».  

Pas de répercussions négatives

En fin de compte, il manque à l’administration Biden une politique étrangère cohérente vis-à-vis de la Syrie.

Dave DesRoches qualifie le dossier syrien de « problème épineux que les États-Unis ne sont tout simplement pas en mesure de traiter ». « Ce que nous avons vu, ce sont des déclarations d’espoir et d’inquiétude à l’idée de voir des choses négatives se produire si nous partons », précise-t-il. « Cependant, le souhait d’empêcher que des choses négatives se produisent n’est pas la même chose qu’une stratégie. »

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Par ailleurs, prévient Dave DesRoches, le recours à des mesures coercitives pour dissuader les États arabes de se réconcilier avec Damas pourrait se retourner contre les intérêts de Washington.

L’option la plus réaliste dont dispose l’administration Biden pour empêcher Assad de poursuivre sa réhabilitation est celle du dialogue, selon le spécialiste, qui estime que les responsables à Washington doivent engager des discussions avec leurs partenaires en matière de sécurité à travers le monde arabe au sujet des avantages et des inconvénients de tout rapprochement avec Assad.

« Les États-Unis sont en fin de compte le garant de la sécurité pour une grande partie de la région MENA et le garant du libre-échange et de la libre circulation. Mais si nous empiétons sur cette question ou ne serait-ce que si nous essayons de l’utiliser comme levier d’influence, cela affectera notre crédibilité et nuira à notre positionnement stratégique global. « 

« Je pense qu’il s’agit d’une occasion d’employer les bonnes vieilles méthodes de persuasion et que cette persuasion devrait commencer en leur demandant [aux États qui souhaitent normaliser] quels sont leurs intérêts, puis en avançant à partir de ce point. S’il n’est pas question d’un pays adjacent, s’il n’est pas sous la menace d’un nouveau flot de réfugiés, alors il ne semble pas y avoir de raison [d’œuvrer] à une normalisation des relations avec la Syrie », ajoute Dave DesRoches.

Même si la Syrie restera probablement une priorité mineure pour la Maison-Blanche en 2023, la position régionale d’Assad semble être un point de discorde entre Washington et certains de ses proches partenaires arabes ainsi que la Turquie

Même si la Syrie restera probablement une priorité mineure pour la Maison-Blanche en 2023, la position régionale d’Assad semble être un point de discorde entre Washington et certains de ses proches partenaires arabes ainsi que la Turquie.

En tant que pays souverains, une multitude d’États de la région MENA ignorent les appels formulés par la Maison-Blanche les invitant à ne pas réhabiliter le dictateur syrien.

Même si nombre de ces gouvernements régionaux ont parrainé pendant des années des milices en lutte pour renverser le régime à Damas, la réalité est que les Émirats arabes unis, la Jordanie, Bahreïn et d’autres acteurs régionaux ne sont pas convaincus que les efforts soutenus par Washington pour préserver la position de faiblesse et l’isolement d’Assad servent leurs intérêts nationaux.

Cette tendance générale à une normalisation avec Damas montre que certains États tels que les Émirats arabes unis sont de plus en plus confiants dans la poursuite de leurs propres intérêts, qui ne sont pas toujours alignés sur ceux de la politique étrangère américaine.

Sachant que Washington n’usera probablement pas de son influence pour dissuader ses partenaires régionaux arabes de normaliser leurs relations avec la Syrie, ces États ne sont que davantage encouragés à continuer de se montrer de plus en plus cordiaux avec Assad sans se soucier d’éventuelles répercussions négatives d’une réhabilitation de son régime.

- Giorgio Cafiero est le PDG de Gulf State Analytics (@GulfStateAnalyt), une société de conseil en risques géopolitiques basée à Washington. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @GiorgioCafiero

- Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Giorgio Cafiero is the CEO of Gulf State Analytics (@GulfStateAnalyt), a Washington-based geopolitical risk consultancy. You can follow him on Twitter @GiorgioCafiero
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