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En Tunisie, des femmes ouvrent le débat sur la congélation des ovocytes

Autorisée pour l’heure sur indication médicale, de nombreuses Tunisiennes réclament une libéralisation de cette pratique, mettant en avant le décalage croissant entre l’âge biologique et l’âge « sociétal », qui commande l’évolution des carrières
Des Tunisiennes manifestent le 6 mars 2021 à Tunis contre les violences faites aux femmes ainsi que pour leurs droits. Image d’illustration (AFP/Fethi Belaid)
Des Tunisiennes manifestent le 6 mars 2021 à Tunis contre les violences faites aux femmes ainsi que pour leurs droits. Image d’illustration (AFP/Fethi Belaid)
Par AFP

« J’ai décidé de congeler mes ovocytes » : cette annonce de la chanteuse tunisienne Nermine Sfar, a déclenché un débat dans le pays où des femmes réclament la libéralisation de cette pratique hors indications médicales.

La jeune femme de 31 ans, véritable star des réseaux sociaux en Tunisie, conseille aux célibataires occupées par des études ou leurs carrières professionnelles de préserver leur fertilité pour qu’un jour « elles réalisent leur rêve d’être mère ».

Les lois tunisiennes en question

En Tunisie, la législation n’autorise le recours à cette technique qu’aux femmes mariées ou aux célibataires « soumises à un traitement ou qui se préparent à subir un acte pouvant affecter leur capacité à procréer », notamment une chimiothérapie. Ce qui n’est pas le cas de la chanteuse.

L’opération consiste à prélever les ovocytes, les congeler et les stocker dans de l’azote liquide en vue d’une grossesse ultérieure. En Tunisie, le stockage est fixé par la loi à cinq ans, renouvelable après demande écrite des patientes.

En Tunisie, la législation n’autorise le recours à cette technique qu’aux femmes mariées ou aux célibataires « soumises à un traitement ou qui se préparent à subir un acte pouvant affecter leur capacité à procréer »

La déclaration de la chanteuse a déclenché un débat sur les réseaux sociaux et dans les médias sur la nécessité d’élargir l’application de la loi.

Des internautes ont jugé ce dossier secondaire dans un pays en crise politico-économique, mais d’autres ont souligné son importance dans une nation pionnière dans le monde arabe en matière de droits des femmes.

« En Tunisie, il y a malheureusement des cerveaux et des lois congelés », s’est insurgée une internaute. 

Pour l’avocate féministe Yosra Frawes, Nermine Sfar a « démocratisé un sujet rarement évoqué par le passé en Tunisie, car la société civile était préoccupée par d’autres questions ».

« Grâce aux réseaux sociaux, il y a une libération de la parole, des sujets qui étaient tabous sont démocratiquement débattus » aujourd’hui, a-t-elle indiqué.

Une demande pressante

Depuis deux ans, Nayma Chermiti, 40 ans, chroniqueuse d’une télé locale et directrice du site d’information Arabesque, désire congeler ses ovocytes. 

« Je ne trouve aucune logique dans cette loi frustrante qui exclut la femme célibataire, en bonne santé, mais qui a des responsabilités professionnelles et des contraintes financières qui la poussent à retarder son projet de mariage et de grossesse », déplore-t-elle. 

Biologiste et maître de conférences en biologie de la reproduction, Khadija Kacem Berejeb travaille sur un microscope d’ovocytes avant congélation, le 9 février 2022 à Tunis (AFP/Fethi Belaid)
Biologiste et maître de conférences en biologie de la reproduction, Khadija Kacem Berejeb travaille sur un microscope d’ovocytes avant congélation, le 9 février 2022 à Tunis (AFP/Fethi Belaid)

Cette dernière regrette aussi « l’absence d’une mobilisation de la société civile pour pousser le législateur à réviser cette loi promulguée il y a 21 ans, qui ne correspond pas à l’évolution de la femme et de ses responsabilités ».

« Il y a une demande pressante de jeunes femmes célibataires, pratiquement tous les jours », confirme le docteur Fethi Zhiwa, chef de l’Unité de fécondation in vitro à l’hôpital Aziza Othmana à Tunis, spécialisée dans la congélation des gamètes.

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    Cette demande « s’est accélérée ces cinq dernières années en raison de l’évolution de la société tunisienne où l’âge moyen de mariage chez les femmes est de 33 ans », explique-t-il.

    « La congélation sociétale (soit sans raison médicale) se pose (...) parce qu’il y a un décalage entre l’âge biologique qui commande l’âge de la reproduction et l’âge sociétal qui commande l’évolution des carrières », souligne le médecin. 

    « Il s’agit de 15 % de notre activité, ce qui n’est pas négligeable. Depuis 2014, près de mille patientes ont congelé leurs ovocytes dont plus de 80 % de célibataires », indique le Dr Zhiwa. 

    « L’aval des religieux »

    La révision de la loi qui encadre cette pratique serait « toute simple. Il faut qu’il y ait une volonté politique, surtout que nous avons l’aval des religieux (...) leur seul souci est de s’assurer qu’il n’y aura pas d’échange ni de dons de gamètes », dit-il.

    Le Dr Zhiwa, qui a participé à l’élaboration du texte, trouve que la loi de 2001 est « victime de sa précocité ». À l’époque, elle était très en avance notamment par rapport aux pays voisins.

    « La congélation sociétale se pose (...) parce qu’il y a un décalage entre l’âge biologique qui commande l’âge de la reproduction et l’âge sociétal qui commande l’évolution des carrières »

    - Fethi Zhiwa, chef de l’Unité de fécondation in vitro à l’hôpital de Tunis

    C’est seulement en 2019 qu’a été adoptée au Maroc une loi sur la procréation médicalement assistée pour les personnes mariées. 

    La congélation des ovocytes chez les célibataires y est permise en cas de pathologie comme le cancer, affirme le professeur Jamal Fikri, vice-président du Collège marocain de la fertilité. 

    Mais pour la « préservation sociétale » de la fertilité, « les gens qui ont les moyens partent à l’étranger, comme pour les dons d’ovules ou de sperme », estime-t-il. 

    En Algérie, aucune loi n’encadre une pratique autorisée uniquement aux femmes mariées, moyennant signature d’un contrat avec la clinique.

    En Libye, la préservation de la fertilité des femmes célibataires n’existe pas, selon plusieurs médecins.

    Par Kaouther LARBI

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