Tunisie : l'héritage, une question épineuse pour les femmes
OUECHTATA, Tunisie - Sur le bord du chemin, une vieille femme cueille des figues de Barbarie à l'aide d'une canne en bois terminée par trois fourches pour saisir le fruit à la coque parsemée de piquants.
Quelques mètres plus loin, une dizaine d'agricultrices, de tous les âges, se reposent à l'ombre d'un arbre à Ouechtata, au nord-ouest de la Tunisie et à moins de 50 km de la frontière algérienne. Dans le gouvernorat de Jendouba, comme ailleurs en Tunisie, ce sont les femmes qui travaillent la terre. Même si le titre de propriété leur échappe souvent au profit de leurs frères, oncles ou neveux.
« Ici, c'est la charia qui s'impose : l'héritage, c'est une part pour une femme, deux pour un homme [de même rang successoral], même si la femme sait travailler comme un homme. J'ai cinq enfants, trois filles et deux garçons, pas question qu'à ma mort, le partage se fasse selon une autre façon », explique d'emblée à Middle East Eye El-Hakri Hafsia, la doyenne du groupe, du haut de ses « 70 ans ou plus ».
Qu'importe si en ce 13 août – fête des femmes en Tunisie et jour anniversaire de l'instauration du Code du statut personnel de 1956 donnant aux Tunisiennes des droits avancés comparé au reste du Maghreb – le président de la République, Béji Caïd Essebsi (BCE), a annoncé le dépôt d'un projet de loi faisant de l'égalité entre homme et femme le principe par défaut de la répartition de l'héritage.
« Le président devrait se préoccuper de donner du travail aux jeunes. Pour l'héritage, il fait ce qu'il veut dans sa famille »
- Dhabia Hafsia
« Les règles de succession, ce n'est pas le problème. Le président devrait se préoccuper de donner du travail aux jeunes. J'ai voté pour lui [en 2014, à l'élection présidentielle] pour qu'il développe l'agriculture. Pour l'héritage, il fait ce qu'il veut dans sa famille », vitupère Dhabia Hafsia, cousine d'el-Hakri, en ponctuant sa diatribe d'un crachat au sol. Autour, les femmes plus jeunes approuvent : une demi-part de terrain suffit pour vivre, au pire, il est toujours possible de louer des parcelles, souvent d'ailleurs à des hommes installés en ville qui en ont hérité sans savoir les mettre en valeur.
C'est d'ailleurs ce que fait Amel Sabri, qui n'y voit que des avantages : « La terre que je loue pour cultiver des piments est à côté de chez moi, tandis que celle de mes parents est loin. Sans moyen de transport et avec les enfants à surveiller, ce serait impossible de m'en occuper ».
L'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) estimait, dans un rapport de 2005 que les femmes ne représentaient que 4 % des exploitants agricoles mais 58 % de la main d'œuvre familiale. Si les chiffres bruts ont évolué, les proportions restent pertinentes du fait du poids de la tradition et de l'absence de réformes de fond sur la question.
Esclave de la famille
« Les femmes travaillent, que ce soit dans les champs, dans les bureaux ou à la maison, en s'occupant des parents et des enfants. D'une manière ou d'une autre, elles participent au développement des biens familiaux pour être ensuite exclues de la succession », regrette à MEE Alya Chammari, avocate et membre du collectif Maghreb Egalité.
Une disproportion qui peut mener à des abus et tomber sous le coup du code pénal. À 40 ans, Safia (à sa demande, son prénom a été modifié) est l'esclave de son père et de ses trois frères. Elle est la seule à cultiver piments et olives sur la terre familiale pour un salaire de 300 dinars par an (95 euros). Ses frères, installés en ville et « qui ne savent même pas où sont les terres », selon Safia, se partagent la récolte et jouissent des bénéfices des ventes.
Jusqu'à présent, ses frères ont toujours refusé les prétendants qui se présentaient pour épouser Safia, de peur de perdre leur femme à tout faire
« Mon père dit que je suis nourrie [de repas qu'elle doit cuisiner] et logée gratuitement, alors je n'ai pas besoin de plus », explique-t-elle d'une petite voix. Jusqu'à présent, ses frères ont toujours refusé les prétendants qui se présentaient pour épouser Safia, de peur de perdre leur femme à tout faire.
Pourtant la frêle femme ne se plaint pas, au contraire. Avec son « salaire », elle réussit à louer et cultiver un demi-hectare de terre maraîchère dont le revenu lui appartient en propre. « Je suis contente comme ça, pourquoi je me plaindrais ? », interroge Safia qui reconnaît qu'à la mort de son père, si ses frères lui refusent sa part, elle ne portera pas plainte : « Je ne vais pas prendre une terre contre mes frères. Même si c'est la charia et que cela serait normal. Quant à la loi sur l'égalité dans l'héritage, là, ce serait vraiment trop demander. »
Les associations de femmes espèrent que la réforme accélérera le changement des mentalités. « Face au code du statut personnel, en 1956, il y a eu une levée de boucliers. Mais dix ans après, plus personne n'acceptait de devenir la troisième ou quatrième épouse de quelqu'un. Cela a changé la société et la mentalité tunisienne », rappelle Alya Chammari qui espère voir la même évolution pour l'égalité dans l'héritage.
« Si une loi est votée, c'est bien, mais le plus efficace reste la sensibilisation, pour que la femme rurale qui travaille comprenne qu'elle doit devenir autonome financièrement et que cela passe, entre autres, par le fait de toucher l'héritage », explique Ahlem Fatnassi, présidente de la Chambre nationale des agricultrices au sein du syndicat minoritaire agricole SYNAGRI. Elle souhaite que Béji Caïd Essebsi exige une mesure dans laquelle figure la stricte égalité entre homme et femme de même rang successoral.
La Commission pour les libertés individuelles et l'égalité (COLIBE), qui a remis son rapport au président de la République en juin, a émis trois propositions de réforme : l'égalité totale ; l'égalité de principe avec possibilité donnée au de cujus (personne dont la succession est ouverte) de s'y opposer ; l'égalité à la demande des héritières.
Si la commission a présenté plusieurs alternatives, « c'est pour avoir des garanties de faire des avancées, même sur les questions difficiles, car l'opportunité ne se représentera pas », justifie Bochra Belhadj ben Hamida, présidente de la COLIBE, à MEE.
Échec programmé ?
La commission, créée par BCE le 13 août 2017, a tout de même marqué sa préférence pour la deuxième solution. Au regard du poids des traditions, peu de femmes oseront, à la campagne, exiger leur part, assurent les militantes. « Si la troisième solution est reprise par le président, alors ce sera un échec », reconnaît Alya Chammari. « Cela n'aura aucun effet. »
Elles sont en effet peu nombreuses à oser se dresser contre leur famille pour obtenir leurs droits selon la législation actuelle. Sameh Soalhi a franchi ce cap il y a deux ans, lorsque ses frères ont refusé qu'elle construise sa maison, au centre de Ouechtata, juste à côté de celle de son père avec qui elle avait vécu jusqu'à sa mort : « J'ai toujours habité ici, j'avais le droit à ma part. Où est-ce que nous serions allés avec ma famille ? En plus, mes frères ont eux-mêmes construit sur les terrains de mon père ! »
Seules 14 % des femmes rurales sont propriétaires de leur terre à l'heure actuelle
Pour obtenir sa demi-part, Sameh a dû faire appel à la justice qui lui a donné gain de cause. Une procédure qui lui a coûté, en plus de sa relation avec ses frères et quelques voisins, 2 000 dinars (635 euros).
Pour cela, elle a dû obtenir un microcrédit qui coûte, chaque mois, 80 % de la paye de son mari. Sa sœur, Sabira, l'écoute raconter son histoire. À 48 ans, elle vit dans une maison bien éloignée du centre-ville de Ouechtata, sans eau ni électricité. Elle n'ose pourtant pas exiger sa part d'héritage qui lui permettrait de s'installer : « Mes frères ne veulent pas partager les terres pour le moment. Je prendrai ma part quand ils le souhaiteront. En attendant, ils cultivent les terres et je ne touche rien ».
En Tunisie, les successions ne sont pas limitées dans le temps. Sauf en cas de vente, les propriétés peuvent rester au nom d'un défunt pendant des années.
Selon une étude de l'Association des femmes tunisiennes pour la recherche sur le développement (AFTURD) sur les milieux ruraux, seules 14 % des femmes rurales sont propriétaires de leur terre à l'heure actuelle. Deux tiers le sont grâce à un héritage. En revanche, elles contribuent à hauteur de 30 % du budget familial.
« Leur donner une part égale aux hommes, ce serait leur permettre de réinvestir. Les femmes ont plus tendance à réinvestir que les hommes, c'est un comportement sociologique. Par conséquent, elles augmentent leur revenu et toute la famille en profite », rappelle Alya Chammari à l'origine du rapport « Égalité dans l'héritage et autonomie économique des femmes », paru en 2014.
Être propriétaire, c'est également une condition importante pour bénéficier de formations. Ainsi, le SYNAGRI propose des ateliers de perfectionnements aux agricultrices. Il s'agit d'apprendre aux femmes les gestes d'un métier qu'elles ne connaissent que par mimétisme, ayant commencé à cultiver très jeunes les terres de leur père puis de leur mari.
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