Turquie : l’initiative pour les droits de l’homme d’Erdoğan fait sourciller les activistes harcelés
Le gouvernement turc a annoncé mardi dernier un nouveau plan d’action pour les droits de l’homme, le président Erdoğan affirmant que l’État avait « l’obligation de protéger, dans tous ses actes, et au sein de toutes les institutions et organisations étatiques, l’intégrité physique et morale ainsi que l’honneur et la dignité des individus ».
Il a ajouté que ce nouveau plan, qui sera mis en œuvre sur une période de deux ans, reposerait sur les normes fixées par les organisations internationales des droits de l’homme et formerait l’épine dorsale d’une « nouvelle Constitution civile ».
L’engagement affiché d’Erdoğan pour rétablir les principes des droits de l’homme en Turquie – pays qui se classe en deuxième position, juste derrière le Mali, pour ce qui est du déclin des libertés au cours de la dernière décennie selon Freedom House – va sûrement faire tiquer.
« Par deux fois, j’ai survécu à des attaques armées. Bien sûr que j’ai des inquiétudes, mais je n’ai jamais pensé à renoncer au combat »
- Eren Keskin, Association des droits de l’homme
La plus stupéfaite est certainement Eren Keskin, co-présidente de l’Association pour les droits de l’homme (IHD), l’une des plus anciennes organisations des droits de l’homme en Turquie.
Eren Keskin a été condamnée le 15 février à six ans de prison pour « appartenance à une organisation terroriste armée » dans une affaire liée à un éditorial qu’elle avait été invitée à rédiger dans un quotidien pro-kurde, Ozgur Gundem.
Cette affaire remonte à 2016, lorsque le journal en question a été menacé de poursuites judiciaires, ce qui a incité plusieurs journalistes et écrivains – notamment la romancière Aslı Erdoğan et le directeur de l’antenne turque de Reporters sans frontières (RSF) Erol Önderoğlu – à endosser à tour de rôle la fonction d’éditeur invité pour tenter de protéger le journal et son personnel.
Bien qu’elle fasse appel de cette décision, ce n’est que la dernière des centaines de peines de prison, menaces et attaques violentes qu’elle et d’autres employés de l’IHD ont subies depuis la naissance de l’organisation en 1986.
« Les gens comme nous qui se battent contre les ‘’limites’’ de l’État ont toujours été menacés », confie-t-elle à MEE.
« J’essaie de ne pas trop y penser. Car lorsque la peur domine votre vie, vous ne pouvez pas travailler. Par deux fois, j’ai survécu à des attaques armées. Bien sûr que j’ai des inquiétudes, mais je n’ai jamais pensé à renoncer au combat. »
Bien que plus connue en raison de la longévité de l’affaire Ozgur Gundem et des nombreuses personnalités médiatiques impliquées dans cette campagne, ce n’est que l’un des nombreux fronts sur lesquels se bat l’avocate. Elle affirme actuellement faire l’objet de 143 autres procédures.
Eren Keskin fait également appel dans une autre affaire remontant à mai 2019, dans laquelle elle et six employés du quotidien ont été accusés de produire de la « propagande terroriste » et ont été condamnés à plus de trois ans de prison.
« J’étais l’avocate d’Ozgur Gundem dès sa première parution dans les années 1990. Le quotidien a subi une énorme pression car il rapportait les atteintes aux droits de l’homme, en particulier au Kurdistan. Il a été bombardé, ses journalistes assassinés », raconte-t-elle.
Eren Keskin indique que la situation est devenue « extrêmement radicale » ces derniers temps.
« Il n’y a pas la moindre tolérance pour l’opposition. Tous ceux qui font entendre leur voix sont oppressés. La raison pour laquelle nous subissons autant de pression, c’est que nous refusons de nous soumettre. »
Atteintes de l’État
L’IHD a été fondée en 1986 dans un contexte de coup d’État militaire et de début d’une insurrection armée.
Le coup d’État de 1980, qui visait prétendument à apaiser les tensions croissantes entre les groupes armés de gauche et de droite dans le pays, a engendré la mise en place d’une nouvelle Constitution qui a fortement restreint le processus démocratique et la capacité pour les minorités de se structurer. La langue et l’identité kurdes ont été interdites dans la sphère publique.
En 1984, malgré la restauration formelle de la démocratie libérale, le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) a initié un combat armé contre l’État, arguant que la libération des Kurdes dans le pays ne pouvait être obtenue par les urnes.
Se sont ensuivis vingt ans de conflit brutal causant la mort de plus de 40 000 personnes, et des atteintes aux droits de l’homme dans les deux camps.
Les syndicalistes, les activistes de gauche et pro-kurdes ont souvent été visés par les groupes d’extrême droite ayant des liens avec les opérations obscures de l’État profond. Beaucoup ont disparu et n’ont jamais été revus pendant une période qui a été surnommée la « sale guerre » de la Turquie.
C’est dans ce contexte qu’Eren Keskin s’est impliquée dans l’IHD.
Avocate d’origine kurdo-circassienne, elle a reçu sa première peine de prison médiatisée en juin 1995, condamnée à purger deux ans et six mois dans la prison de Bayrampaşa à Istanbul pour l’utilisation du mot « Kurdistan » dans un article de presse. Elle a finalement été relâchée en octobre de cette année-là, après des amendements de la loi.
Elle a également survécu à des attaques armées en 1994 et 2001, et a cofondé un projet d’aide juridique pour les femmes violées ou abusées sexuellement par les forces de sécurité nationales, à la suite de sa propre expérience des violences sexuelles en prison.
Elle indique que, malgré des changements symboliques, la « raison d’État » en Turquie n’a pas fondamentalement évolué depuis le temps de la « sale guerre ».
« Les méthodes sont différentes. Il n’y avait pas de réseaux sociaux dans les années 1990. L’État pouvait alors dissimuler de nombreux incidents tels que les meurtres et les disparitions forcées en garde à vue. La lutte pour les droits de l’homme a rendu visibles les atteintes des droits de l’homme par l’État », affirme-t-elle.
L’IHD est scrutée de près par l’État depuis sa création.
Ses campagnes pour la liberté d’expression, l’abolition de la peine de mort (qui a aboutie en 2004), les droits et l’accès aux soins pour les prisonniers, les exécutions et disparitions extrajudiciaires ont été étroitement associées à la campagne des « mères du samedi », et son soutien pour les droits des minorités ethniques et religieuses en ont fait une épine dans le pied des gouvernements successifs.
Affrontements avec le gouvernement
À une époque, l’organisation a même souligné que l’arrestation et l’emprisonnement de Recep Tayyip Erdoğan en personne, alors maire d’Istanbul, en 1998, était une atteinte à la liberté d’expression en Turquie. Cependant, l’actuelle relation entre le président et l’IHD est loin d’être cordiale.
Après la mort de treize prisonniers du PKK le 14 février, l’IHD a publié un communiqué indiquant que si le PKK était « responsable des vies de ses captifs », le chef d’État-major qui a lancé une « opération militaire risquée » dans une zone dans laquelle on savait qu’il y avait des captifs était tout autant responsable.
Le ministre de l’Intérieur Süleyman Soylu a critiqué l’organisation, qualifiant l’IHD de « canı çıkasıca », une expression qu’on peut traduire approximativement comme « maudite », à laquelle on souhaite une grande souffrance ou du mal.
« L’État turc n’applique pas les conventions internationales qu’il a signées. Il les viole toutes »
- Eren Keskin, Association des droits de l’homme
« Depuis 1984, l’organisation terroriste a commis 6 021 massacres de civils […] est-ce que l’association [IHD] a dit quoi que ce soit sur l’un d’eux ? », a-t-il demandé à la Grande Assemblée nationale de Turquie.
Les accusations de sympathie envers le PKK collent à l’IHD depuis sa naissance. Ses détracteurs affirment que bien qu’ayant condamné de manière répétée les violences et les actions des groupes armés, l’association fermerait souvent les yeux sur les abus du PKK.
En 2005, la romancière et dramaturge Adalet Ağaoğlu, membre fondatrice, a publiquement quitté l’IHD, affirmant qu’elle était devenue une organisation « nationaliste raciste et partiale », la critiquant pour avoir refusé de prendre position contre le « terrorisme du PKK ».
« Je crois en la liberté de pensée et j’exprime mes pensées. La maternité ne peut être kurde ou turque – les mères kurdes mais aussi les mères turques pleurent dans ce pays », a-t-elle écrit dans sa lettre de démission, qui a été largement rendue publique par les médias nationalistes turcs.
L’IHD a longtemps nié tout lien avec le PKK et a affirmé que ces accusations étaient une tentative visant à saper son travail pour les droits civils et les abus de l’État dans le sud-est à majorité kurde du pays.
Une nouvelle loi « dangereuse » sur les ONG
Malgré la rhétorique virulente du ministre de l’Intérieur Süleyman Soylu, la nouvelle loi adoptée fin décembre, qui régule les activités des ONG en Turquie, constitue une plus grande menace existentielle pour l’IHD.
Dénoncée comme un « outil dangereux pour limiter la liberté d’association » par Human Rights Watch, cette nouvelle loi permet au ministère de l’Intérieur de suspendre les membres des conseils d’administration des ONG qui font l’objet d’enquêtes criminelles en vertu de lois terroristes « vagues et largement détournées ».
Quelque 475 ONG, à commencer par l’IHD, ont déjà signé une déclaration dénonçant cette nouvelle loi.
L’IHD ne manque pas de travail en ce moment, notamment avec la répression actuelle à l’université du Bosphore et les arrestations de masse de partisans du Parti démocratique des peuples (HDP) pro-kurde, autre groupe accusé de liens avec le PKK.
Il y a également un certain nombre d’inquiétudes à propos de l’état de santé des prisonniers politiques et des rapports d’enlèvement d’étudiants et de militants politiques par des groupes inconnus – deux thèmes dont s’occupe l’IHD depuis sa création.
Malgré les pressions, telles que les tentatives récentes des législateurs américains de soulever le problème des atteintes aux droits de l’homme en Turquie avec la Maison-Blanche, Eren Keskin redoute qu’au final, la communauté internationale ne demande pas de compte à la Turquie.
« L’État turc n’applique pas les conventions internationales qu’il a signées. Il les viole toutes », déplore-t-elle.
« Et ces conventions ont des mécanismes de surveillance. Pourtant, ce qui détermine les relations internationales, malheureusement, ce sont les intérêts économiques mutuels, et non les droits de l’homme.
« Ceux qui dirigent l’État veulent continuer à régner par l’intimidation et la division. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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