Vikings, sacrifices humains et hygiène douteuse : les premières descriptions islamiques de la Russie et de l’Ukraine
Note de la rédaction : les extraits et récits figurant dans cet article sont basés sur des traductions d’œuvres d’Ibn Fadlan et d’autres écrivains musulmans, publiées notamment en français dans Ibn Fadlan, Voyage chez les Bulgares de la Volga (éd. Sindbad). Ils comprennent des descriptions d’abus et de meurtres rituels susceptibles de heurter la sensibilité de certains lecteurs.
À l’époque de la naissance du chroniqueur arabe Ahmed ibn Fadlan, à la fin du IXe siècle, des dynasties musulmanes telles que les Omeyyades et les Abbassides régnaient sur des territoires s’étendant du Maroc à l’ouest jusqu’à une grande partie de l’Asie centrale à l’est et au nord.
Les barrières géographiques, tout comme les entités politiques rivales, étaient les principaux obstacles à la poursuite de la diffusion de l’islam.
De vastes étendues désertiques empêchaient tout aventurisme militaire au nord de l’Asie centrale, tandis que l’Empire byzantin était parvenu à repousser les efforts déployés par les Arabes pour atteindre la mer Noire et les terres situées au-delà.
Malgré l’absence de contrôle politique direct, les souverains musulmans désiraient établir des relations avec ces régions septentrionales, dans l’espoir de répandre l’islam par le prosélytisme mais aussi d’établir des routes commerciales.
C’est avec ces objectifs en tête qu’Ibn Fadlan entreprit son voyage vers le nord, couvrant une région qui chevauche la Russie et l’Ukraine actuelles.
Si ces États sont des créations modernes, la visite de l’écrivain arabe coïncidait avec la formation des entités politiques qui allaient leur donner naissance.
À la rencontre des « Rus’ »
Entre les VIIe et Xe siècles, un peuple que la plupart des spécialistes considèrent comme des Vikings quitta la Scandinavie pour s’installer dans la région de l’Europe située entre la mer Baltique et la mer Noire.
Ils parlaient le vieux norrois, une langue germanique, tandis que le nom « Rus’ » qu’ils utilisaient pour se désigner provient probablement d’un mot en vieux norrois signifiant « rameurs ».
Bateliers et guerriers habiles, ils parvinrent à établir des colonies le long des réseaux fluviaux de la région en recourant parfois à la violence pour soumettre les populations qui y vivaient déjà, telles que les Slaves.
Comme leurs voisins chrétiens septentrionaux, les Arabes firent connaissance avec les Vikings dans la douleur.
En 844, une expédition viking cibla la ville andalouse de Séville et donna lieu à sept jours de tueries et de pillages.
Selon des récits arabes ultérieurs, les Scandinaves, victimes de leur orgueil, restèrent dans les parages suffisamment longtemps pour permettre à des renforts musulmans de les vaincre au combat et d’incendier leurs navires.
Même si le renforcement des défenses côtières les dissuada de lancer d’autres attaques de la même ampleur qu’à Séville, les Vikings se firent une place dans les esprits musulmans.
Les premiers récits désignaient ces assaillants sous le nom « majus », un terme qui, pour les musulmans, était devenu synonyme de « païen ». Cependant, dès 880, les auteurs arabes les identifiaient en employant le mot « Rus’ » issu du vieux norrois.
Au cours de son voyage, durant lequel il longea la Volga, dans l’actuelle Russie, Ibn Fadlan rencontra un peuple qu’il appela « Rus’ ».
Le nom de la Russie est directement lié au mot « Rus’ » et les nationalistes russes considèrent leur État comme le principal descendant politique des États fondés par les Rus’, tels que ceux que rencontra le chroniqueur abbasside.
À la fin du IXe siècle, le prince nordique Riourik créa la Rus’ de Kiev, une principauté basée dans l’actuelle capitale ukrainienne. La ville était le centre politique d’une vaste fédération multiethnique d’États dans laquelle une élite nordique régnait sur une population essentiellement slave et balte.
Cette classe dirigeante fut finalement assimilée à la culture slave, adopta la religion chrétienne orthodoxe ainsi que le vieux slave oriental, une langue dont descendent le russe, le biélorusse et l’ukrainien.
Coutumes et rituels
Les écrits d’Ibn Fadlan sont utiles pour ce qu’ils nous apprennent sur ce stade embryonnaire de la création des identités ukrainienne et russe, mais aussi parce qu’ils contiennent certaines des descriptions les plus détaillées des traditions vikings.
Pour le lecteur moderne et les universitaires, les descriptions sobres et froides des rituels rus’ par le chroniqueur abbasside, ainsi que sa volonté de louer les vertus des personnes qu’il rencontra, ajoutent de la crédibilité aux événements macabres qu’il relate.
Décrivant l’attrait des hommes qu’il croisa, Ibn Fadlan écrit : « Je n’ai jamais vu corps plus parfaits que les leurs. Par leur taille, on dirait des palmiers. »
Cependant, aussi impressionné qu’il fût par leur physique, beaucoup de choses suscitèrent le dégoût du voyageur arabe, notamment leurs habitudes en matière d’hygiène.
« Ils sont les plus malpropres des créatures de Dieu », nous conte-t-il. Ainsi, ils ne se nettoyaient pas après avoir répondu à l’appel de la nature ou après un rapport sexuel.
Les fans de la série télévisée Vikings peuvent remercier Ibn Fadlan d’avoir permis aux producteurs de connaître bon nombre de leurs rituels, même si certains des rites pratiqués par les personnes qu’il croisa pourraient être des traditions empruntées à des peuples voisins d’Asie centrale plutôt que d’origine scandinave.
L’un de ces rituels consistait à effectuer des ablutions collectives dans la même bassine d’eau, dans laquelle chacun vidait tour à tour son nez et sa gorge.
Le passage de loin le plus intéressant de la chronique de l’auteur arabe est sa description des funérailles d’un noble rus’, dont une version est également illustrée dans la série.
Ibn Fadlan écrit ainsi que « quand un grand personnage meurt, les gens de sa famille disent à ses filles-esclaves et ses jeunes garçons-esclaves : “Qui d’entre vous mourra avec lui ?” L’un (l’une) dit : “Moi.” »
S’ensuit un rituel épouvantable et interminable dont Ibn Fadlan est le témoin direct et qu’il décrit sans laisser transparaître la moindre émotion.
Celle qui se porte volontaire (« la plupart du temps, ce sont les filles-esclaves qui font cela », précise Ibn Fadlan) est d’abord confiée à d’autres esclaves qui veillent sur elle. Parée de beaux vêtements et de bijoux et lavée symboliquement, elle passe les jours précédant les funérailles à boire et à chanter.
Le jour des funérailles, le corps de son maître est placé sur un bateau ancré à la rive avec des offrandes, telles que des breuvages alcoolisés, des fruits et des herbes, ainsi que des vaches, des chiens, des chevaux et des poulets sacrifiés.
Avant le sacrifice, des membres de l’entourage du défunt maître de l’esclave procèdent à un rituel en la violant chacun leur tour pour rendre hommage à l’ami disparu.
Avant l’acte brutal qui clôt le rituel, la fille est dépouillée de ses bijoux, on lui fait boire un breuvage alcoolisé et elle fait ses adieux à ses compagnes.
Six hommes et une vieille femme, qu’Ibn Fadlan appelle « l’Ange de la Mort », entrent ensuite dans le pavillon du bateau où l’on fait coucher la fille-esclave à côté de son maître.
Deux hommes lui tiennent les pieds et deux autres les mains, tandis que la vieille femme place une corde autour du cou de la fille.
Les personnes qui assistent aux funérailles à l’extérieur du bateau frappent sur leur bouclier pour étouffer les cris de l’esclave qui est étranglée et poignardée.
Après le sacrifice, le feu est mis au bateau, qui est consumé par les flammes avec l’aide d’« un vent violent et effrayant ».
D’autres violences et un intérêt pour l’islam
Les Rus’ qui croisèrent la route d’Ibn Fadlan semblent avoir fait preuve d’une certaine cordialité à l’égard de leur visiteur arabe. Ils pourraient également avoir témoigné de cette même bienveillance envers d’autres visiteurs venus du Sud, tels que des marchands.
Les archéologues ont découvert des pièces de monnaie arabes dans des sites funéraires jusqu’en Suède et en Norvège. Les Rus’ achetaient des textiles et des métaux à leurs visiteurs du Sud et leur vendaient en échange du miel, de l’ivoire et des esclaves.
Malgré ces interactions pacifiques, des chroniqueurs moyen-orientaux firent également état de violentes confrontations entre musulmans, chrétiens et Rus’.
Le philosophe persan Miskawayh décrit ainsi une attaque des Rus’ contre la ville de Barda, dans l’actuel Azerbaïdjan, survenue en 943.
« C’est une nation redoutable, les hommes sont immenses et très courageux », écrit-il. « Ils ne reconnaissent pas la défaite. Personne ne fait demi-tour avant d’avoir tué ou été tué. »
Les habitants de Barda auraient résisté en dépit des avertissements des Rus’, ce qui aurait entraîné un massacre et la capture de 10 000 hommes, femmes et enfants.
Un autre chroniqueur, al-Masudi, historien arabe du Xe siècle, décrit une série d’offensives des Rus’ sur la côte azerbaïdjanaise de la mer Caspienne, notamment le massacre de « milliers de musulmans », qui se termine par la défaite des Rus’ face à une force conjointe composée de musulmans et de chrétiens.
« Les deux camps combattirent pendant au moins trois jours et Dieu donna la victoire aux musulmans », écrit-il. « Les Rus’ furent passés au fil de l’épée ou noyés. »
Avec la propagation de l’islam parmi les tribus turques d’Eurasie au tournant du millénaire et la progression simultanée du christianisme autour de la mer Baltique et en Scandinavie, les Rus’ se détournèrent lentement de leurs racines païennes.
Pour la plupart, le changement se fit en faveur du christianisme. Néanmoins, l’érudit persan Sharaf al-Zaman al-Marwazi relate un cas où des Rus’ mécontents de se voir interdire par le christianisme d’effectuer des saccages se convertirent à l’islam.
Dans un autre récit largement repris, le Grand-Prince de la Rus’ de Kiev, Vladimir le Grand, fit venir des représentants de différentes confessions pour s’enquérir de leur foi : un orthodoxe byzantin, un catholique du Saint-Empire romain, un musulman du Khanat bulgare de la Volga et un rabbin khazar.
Rebuté par l’interdiction de l’alcool dans l’islam, Vladimir Ier rejeta cette religion.
« Boire est la joie de tout Rus’ », dit-il alors.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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