L’Afrique du Nord, « terrain d’essai » des technologies de surveillance de l’Union européenne
Des technologies de surveillance controversées sont externalisées par l’Union européenne (UE) à des pays d’Afrique du Nord et de la région du Sahel sans la moindre transparence ou régulation, selon deux récents rapports.
Le financement, le matériel et la formation sont transmis à des pays tiers par le biais de programmes d’aide, des pays où des gouvernements autocratiques utilisent cet équipement et ces techniques pour surveiller la population locale.
Hors des frontières de l’Europe, les déplacements des demandeurs d’asile sont contrôlés, puis utilisés pour évaluer leur demande d’asile.
Antonella Napolitano, auteure du rapport pour le groupe de défense des droits de l’homme EuroMed Rights, explique à Middle East Eye que la mise en place de ces projets est opaque et que les droits des civils et la protection de leurs données ne sont pas dûment pris en considération.
« Il n’y a pas assez de garanties dans ces pays. Il n’y a pas de lois sur la protection des données », précise-t-elle. « Je pense que le paradoxe ici est que l’externalisation des frontières signifie plus d’instabilité [dans ces pays]. »
Il est difficile de suivre l’argent du fait du réseau complexe des projets de financement et de la diversité des acteurs qui les mettent en place.
« Cela permet à des États de mener des opérations sans transparence, sans aucun comptes à rendre ou régulation qui seraient normalement requis de la part de l’UE ou des gouvernements de l’UE », poursuit Antonella Napolitano.
En outre, le déploiement de technologies expérimentales aux frontières de l’Union est en grande partie non régulé.
Si l’Union européenne a fait de la régulation de l’intelligence artificielle (IA) une priorité, sa législation en la matière ne contient pas de clause stricte concernant l’utilisation de ces technologies à des fins de contrôle des frontières.
« Cela crée un système à deux vitesses », conclut Antonella Napolitano. « Les personnes qui circulent hors de l’Union européenne n’ont, par nature, pas les mêmes droits. »
Demandes d’asile
La surveillance des migrants qui circulent en dehors de l’Europe est également à l’œuvre en Europe.
Un rapport de Privacy International publié au mois de mai conclut que cinq sociétés géolocalisent par GPS les demandeurs d’asile pour le Home Office britannique.
« Cela s’est étendu massivement ces dernières années », indique à MEE Lucie Audibert, chargée des affaires juridiques à Privacy International.
D’autres formes, moins tangibles, de surveillance sont également déployées avec les demandeurs d’asile. « On sait par exemple que le Home Office utilise énormément les réseaux sociaux […] pour évaluer la véracité des déclarations des gens concernant leur demande d’immigration », développe Audibert.
« Cela crée un système à deux vitesses. Les personnes qui circulent hors de l’Union européenne n’ont, par nature, pas les mêmes droits »
- Antonella Napolitano, experte en surveillance
Selon ces rapports, l’équipement de surveillance et la formation des agents sont fournis par l’Union européenne à des pays tiers sous couvert de programmes d’aide au développement.
Parmi eux figurent le Fonds fiduciaire d’urgence de l’UE pour l’Afrique (EUTF for Africa) et l’Instrument de voisinage, de coopération au développement et de coopération Internationale.
Ces rapports citent de nombreux cas dans lesquels ces instruments de financement ont servi à aider les services de maintien de l’ordre en Algérie, en Égypte, en Libye et en Tunisie, leur fournissant le matériel et la formation que ces derniers ont ensuite utilisés contre la population locale.
L’EUTF for Africa a alloué 15 millions d’euros de financement à ces pays pour former un groupe de « cyber spécialistes » en surveillance sur internet et en extraction des données depuis les appareils intelligents.
Une enquête de Privacy international sur le rôle du CEPOL, l’agence de formation des forces de l’ordre en Europe, a révélé qu’elle avait fourni une formation en surveillance sur internet à des policiers algériens.
Cette enquête souligne un lien potentiel entre ces tactiques qui sont contraires aux propres politiques de l’UE sur la désinformation et la vague de désinformation numérique et de censure alimentée par des faux comptes pro-régime dans le sillage des manifestations du hirak en 2019 en Algérie.
Une tendance dangereuse
Pour le journaliste Matthias Monroy, le développement majeur de la surveillance aux frontières est survenu après la « crise migratoire de 2015 » qui a alimenté le développement du complexe industriel de surveillance des frontières.
Avant cela, l’agence des frontières européennes, Frontex, dépendait totalement des États membres pour obtenir son équipement. Mais après 2015, elle a pu acquérir son propre matériel.
« La première chose qu’elle a faite, c’est de publier des appels d’offres pour des avions puis des drones. Et ces appels d’offres sont aux mains d’opérateurs privés », déplore le journaliste à MEE.
Les drones de Frontex sont opérés par la société britannique Airbus. « L’équipage Airbus a détecté le bateau de Crotone », poursuit Monroy, en référence au naufrage au large de Crotone (Italie) en février.
« Mais tout le monde a dit que Frontex avait repéré le bateau. Non, c’était Airbus. Il est très difficile de retracer les responsabilités, donc si la surveillance est transmise aux opérateurs privés, qui est responsable ? »
Près d’une centaine de personnes sont décédées dans le naufrage.
Depuis 2015, avec l’expansion du complexe industriel de surveillance des frontières, sa numérisation et son contrôle se concentrent de plus en plus entre les mains d’acteurs privés.
« Je vois ça comme une tendance et je dirais que c’est très dangereux », estime Matthias Monroy.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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