Puissante et prospère : la communauté syrienne du Venezuela
Dans la marina de la ville portuaire de Puerto La Cruz, dans le Nord du Venezuela, l’éminent arabisant et auteur Habeeb Salloum a un jour fait une découverte étonnante : il affirmait y avoir trouvé « l’un des kebabs les plus savoureux [qu’il] n’eût jamais mangés ».
« Le cuisinier, originaire d’Alep, avait fait un travail superbe », a-t-il écrit lors de sa visite en 2018.
« Aucun repas, même dans sa ville natale, n’aurait pu être plus satisfaisant que ce dîner dans l’une des meilleures stations balnéaires du Venezuela », a-t-il ajouté.
Ceci n’est en aucun cas l’indication que le regretté Salloum, Canadien d’origine arabe, était doté d’une palette culinaire limitée ou n’avait pas eu la chance, au cours de sa vie, de savourer de délicieux kebabs. Cela reflète plutôt la force et l’impact de la communauté syrienne du Venezuela.
Le pays d’Amérique latine a toujours abrité une importante diaspora syrienne. Les chiffres exacts sont difficiles à définir, mais selon les estimations, il y aurait entre 700 000 et 1 million de Vénézuéliens d’origine syrienne, parmi environ 1,6 million de Vénézuéliens arabes.
« La communauté syrienne au Venezuela est vaste et importante, sur le plan démographique mais aussi économique », indique Halim Naim, un journaliste vénézuélien d’origine arabe, à Middle East Eye.
Exode ottoman
L’arrivée des premiers Syriens sur les côtes vénézuéliennes remonte à la fin du XIXe siècle, lorsque l’Empire ottoman, qui occupait la Syrie telle que nous la connaissons aujourd’hui, connaissait de sérieux troubles, poussant nombre de ses habitants à émigrer à la recherche de nouvelles opportunités.
« La Syrie, comme l’ensemble du Moyen-Orient, traversait une période très difficile », raconte Halim Naim.
« En Syrie, il y avait des batailles, il y avait des conflits, il y avait la guerre, et les gens devaient fuir cela d’une manière ou d’une autre. »
On estime qu’environ 1,2 million de personnes ont quitté l’Empire ottoman entre 1860 et 1914 et se sont aventurées aux Amériques dans l’espoir d’une vie meilleure.
« Pour les immigrés de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, tout était l’Amérique. Ce n’était pas seulement les États-Unis ; les premiers immigrés qui sont arrivés au Venezuela prévoyaient vraiment d’aller en Amérique, à savoir cette conception générale floue de l’hémisphère [occidental] », explique John Tofik Karam, maître de conférences en études latino-américaines à l’université DePaul de Chicago et directeur du Centre Lemann d’études brésiliennes.
Comme ce fut le cas pour tous les migrants levantins fuyant la domination ottomane à l’époque, les immigrés syriens étaient initialement considérés comme « Turcs » dans leur nouveau foyer vénézuélien.
Cette vague d’immigrés syriens a pour la plupart réussi son installation au Venezuela, s’établissant principalement dans la capitale Caracas et dans les États de Nueva Esparta, Zulia ou Carabobo.
Intégration et mobilité sociale
Au Venezuela, les Syriens se sont d’abord installés comme colporteurs, cordonniers, vendeurs ambulants ou charpentiers, avant de créer leurs propres magasins ou entreprises.
Ils ont initialement opté pour un mode de vie rural, délaissant la métropole urbaine au profit d’une vie plus calme à la campagne qui leur permettait de se renforcer sur le plan économique et de garantir leur mobilité sociale future.
« Ils se sont installés dans de petites villes vénézuéliennes parce qu’ils s’y sentaient chez eux. Ils ont cherché des zones rurales et se sont établis dans des endroits qui n’avaient pas beaucoup de commerces, car cela leur permettait de s’implanter économiquement. Et ça a marché : ils sont devenus une communauté puissante, sur les plans économique et démographique », explique Halim Naim.
La prospérité de la communauté syrienne dans sa nouvelle patrie a été facilitée par les similitudes entre les cultures latino-américaine et moyen-orientale, qui ont permis une intégration sociale et un développement plus fluides.
« [Leur intégration] a été presque immédiate, cela s’est fait de manière très naturelle », indique le journaliste, diplomate et écrivain Diego Gómez Pickering à Middle East Eye.
« Le processus d’adaptation à leurs nouvelles réalités s’est produit assez brusquement mais aussi de manière très fluide et amicale, car les structures sociétales en Amérique latine n’étaient pas différentes de celles des sociétés arabes. »
À cela s’ajoute une amabilité culturelle envers les Syriens et les Arabes qui a permis aux nouveaux arrivants de s’installer plus facilement.
« Quand vous dites ‘’arabe’’ au Venezuela, cela évoque quelqu’un de familier, alors que dans le Nord anglophone, ce n’est pas le cas. Cela évoque une sorte d’étranger, quelqu’un de l’extérieur qui ne fait pas vraiment partie de l’imaginaire national », explique Tofik Karam à MEE.
L’accent mis par les tout premiers immigrés sur la stabilité économique a permis à la génération future de donner la priorité à l’éducation et de renforcer davantage ses perspectives socio-économiques dans le pays.
« La première génération n’était – pour la plupart – pas formellement éduquée, donc quand [ces immigrés] ont commencé à gagner de l’argent, ils ont mis leurs enfants à l’école », explique l’universitaire.
« Au Venezuela et ailleurs, les principaux domaines d’études étaient la médecine, le droit et l’ingénierie, et au sein de la première génération née au Venezuela, on a vu différents notables gravir les échelons sociaux et réussir politiquement. »
Influence politique et divisions
L’influence politique de la diaspora syrienne au Venezuela a culminé au tournant du siècle, sous la présidence de Hugo Chávez, décédé en 2013.
« On a commencé à voir des Syriens participer à la politique nationale, en particulier lors de l’introduction du chavisme au Venezuela, car il est assez similaire à l’idéologie que beaucoup connaissaient chez eux », explique Halim Naim.
Un certain nombre de Syro-Vénézuéliens ont ainsi connu le succès en tant que politiciens chavistes. Parmi eux figurent Tareck El Aissami, ancien ministre de l’Intérieur et actuel ministre du Pétrole ; Haiman El Troudi, ancien ministre des Transports ; Soraya El Achkar, l’ancienne cheffe de la police nationale ; et l’ancien membre de l’Assemblée nationale Adel El Zabayar.
Ce dernier s’est même rendu en Syrie pour s’enrôler dans les forces gouvernementales lors de l’actuelle guerre civile. En 2020, il a été inculpé aux États-Unis pour participation à des projets de narcoterrorisme, trafic de drogue et d’armes.
Quand il était au pouvoir, Chávez a établi des liens étroits avec son homologue syrien Bachar al-Assad. Il s’est rendu à Damas à plusieurs reprises, a dénoncé les agissements d’Israël et établi un vol direct entre Caracas et Damas.
« Le régime vénézuélien s’est réfugié dans un discours de défense des minorités, d’alliance avec les Arabes, il s’oppose à Israël et à tout pays impérial tel qu’il le définit », explique Naim.
« Cela plaît vraiment aux Syriens qui écoutent ce même discours depuis leur enfance, il se sentent chez eux et protégés [au Venezuela]. Cela les met définitivement à l’aise avec le régime, ils le soutiennent, pas tous certes, mais beaucoup soutiennent le régime chaviste au Venezuela », poursuit-il.
Cette proximité entre l’État vénézuélien et Damas a toutefois creusé un fossé au sein de la communauté syro-vénézuélienne, qui en grande partie ne souhaite pas de liens aussi étroits avec le régime d’Assad.
« La communauté est divisée, comme une grande partie de la nation [syrienne] », observe Tofik Karam.
Tel un reflet de la guerre en Syrie, qui a vu des millions de personnes fuir le pays, la crise économique dévastatrice que connaît le Venezuela en raison de mauvaises pratiques de gestion, de la chute des prix du pétrole et des sanctions américaines, a entraîné le départ de 6 millions de Vénézuéliens.
Néanmoins, malgré la situation politique chargée dans leur pays d’origine et les divisions que celle-ci a favorisées au sein de la diaspora au Venezuela, cette dernière est devenue une communauté prospère qui a su jouer un rôle clé dans le développement de son pays d’accueil.
« Ils ont eu une influence très importante, cela se voit même au niveau culturel. Je crois fermement que cette population, non seulement la population syrienne mais la population arabe en général, a beaucoup contribué aux progrès du Venezuela », conclut Halim Naim.
Cet article est publié dans le cadre d’une série consacrée aux communautés de la diaspora moyen-orientale à travers le monde.
Traduit de l’anglais (original).
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