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La vieille ville de Sanaa au Yémen : un site du patrimoine mondial menacé par la guerre et le manque d’entretien

Les tours de briques rouges de la capitale yéménite éblouissent les visiteurs depuis des siècles et abritaient autrefois des communautés musulmanes, juives et chrétiennes
Les tours en briques cuites sont depuis longtemps une caractéristique de la capitale yéménite Sanaa (Reuters)
Les tours en briques cuites sont depuis longtemps une caractéristique de la capitale yéménite Sanaa (Reuters)

Il est difficile de savoir quand des groupements humains se sont installés pour la première fois à Sanaa, d’autant plus que la ville donne l’impression d’avoir toujours été habitée.

Les traditions locales sont plutôt ambiguës sur la question. Selon l’une d’elles, c’est un fils de Noé qui aurait fondé la ville, tandis que d’autres font remonter ses origines à une colonie préislamique il y a environ 2 500 ans.

La vieille ville n’est pas grande mais il est toujours facile de se perdre dans ses ruelles sinueuses. Là, des structures hautes et compactes en forme de pain d’épice jaillissent de la terre.

Ces maisons-tours sont faites en pisé (terre crue), briques cuites et gypse blanc. Sur le plan esthétique, elles arborent des frises au contraste élevé mais harmonieux qui améliorent le placement des fenêtres et des sols des bâtiments.

« Sanaa était un prix convoité par beaucoup »

- Wael al-Ahnomi, journaliste

Ailleurs, des minarets transpercent l’horizon de l’ancienne métropole, tandis qu’au niveau du sol, des jardins luxuriants offrent de l’ombre et des moyens de subsistance aux vendeurs.

Plus d’une centaine de mosquées et 6 000 maisons ont été construites dans la ville avant le XIe siècle, dont la Grande Mosquée de Sanaa, reconnue comme la première mosquée construite en dehors de La Mecque et de Médine, au cours de la sixième année du calendrier hégirien.

Selon certaines sources, c’est le prophète Mohammed lui-même qui en aurait ordonné la construction. Mais quel que soit son commanditaire, la structure reste l’une des premières prouesses architecturales de l’islam, religion qui s’est fermement ancrée à Sanaa sous le quatrième calife rashidun (« bien guidé »), Ali.

L’accès à la vieille ville est assuré par plusieurs portes disséminées autour de ses murs partiellement préservés, parmi lesquelles l’emblématique Bab al-Yemen (« porte du Yémen »).

À l’intérieur se trouvent des marchés vendant toutes sortes de marchandises et de services, y compris des denrées alimentaires, des vêtements, des bijoux en or et en argent ainsi que d’autres objets artisanaux.

La vieille ville compte de nombreux marchés animés, mosquées et jardins (AFP/Mohammed Huwais)
La vieille ville compte de nombreux marchés animés, mosquées et jardins (AFP/Mohammed Huwais)

Il y a aussi des cafés comme le Samsarat Wardah et des hôtels comme le Burj al-Salam, avec ses vues imprenables sur la ville, ainsi que des centres culturels.

« Sanaa était un prix convoité par beaucoup », écrit Wael al-Ahnomi pour le Sanaa Center, rappelant comment le site est devenu une zone de conflit pendant le califat abbasside, du VIIIe au XIIIe siècle, lorsque les dynasties locales – les Ziyadid, les Rasulid et les Yu’furid – voyaient toutes le contrôle de Sanaa comme un moyen d’étendre leurs territoires.

La ville, autrefois capitale du Yémen aksoumite, fut également un centre multiconfessionnel pendant des siècles. Le quartier juif, établi vers le XVIIe siècle dans la partie occidentale de la vieille ville, rappelle une époque où juifs et chrétiens coexistaient aux côtés des musulmans à Sanaa.

Un site du patrimoine mondial en danger

La vieille ville de Sanaa de nos jours est un reflet de ses époques de construction préislamique, islamique et ottomane, ce qu’Ahnomi appelle « les archives matérielles de l’histoire de la ville ».

Plus récemment, les Occidentaux ont redécouvert la beauté de Sanaa à travers le documentaire de Pier Paolo Pasolini Les Murs de Sanaa (1971) qui, après des années d’accès difficile pour les étrangers, a révélé un site d’une beauté époustouflante. Le réalisateur italien était tombé amoureux de la vieille ville et plaidera sans relâche pour sa préservation.

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Cet « appel » à sauver le vieux Sanaa a été consacré en 1986 par l’inscription de la vieille ville sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO en reconnaissance de sa « valeur universelle exceptionnelle ».

Pourtant, il a fallu près de 30 ans – une génération – pour que le site soit inscrit sur la liste du patrimoine mondial en péril de l’organisation en 2015.

Néanmoins, le manque d’entretien, la guerre et les catastrophes naturelle entravent aujourd’hui les efforts de conservation et de restauration, qui incombent souvent aux particuliers, aux organisations communautaires ou à l’aide internationale.

Le manque d’entretien et de réparations urbaines dans la vieille ville ont suscité des critiques de haut niveau à l’encontre de l’Organisation générale pour la préservation des villes historiques du Yémen (GOPHCY), l’entité yéménite chargée de sa préservation.

En 2014, l’UNESCO s’est inquiétée du « manque apparent d’engagement du GOPHCY dans le grand projet de réhabilitation du réseau d’eau et d’assainissement mis au point par le Secrétariat de Sanaa et les impacts structurels potentiels négatifs que ce projet pourrait avoir sur les bâtiments individuels et sur les zones archéologiques ».

Cependant, même si l’organisme du patrimoine yéménite s’impliquait davantage, il n’aurait pas les moyens de faire appliquer les règles.

Le conflit a également eu un impact direct sur la vieille ville, car le ministère yéménite de la Défense est situé juste à l’extérieur de ses murs.

Des Yéménites fuient lors de frappes aériennes sur la capitale Sanaa en 2015 (Reuters)
Des Yéménites fuient lors de frappes aériennes sur la capitale Sanaa en 2015 (Reuters)

En 2015, des mois après la prise de contrôle de la ville par les Houthis, une alliance dirigée par l’Arabie saoudite a lancé des opérations militaires au Yémen, notamment des frappes aériennes sur la capitale.

« Quand la guerre a éclaté, tout a changé. C’était un choc de voir la ville bombardée sous mes yeux », déclare le journaliste yéménite Ahmad Algohbary à Middle East Eye.

Il se souvient du jour où une bombe est tombée sur la vieille ville en 2015, tuant une famille, des « agriculteurs », rappelle-t-il

La guerre et la crise économique ont également contraint les habitants à vendre leurs maisons, qui sont ensuite souvent reconstruites avec des matériaux et selon des styles qui ne respectent pas les normes de conservation. Ces modifications apportées aux maisons anciennes de la vieille ville pourraient entraîner la suppression de son statut de patrimoine mondial par l’UNESCO.

Outre la guerre et le manque d’entretien, le changement climatique a également un impact dans la mesure où les catastrophes naturelles sont devenues plus fréquentes.

Les crues subites « ont mis à genoux d’anciennes tours à couper le souffle », explique le chercheur Ahmed Nagi, analyste auprès de l’International Crisis Group, en référence aux inondations de 2020.

Cette année-là, 131 personnes ont perdu la vie, soit directement dans les inondations, soit dans l’effondrement de maisons, dont celle du poète yéménite Abdullah al-Baradouni.

Sanaa abritait autrefois une grande communauté juive (AFP/File image)
Sanaa abritait autrefois une grande communauté juive (AFP)

En août 2022, de fortes pluies ont en outre provoqué l’effondrement de 10 bâtiments historiques et en ont endommagé plus de 80 autres.

Pour Ahmed Nagi, ces inondations sont le symbole d’une perte d’identité plus large, car la diversité culturelle qui faisait autrefois de Sanaa un foyer de tolérance s’est amoindrie ces derniers temps.

Lorsque les Houthis ont pris le contrôle de Sanaa en 2014, leur slogan – « Maudits soient les juifs » – a été rapidement proclamé sur des panneaux d’affichage et peint sur les murs de la ville, y compris ceux qui entourent la vieille ville, malgré leur statut patrimonial.

En conséquence, de nombreux juifs ont quitté la ville. Selon les Nations unies, il ne reste plus qu’un seul juif à Sanaa, alors que la communauté comptait autrefois des dizaines de milliers de personnes.

Avant ce dernier exode, environ 49 000 juifs yéménites avaient quitté leur patrie entre 1949 et 1950, dans le cadre d’une opération aérienne israélienne nommée « Tapis volant ».

Un symbole fédérateur pour les Yéménites

Malgré ces difficultés et les divisions actuelles, la vieille ville reste un symbole durable de fierté et d’unité pour les Yéménites.

« Marcher sur les sentiers sinueux et étroits de l’une des plus anciennes villes du monde est une expérience inoubliable », écrit Ahmed Nagi.

Ahmad Algohbary confie à MEE « aime[r] la vie simple, la beauté, la culture de la vieille ville ». Il se rappelle les emplettes que lui et sa famille y faisaient avant l’Aïd.

Pour les artistes yéménites vivant désormais en exil à l’étranger, la vieille ville de Sanaa est un lieu de nostalgie et de souvenirs réinventés.

« Je me souviens de l’odeur du café, du marché du cuivre, de celui des bijoux, des vêtements de mariage. Les gens se promènent, achètent, crient, marchandent. Lorsque vous traversez Bab al-Yemen, c’est magnifique. C’est un petit monde, le monde de Sanaa », décrit l’artiste muraliste Murad Subay à MEE.

Traduction : « Notre directeur général appelle toutes les parties à protéger le précieux Yémen. »

« C’est l’âme des Yéménites », ajoute-t-il, rendant hommage à la gentillesse des habitants : si quelqu’un attend devant la maison d’un inconnu, par exemple, il peut y être invité à boire un verre d’eau ou une tasse de café.

L’artiste Farah Maktari inclut pour sa part des symboles visuels de la vieille ville dans ses œuvres, qui s’inspirent de l’influence du pionnier yéménite de l’art graphique Fuad al-Futaih.

« Lorsque j’étais enfant et que je visitais Bab al-Yemen avec ma famille, trouver les ruelles, les magasins et les trésors que Fuad al-Futaih avait capturés dans son art était devenu une quête », se souvient-elle. « Cela joue désormais un rôle d’inspiration de premier plan dans ma propre pratique artistique. »

« Marcher sur les sentiers sinueux et étroits de l’une des plus anciennes villes du monde est une expérience inoubliable »

- Ahmed Nagi, analyste

La vieille ville de Sanaa est aussi un motif récurrent des aquarelles en format de vignette de l’artiste Mazher Nizar, autant de tranches de vie, tel un instant suspendu, dépeintes avec un souci photographique du détail.

« Vous pouvez marcher [dans la vieille ville] et sentir l’âme des gens qui marchent avec vous », explique l’artiste muraliste Murad Subay.

L’endroit est constamment animé. La photographe Yumna al-Arashi en revisite les visages et la trame dans sa série Ghosts of Yemen (2013).

Dans ce reportage photo monochromatique, elle nous présente un endroit qu’elle décrit comme « vieux, vibrant et très imparfait », mais qu’elle aime et qui lui manque.

Traduit de l’anglais (original).

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