EXCLUSIF : Les survivants d’un massacre au Soudan du Sud accusent l’ONU de ne pas les avoir protégés
Le week-end dernier, un éleveur de la région contestée d’Abiyé, située entre le Soudan et le Soudan du Sud, s’est retrouvé aux prises avec les membres armés et à moto d’une tribu nomade.
De tels affrontements se produisent régulièrement. Les assaillants, issus de la tribu arabe des Misseriya, attaquent les villages de l’ethnie dinka et enlèvent parfois des femmes et des enfants. Les villageois ripostent alors.
Mais le massacre d’au moins 32 personnes perpétré mercredi matin dans le village dinka de Kolom, pour lequel les soupçons se tournent vers les Misseriya, a été de bien plus grande ampleur que tout autre affrontement récent, ont déclaré des villageois et des responsables locaux à Middle East Eye.
Sur place quatre heures seulement après l’attaque, MEE a découvert à Kolom des huttes encore fumantes, dont certaines contenaient les restes carbonisés de leurs occupants. Ailleurs, les villageois creusaient des fosses communes pour les victimes et préparaient leurs funérailles.
Beaucoup ont exprimé leur colère face à la force locale de maintien de la paix des Nations unies, qu’ils accusent de ne pas les avoir protégés.
Des survivants ont affirmé avoir demandé mardi aux Casques bleus de l’ONU s’ils devaient se cacher dans la brousse pour éviter un massacre. Les Casques bleus leur auraient alors conseillé de rester dans le village parce qu’ils ne pouvaient pas garantir leur sécurité s’ils s’enfuyaient.
Les villageois ont indiqué à MEE que le raid a commencé vers 7 h 15, heure à laquelle des hommes armés de fusils d’assaut ont attaqué le village non gardé.
Lorsqu’ils sont partis environ une heure plus tard, au moins 32 villageois avaient perdu la vie, dont huit enfants, selon des responsables locaux.
Quinze enfants enlevés
Quinze enfants ont été enlevés et plus de vingt personnes ont été blessées. Vingt-deux huttes du village ont été incendiées, certaines avec des personnes à l’intérieur. Leurs corps calcinés gisaient à la vue de tous. La clinique et l’église ont été détruites.
À Khartoum, le gouvernement de transition du Soudan a déclaré qu’au moins 29 personnes avaient été tuées et a condamné le massacre, accusant également les Casques bleus de l’ONU de ne pas avoir protégé les civils. Le gouvernement a également indiqué avoir licencié son haut responsable dans la région, Salih Saloha.
Une force de maintien de la paix des Nations unies appelée FISNUA, a été déployée à Abiyé en juin 2011, quelques semaines avant la déclaration d’indépendance du Soudan du Sud vis-à-vis du Soudan, dans le cadre de laquelle le statut de la région frontalière contestée n’a pas été résolu.
« L’attaque a eu lieu en l’espace d’une heure, peu après le départ de la patrouille précédente »
– Porte-parole de la FISNUA
Selon le site web de la FISNUA, plus de 5 200 Casques bleus sont actuellement déployés dans la région.
D’après les villageois, les soldats de l’ONU déployés sur place étaient en patrouille dans le village pendant la nuit mais avaient quitté leur poste vers 6 heures du matin, une heure avant l’arrivée des assaillants.
À l’extérieur de sa hutte encore fumante, une femme enceinte de plusieurs mois, qui s’est présentée sous le nom d’Alual, a indiqué à MEE que ses deux fils âgés de 10 et 15 ans avaient été enlevés.
Elle a expliqué que les anciens du village avaient affirmé la veille à la FISNUA qu’ils voulaient se disperser dans la brousse, mais que « les soldats leur avaient dit d’attendre ».
Six des anciens qui avaient participé à la rencontre avec la FISNUA sont désormais morts, a-t-elle ajouté.
Une attaque à l’aube
Un porte-parole de la FISNUA a déclaré à MEE que les Casques bleus gardaient Kolom depuis trois jours mais n’avaient pas de base d’opérations avancée près du village. L’attaque s’est produite entre le départ d’une patrouille et l’arrivée de la suivante dans le secteur.
« L’attaque a eu lieu en l’espace d’une heure, peu après le départ de la patrouille précédente qui est retournée dans la base et avant l’arrivée d’une nouvelle », a-t-il indiqué.
« La nouvelle patrouille a réussi à appréhender certains des assaillants présumés. La mission continuera d’enquêter sur toutes les circonstances de cet incident tragique et a réuni une équipe à cet effet. »
Le porte-parole n’a cependant pas répondu à la question de savoir si les Casques bleus avaient demandé aux villageois de Kolom de ne pas fuir dans la brousse.
Le mandat de la FISNUA comprend l’obligation de « protéger les civils se trouvant sous la menace imminente d’actes de violence physique ».
La grande majorité des résidents permanents d’Abiyé se considèrent comme des Sud-Soudanais. Lors d’un référendum organisé en 2013, plus de 99 % des électeurs se sont prononcés en faveur de l’adhésion au Soudan du Sud.
Mais ce sondage n’a jamais été reconnu par les gouvernements de Khartoum, qui soutiennent que la tribu des Misseriya, qui revendique des droits historiques sur le territoire, n’a pas été consultée. Environ 35 000 Misseriya passent jusqu’à six mois par an à Abiyé pour faire paître leur bétail pendant la saison sèche.
De nombreux Sud-Soudanais accusent Khartoum de soutenir les Misseriya et de leur fournir des armes afin de chasser les Dinka du territoire.
La situation est aggravée par la présence de pétrole dans la région, ce qui entraîne des conflits entre les deux nations.
« La pire atrocité »
Kuol Alor, l’administrateur en chef d’Abiyé, a rejeté la responsabilité de ce massacre sur les Misseriya. « Ils sont assurément soutenus par Khartoum », a-t-il ajouté.
« Le but est de brûler les villages pour que les gens puissent être chassés », a-t-il expliqué, précisant que l’attaque à Kolom était « la pire atrocité [qu’il ait] jamais vue ».
« Quand les Arabes arrivent, ils [les soldats de l’ONU] s’enfuient »
– Joseph Kat, responsable ecclésiastique
Interrogé par MEE sur le rôle des Casques bleus de l’ONU, il a répondu : « S’ils ont dit aux villageois de ne pas partir parce qu’ils pouvaient les protéger, alors l’ONU est en cause. »
Jeudi, une foule en colère s’est rassemblée devant le bureau d’Alor pour protester contre la sécurité insuffisante assurée par la force de l’ONU.
Un responsable ecclésiastique local, Joseph Kat, a accusé l’ONU de lâcheté. « Quand les Arabes arrivent, ils s’enfuient », a-t-il déclaré.
« Ils ne soutiennent pas les écoles. Ils ne soutiennent pas le gouvernement. Ils ne nous fournissent aucun service », a-t-il ajouté.
Abiyé est un territoire contesté depuis longtemps ; les éleveurs de la tribu des Misseriya quittent leurs terres dans la région du Kordofan et partent vers le sud en quête de meilleurs pâturages, ce qui entraîne des litiges avec les agriculteurs dinka locaux. Les vols de bétail et les enlèvements sont fréquents.
Mais l’attaque de mercredi semble être l’incident le plus meurtrier de l’histoire récente de la région. Un rapport du bureau du secrétaire général des Nations unies a enregistré au total « dix-huit faits de violence armée […] ayant fait dix morts » entre avril et octobre 2019.
Le futur statut d’Abiyé fait actuellement l’objet de discussions dans le cadre des pourparlers de paix entre le Soudan et le Soudan du Sud, qui ont été relancés l’an dernier suite aux protestations populaires au Soudan qui ont entraîné la fin des trente années de règne d’Omar el-Béchir et l’installation d’un gouvernement de transition.
Jeudi, le vice-président du conseil de transition soudanais Mohamed Hamdan Dagolo – communément appelé Hemetti –, qui se trouve actuellement à Djouba, a accusé les responsables du massacre d’avoir tenté de saboter les pourparlers.
Hemetti a également déclaré qu’il avait délivré un message exprimant ses regrets au président sud-soudanais Salva Kiir Mayardit suite au massacre.
– Mohammed Amin a contribué à ce reportage depuis Khartoum.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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