Le cinéma arabe indépendant aujourd’hui : entre succès et difficultés économiques
On pourrait penser que le cinéma alternatif arabe ne vit pas ses plus beaux jours dans des pays qui sont pour beaucoup aux prises avec des conflits politiques et d’importantes difficultés économiques.
Du Maghreb au Levant, en passant par l’Égypte ou les pays du Golfe, la réalité cinéphile du « monde arabe » est très fragmentée, mais les pays de la région partagent une volonté commune : promouvoir le cinéma local et développer une culture cinématographique indépendante. Si certains pays ont déjà assis une longue tradition dans ce domaine, pour d’autres, tout reste à faire.
NAAS : un réseau panarabe pour le cinéma indépendant
Acronyme anglais de Réseau pour les écrans alternatifs arabes, NAAS est un organisme fondé en 2009 par les programmateurs et directeurs des cinémas d’arts et d’essai de Tanger (Maroc) et de Beyrouth (Liban).
Fonctionnant à la manière d’une coopérative, son objectif est de soutenir les salles obscures à travers une structure de partage de connaissances et d’expertises. Comme l’explique à MEE Noémi Kahn, ancienne directrice adjointe du réseau, « nous essayons de lever des fonds pour soutenir les initiatives du réseau et partageons ensuite nos subventions entre nos membres selon les projets ».
Des membres parmi lesquels on peut compter le célèbre cinéma Metropolis de Beyrouth, la Cinémathèque de Tanger, le CinéMadart de Carthage, la Cinémathèque du Caire, FilmLab à Ramallah ou encore le cinéma Akil de Dubaï.
À Beyrouth depuis 2016, le réseau participe à de nombreux événements régionaux et internationaux en lien avec le cinéma afin d’apporter de la visibilité à ses membres et développer les synergies entre différents pays – à l’instar des Journées du cinéma palestinien en Cisjordanie, qui promeut le cinéma palestinien et international en Palestine, ou de Ciné-Palestine, un festival créé par un groupe de cinéastes palestiniens amateurs dans le but de donner de la visibilité au cinéma palestinien en France.
Des écrans pour montrer des films différents
Au Maroc, c’est la Cinémathèque de Tanger qui permet d’accomplir cette mission. Créée en 2007 par l’artiste tangéroise Yto Barrada, qui souhaitait alors sauver le cinéma mythique du Rif, elle est aujourd’hui installée dans le centre-ville de Tanger et propose de nombreuses projections pour faire découvrir le cinéma du Maroc et d’ailleurs.
« Nous essayons de montrer un cinéma que l’on ne peut pas voir ailleurs à travers la diffusion de films qui n’ont pas forcément leur place dans les salles habituelles. Pour cela, nous organisons régulièrement des cycles de films palestiniens, jordaniens ou même congolais », explique le directeur de la cinémathèque, Mohamed Lansari.
Véritable mémoire collective du pays, la Cinémathèque de Tanger s’engage également dans la collection et conservation du patrimoine cinématographique local en récupérant des films anciens (8 mm, 5 mm, bobines), professionnels ou amateurs, mais aussi des objets sur le cinéma comme des livres, scripts ou scénarios.
Une vraie malle au trésor qui contient d’ailleurs les premières images en couleur de la ville de Tanger, comme l’indique à MEE le directeur : « Quand on a des bobines, on essaie de les montrer car nous pensons que les gens ont tous des histoires à raconter. »
Même rôle de gardien de l’héritage vidéographique national à l’autre bout de l’Afrique du Nord, où se trouve la Cinémathèque du Caire.
Créée par deux réalisateurs, Tamer Elsaid et Khalid Abdalla, cette plateforme réunit professionnels du cinéma et amateurs afin d’engager une discussion autour du cinéma indépendant, tout en favorisant le partager d’expertise.
« Les fondateurs de la Cinémathèque avaient besoin de créer une communauté pour favoriser le dialogue et partager ce qu’ils avaient appris », se souvient Maged Nader, réalisateur travaillant à la Cinémathèque.
Pour cela, le lieu promet une programmation riche mêlant films classiques et contemporains. « Nous organisons des projections six fois par semaine, allant de documentaires arabes à de vieux films ou les derniers sortis parmi les films égyptiens ou internationaux. Nous organisons aussi des cycles de projection thématiques ainsi que des rétrospectives », explique Maged Nader.
La Cinémathèque du Caire n’est pas le seul acteur à s’intéresser au cinéma indépendant en Égypte. C’est également le cas de Zawya, une salle fondée en 2013 qui organise régulièrement des festivals devenus célèbres, comme le Festival du film européen (à l’origine de sa création), celui du court métrage et les Cairo Cinema Days.
« Bien que l’Égypte ait une forte culture cinématographique, il n’existait pas de salles de cinéma au Caire pour projeter des films non commerciaux. C’est avec la mise en place du Festival du film européen que nous avons réalisé qu’un public était intéressé par ce type de cinéma et qu’il avait besoin d’un lieu permanent », explique Youssef Shazli, directeur de Zawya.
Si, au départ, l’association gérait trois écrans dans une salle de cinéma au Caire, elle possède aujourd’hui une salle pleinement dédiée à ses programmes et travaille aussi en partenariat avec un cinéma commercial du quartier huppé de Zamalek.
« Bien que l’Égypte ait une forte culture cinématographique, il n’existait pas de salles de cinéma au Caire pour projeter des films non commerciaux »
- Youssef Shazli, directeur de la salle Zawya
Au Liban, c’est un autre membre fondateur du réseau NAAS (aux côtés de la Cinémathèque de Tanger), le cinéma Metropolis, qui fait valoir le cinéma d’art et d’essai depuis quatorze ans. Aujourd’hui, il comprend deux salles et demeure un repère bien connu des jeunes artistes et intellectuels du pays. Ses projections en continu et sa programmation événementielle riche valorise régulièrement les films du monde entier.
Les pays du Golfe ne sont pas en reste : en 2014 à Dubaï, le premier cinéma indépendant des Émirats arabes unis a vu le jour. Créé en 2014 par Butheina Kazim, une cinéphile émiratie, le cinéma Akil est pour le moment l’unique bastion du cinéma alternatif de la région.
Conçu à l’origine comme un cinéma nomade et éphémère sous format pop-up, il s’est doté depuis un an d’un espace permanent situé dans la région industrielle et artistique d’al-Quoz, où il présente de nombreux cycles de projections thématiques comme la semaine du film italien ou Reel Palestine, un festival célébrant le film palestinien.
Créer une culture cinéclub et éduquer à l’image
Au cœur de la mission de ces associations, se trouve aussi la volonté de créer une culture cinéclub dans leur pays de résidence à travers l’éducation à l’image et la formation d’une nouvelle génération de réalisateurs locaux.
Ainsi, le réseau NAAS a lancé un programme de subventions pour soutenir les initiatives qui cherchent à développer cette culture cinématique indépendante dans le monde arabe.
Parmi les projets déjà encouragés : une formation professionnelle pour les responsables de cinéclubs tunisiens et algériens, des ateliers de formation à l’écriture scénaristique à destination de jeunes palestiniens ou encore l’organisation d’un festival du film indépendant à Dubaï.
Chez Zawya, cette culture cinéclub s’exprime à travers un calendrier riche et varié d’événements mais aussi dans les efforts fournis pour apporter du cinéma qui se fait en dehors de la capitale.
« Même avec un lieu dédié, il reste toujours des gens qui pourraient être intéressés par ce que vous faites mais ne savent pas que vous existez. Donc c’est là qu’il faut trouver de nouvelles manières de construire son public. C’est pourquoi on essaie de faire des partenariats avec d’autres cinémas comme celui de Zamalek au Caire, mais aussi dans d’autres villes comme Alexandrie ou Ismaïlia», insiste le directeur de Zawya.
À Beyrouh, le Metropolis Cinema parie sur l’éveil des générations montantes en créant des programmes qui visent les jeunes publics comme le cinéma mobile « Cinema on the road », qui favorise les projections au sein des établissements scolaires au Liban ainsi que dans les camps de réfugiés.
« Ce qui au début a commencé pour aider les jeunes réalisateurs est devenu une plateforme où les besoins des réalisateurs émergents comme confirmés se rencontrent. Le but ultime étant de revitaliser la culture des films en Palestine et de la libérer de l’emprise de l’industrie européenne et américaine »
- Hana Atallah, fondateur de FilmLab Palestine
Depuis 2016, il organise également le Metropolis Youth Film Festival, une semaine de projections pour les enfants de 5 à 18 ans, suivies de débats ouverts aux questions du jeune public et d’ateliers en rapport avec le cinéma.
À la Cinémathèque de Tanger, la jeunesse aussi est au cœur des programmations. L’établissement a créé un partenariat avec le ministère de l’Éducation nationale pour travailler avec les écoles publiques ; il prévoit deux matinées hebdomadaires pour diffuser des films et un cinéclub junior destiné aux enfants vivant dans des quartiers excentrés, ainsi que des ateliers cinéma.
« À la cinémathèque, nous avons toujours eu à cœur de construire le public de demain. Nous essayons de créer un espace d’échanges avec ces publics et les aider à développer un regard critique sur les films », ajoute le directeur de la cinémathèque.
C’est la même énergie qui anime Hana Atallah, fondateur de FilmLab Palestine, une association de diffusion du cinéma arabe et international en Cisjordanie.
Fondée en 2014 dans un camp de réfugiés palestiniens pour apprendre aux jeunes intéressés la réalisation, l’association s’est transformée en un outil de documentation de la mémoire palestinienne.
« Ce qui au début a commencé pour aider les jeunes réalisateurs est devenu une plateforme où les besoins des réalisateurs émergents comme confirmés se rencontrent. Le but ultime étant de revitaliser la culture des films en Palestine et de la libérer de l’emprise de l’industrie européenne et américaine », déclare Hana Atallah.
Avec pour slogan : « Il est temps de raconter nos histoires », cette plateforme soutient artistiquement et techniquement les jeunes aspirants réalisateurs en favorisant l’échange de savoir-faire et les coopérations internationales à travers des ateliers mais aussi des programmes de résidence.
Production et financement
Malgré les efforts communs, le financement reste un problème majeur pour l’ensemble de ces associations, qui doivent chaque année trouver des moyens de se réinventer pour continuer.
Entre dossiers fastidieux pour obtenir des subventions à l’étranger et création de nouveaux modèles économiques, elles essaient tant bien que mal de survivre, comme le déplore Maged Nader : « Survivre ne s’arrête jamais pour nous. Nous devons sans cesse lutter pour rester en vie. »
Le NAAS organise régulièrement des assemblées générales afin de trouver des solutions aux problèmes en apportant une réflexion sur la mutualisation des coûts de diffusion et de circulation des films.
Pour récolter des fonds, chacun doit alors trouver des solutions alternatives comme l’acquisition d’un scanner pour numériser les bobines de 8-16 mm par la Cinémathèque au Caire mais aussi d’un laboratoire d’entretien des 16 mm, qui permettent à l’établissement d’obtenir des compléments de revenus.
À Tanger, c’est sur sa buvette et sa billetterie que la cinémathèque s’appuie pour gagner de l’argent. « Heureusement, grâce à un gros travail de médiation, le public vient de plus en plus nombreux, ce qui nous permet de gagner un peu d’argent car nous ne recevons rien de la part du gouvernement, même si nous avons des partenariats avec le ministère de l’Éducation », déclare Mohamed Lansari à Middle East Eye.
De son côté, la salle CinéMadart de Carthage utilise la société de distribution (Hakka distribution) d’un de ses co-fondateurs et réalisateurs, Kais Zayed, pour redistribuer les revenus à l’espace de projection et à la programmation.
En Jordanie, s’il n’existe pas d’endroit dédié au cinéma alternatif, Tareq Abu Lughod, distributeur, a créé en 2000 l’Arab Média Network, un réseau de production, de distribution et de diffusion de contenus audiovisuels qui comprend des stations de radio ainsi qu’une plateforme vidéo.
Aujourd’hui, sa société de distribution, Filmstan, essaie de promouvoir des films indépendants auprès de cinémas commerciaux afin d’élargir leur public et d’augmenter leur capacité d’impact en proposant des « packages » aux côtés d’autres films plus commerciaux.
« Survivre ne s’arrête jamais pour nous. Nous devons sans cesse lutter pour rester en vie » - Maged Nader, réalisateur travaillant à la Cinémathèque du Caire
Pour Tareq Abu Lughod, « en Jordanie, le coût du cinéma commercial est encore trop cher pour le citoyen moyen et les cinémas commerciaux accordent peu de place aux productions indépendantes. La plupart des films indépendants sont généralement projetés dans des multiplexes ou alors gratuitement dans des cinémas sous équipés. C’est pourquoi avec Filmstan, on essaie d’introduire les films alternatifs sur une base commerciale et on explore l’ouverture d’un théâtre dédié avec la possibilité de venir sur la base d’un abonnement. »
Malgré tous les efforts déployés pour développer ces initiatives indépendantes, la survie sur le long terme de ces établissements reste soumise au doute.
En témoigne une récente collecte de fonds, lancée en août 2019 par le Metropolis de Beyrouth qui, malgré sa position de pionnier dans le cinéma d'art et essai au Liban, lutte pour exister en raison de la mauvaise situation économique du pays, de l’émergence des nouvelles plateformes de visionnage de films et du retrait des subventions du gouvernement, si maigres aient-elles été.
La fondatrice et présidente de la salle a même annoncé le 1er octobre une collecte de fonds sur l’esplanade du Musée Sursock de Beyrouth à travers un ciné-concert organisé le même jour.
Le cinéma tunisien et palestinien en bonne place
Des efforts qui paient puisque le cinéma du monde arabe se distingue de plus en plus lors des festivals de films internationaux.
À Cannes en 2018, il y a eu une belle moisson de prix à des films venus de pays arabes : Capharnaüm de la réalisatrice libanaise Nadine Labaki avait remporté la Palme d’or, Yomeddine, l’histoire tendre et drôle d’un lépreux de Haute-Égypte, du réalisateur égyptien Abu Bakr Shawky, avait obtenu la Caméra d’or, Sofia de la Marocaine Mereym Ben Mbarek, le prix du meilleur scénario dans la sélection un Certain regard.
Cette année, c’est Papicha, film de la réalisatrice algérienne Mounia Meddour, qui a fait grand bruit en racontant les années noires de l’Algérie à travers le regard d’une jeune étudiante.
En Tunisie, depuis l’année du changement en 2011, de plus en plus de jeunes cinéastes et producteurs ont émergé. Ils travaillent aujourd’hui à mettre en scène les problèmes politiques et les conflits sociaux de leur pays et cherchent à placer la Tunisie en première place sur la carte du cinéma arabe. En témoignent l’augmentation de la fréquentation des salles mais aussi l’ouverture de nouvelles salles de cinéma ces dernières années.
« On est passé de dix salles de cinéma en 2011 à seize aujourd’hui et la cadence est exponentielle avec en moyenne deux ouvertures par an », précise Kais Zayed, exploitant de CinéMadart à Carthage.
La raison en est toute simple : une production de qualité et des films locaux que les Tunisiens préfèrent aux films américains.
« Les films d’auteur tunisiens sont ceux qui font le plus de rentrées au box-office en Tunisie, loin derrière les films américains, européens ou égyptiens. Ils sont primés partout dans le monde, ce qui a beaucoup joué dans leur succès », explique-t-il.
Parmi ces succès, Dachra, film d’horreur tunisien d'e Abdelhamid Bouchrak, réalisé sans subvention et qui a pourtant fait 300 000 entrées, mais aussi Regarde-moi de Nejib Belkadhi (2018), l’histoire touchante d’un père devant l’obligation de rentrer en Tunisie pour s’occuper de son fils autiste, qui a dépassé les 125 000 entrées. D’autres films comme La Belle et la meute de Kaouther Ben Hania ou encore Fleur d’Alep de Ridha Béhi, sortis après 2011, ont eux aussi connu un certain succès en salle.
« Les films d’auteur tunisiens sont ceux qui font le plus de rentrées au box-office en Tunisie, loin derrière les films américains, européens ou égyptiens »
- Kais Zayed, exploitant de CinéMadart
Un succès que l’on retrouve aussi dans le cinéma palestinien, d’abord porté par des réalisateurs emblématiques comme Elia Suleiman (prix du Jury pour Intervention Divine à Cannes en 2002 et mention spéciale pour It Must Be Heaven en 2019), mais aussi plus récemment par de jeunes réalisateurs formés à l’étranger comme les frères Alyan avec The Report on Salah and Saleem, l’histoire d’une rencontre contrariée entre une Israélienne et un Palestinien, ou Mafak (Screwdiver) de Bassam Jarwabi, un film sur la réinsertion difficile d’un homme qui sort des prisons israéliennes, présenté au festival du Film méditerranéen de Montpellier.
Cet intérêt croissant pour le cinéma indépendant du Maghreb et du Moyen-Orient, autant au niveau local qu’international, témoigne de la naissance d’une nouvelle vague de cinéma dans la région, parlant de problématiques réelles dans lesquelles le public peut se reconnaître.
Une industrie portée par ces lieux alternatifs qui résistent pour survivre en continuant de soutenir la production et diffusion de films locaux indépendants dans les festivals internationaux, comme dans les salles obscures du monde arabe.
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