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« Nous ne voulons pas d’un autre Sissi » : les manifestants soudanais refusent l’ingérence de l’Égypte

Alors que le président égyptien a demandé d’accorder plus de temps aux chefs de l’armée et que le Conseil militaire refuse pour le moment de transférer le pouvoir aux civils, la crise au Soudan s’envenime
Un manifestant soudanais devant l’ambassade d’Égypte à Khartoum tient une affiche sur laquelle on peut lire : « Mêle-toi de tes affaires, Sissi. Non à l’ingérence dans les affaires soudanaises » (Twitter)
Par Mohammed Amin à KHARTOUM, Soudan

Le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi n’est pas le bienvenu dans le mouvement de protestation au Soudan. L’intervention de Sissi, le 23 avril, appelant l’armée soudanaise à rester au pouvoir pendant trois mois a été largement rejetée par les manifestants de Khartoum. 

« Dites à Sissi qu’on est au Soudan, vos frontières s'arrêtent à Assouan ! », ont scandé des manifestants soudanais pro-démocratie, évoquant la frontière avec l’Égypte, voisine du Soudan par le nord.

Les manifestations au Soudan n’ont pas cessé depuis que l’autocrate Omar el-Béchir a été évincé du pouvoir le 11 avril, après 30 ans de règne. 

Et aujourd’hui, la crise s’envenime alors que le Conseil militaire de transition est accusé d’atermoyer sur un transfert du pouvoir après plusieurs réunions avec l’Alliance pour la liberté et le changement (ALC), qui représente les manifestants.

Les généraux ont déclaré mardi qu’ils étaient d’accord avec la plupart des propositions de l’ALC sur la transition, tout en faisant état de « beaucoup de réserves » sur d’autres.

Ils ont soulevé surtout la question de la charia (loi islamique), en estimant qu’elle devait rester la source de la législation, et en reprochant à l’ALC de ne pas l’avoir mentionnée dans leurs propositions.

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Pour l’ALC, les généraux ont soulevé « des questions non pertinentes, y compris celles de la langue officielle du pays et des sources de la législation dans une répétition ennuyeuse des surenchères de l’ancien régime ».

Après s’être entretenu avec des dirigeants africains, Sissi avait déclaré que le conseil militaire actuellement au pouvoir au Soudan devrait disposer de trois mois pour mettre en œuvre des réformes et assurer un transfert de pouvoir sans heurts.

De nombreux Soudanais se sont farouchement opposés à cette idée et à son messager. 

À Khartoum, des milliers de personnes ont défilé devant l’ambassade d’Égypte en brandissant des affiches hostiles à Sissi, demandant la fin de ce qu’elles considèrent comme une « ingérence » dans la transition de leur pays.

Traduction : « Dites à Sissi qu’on est au #Soudan, la frontière est à Assouan » – Manifestation soudanaise à l’ambassade d’Égypte à Khartoum#SudanUprising

« Ça commence à bien faire ! » s'emporte un manifestant, Shaza Abdul Wahab, auprès de Middle East Eye. « Nous n’avons pas de problèmes avec le peuple égyptien, mais nous avons un problème avec l’ingérence répétée du gouvernement égyptien dans les affaires soudanaises », explique le jeune homme de 23 ans.

Exporter l’expérience égyptienne

Ces derniers mois, les autorités égyptiennes ont déporté des dizaines d’activistes soudanais et les ont livrés au Soudan. L’un d’eux, Mohamed Alim, plus communément appelé Alboushi, a été expulsé par l’Égypte en octobre et incarcéré pendant cinq mois dans une prison soudanaise.

Alboushi, libéré le 11 avril après la chute de Béchir, s’est adressé aux manifestants devant l’ambassade, mettant en garde contre une tentative du gouvernement de Sissi d’exporter l’expérience égyptienne au Soudan en encourageant les dirigeants militaires à rester au pouvoir le plus longtemps possible.

Il a également averti que l’actuelle position égyptienne conduirait à une réelle détérioration des liens populaires entre les deux nations.

« Nous respectons les choix du peuple égyptien et nous attendons de lui qu’il en fasse de même », a-t-il déclaré aux manifestants.

Banderole brandie le 25 avril 2019 par les manifestants soudanais qui indique : « Les révolutionnaires soudanais dénoncent l’intervention de Sissi dans la révolution de décembre » (Twitter)

Mohamed Youssef al-Mustafa, un dirigeant de l’Association des professionnels soudanais (APS), qui a été le fer de lance des manifestations, a accusé l’Égypte, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis de « soutenir la contre-révolution au Soudan ».

Il a déclaré que l’opposition soudanaise était en désaccord avec l’Égypte sur le régime militaire.

« Nous sommes très désireux de préserver l’intérêt de l’Égypte pour le Soudan », témoigne-t-il à MEE. « Mais nous avons clairement demandé aux Égyptiens et aux autres États du Moyen-Orient de ne pas s’immiscer dans nos problèmes nationaux et de laisser les Soudanais choisir comment ils veulent être gouvernés. »

Pour l’expert en sécurité soudanais Alabas Alamin, sollicité par MEE, le gouvernement égyptien cherchait à préserver ses intérêts au Soudan « par tous les moyens », notamment en soutenant le conseil militaire comme moyen d’exercer une influence.

Sissi est un ancien ministre de la Défense arrivé au pouvoir après avoir mené un coup d’État contre son prédécesseur, Mohamed Morsi, le premier dirigeant civil élu librement en Égypte.

Cette semaine une série d’amendements a été approuvée à la Constitution qui donne à Sissi la possibilité de rester au pouvoir jusqu’en 2030.

Selon les analystes et les défenseurs des droits de l’homme, le processus référendaire a été entaché par la fermeture quasi-totale de tous les espaces d’opposition.

Une banderole devant l’ambassade d’Égypte à Khartoum indiquant : « Non au modèle égyptien au Soudan, non à un autre Sissi au Soudan » (MEE)

« Le gouvernement autoritaire égyptien voudrait reproduire l’expérience égyptienne au Soudan, et cela ne se produira que s’ils traitent avec des dirigeants militaires plutôt qu’avec des civils », a déclaré Alamin.

Ismail Kushkush, journaliste indépendant et commentateur des affaires soudanaises, a déclaré que l’approche du gouvernement égyptien à l’égard du Soudan était traditionnellement centrée sur la sécurité.

« Il y a énormément de rhétorique sur les relations fraternelles et l’unité de la vallée du Nil et ainsi de suite, mais je pense que ce qui est primordial, ce sont les intérêts immédiats de l’État égyptien », assure-t-il à MEE.

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Il a ajouté que le Caire voulait s’assurer que les éléments de l’opposition égyptienne, en particulier les islamistes, ne soient plus présents au Soudan.

Selon Ismail Kushkush, certains redoutent également que l’Égypte essaie de faire pression sur le conseil actuel ou sur tout gouvernement subséquent pour qu’il prenne parti pour la politique de la gestion de l’eau du Nil.

Selon des analystes, l’Égypte espère que Khartoum prendra son parti dans le différend concernant le projet du barrage de la Renaissance en Éthiopie, que le Caire considère comme une menace pour sa part des eaux du Nil.

Des relations plus étroites entre l’Égypte et le Soudan pourraient sans doute conduire à la coopération de Khartoum pour faire pression sur l’Éthiopie afin qu’elle ralentisse le processus de remplissage du barrage – qui doit être terminé d’ici 2022 –, donnant ainsi à l’Égypte une chance de trouver des sources d’eau alternatives.

« Le Soudan penche plus du côté du gouvernement éthiopien, mais l’Égypte va essayer de pousser le gouvernement soudanais à le soutenir dans les négociations politiques autour du barrage de la Renaissance », estime Ismail Kushkush

Leçons à tirer

La révolution égyptienne de 2011 a vu le dirigeant de longue date, Hosni Moubarak, remplacé par un système démocratique, avant que Sissi et les forces armées ne prennent le pouvoir et mettent en place un régime autoritaire étouffant.

La révolution soudanaise prend note, ajoute le journaliste.

« Les manifestants soudanais tirent les leçons de leur propre histoire, entre 1964 et 1985, et ne font pas confiance à l’armée, mais vous avez également dans le pays voisin un exemple frappant de ce qui se passe lorsque vous faites trop confiance à l’armée pour diriger la transition », a-t-il déclaré.

Un autre analyste, Gamal Ali, abonde dans son sens. « La propagation de la démocratie au Soudan aurait des échos en Égypte, ce qui est plus dangereux pour les dirigeants égyptiens que la présence d’islamistes égyptiens au Soudan », a déclaré Ali à MEE.

« L’Égypte veut sécuriser ses frontières méridionales et créer un système subordonné au Soudan. Un conseil militaire faible est l’option idéale pour le moment. »

Traduit de l’anglais et actualisé (original) par VECTranslation.

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