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Manifestations au Soudan : seule l’armée peut assurer une transition pacifique

Le peuple rappelle aux membres de l’armée qu’ils ont fait le serment de défendre leurs concitoyens, pas de sauvegarder des intérêts politiques
Des manifestants soudanais scandent des slogans à Omdourman, le 31 janvier (AFP)

Une semaine après la décision du président soudanais Omar el-Béchir d’imposer l’état d’urgence pendant un an dans le but de mettre un terme aux manifestations généralisées, les protestataires soudanais semblent prêts à aller jusqu’au bout, exhortant les associations professionnelles, les partis d’opposition et les citoyens lambda de continuer à descendre dans la rue jusqu’à la chute du régime.

Jeudi 28 février, dans une tentative visant à apaiser les protestataires, il a été annoncé que le nouvel adjoint de Béchir, Ahmed Haroun, prendrait la direction du parti au pouvoir. Selon le règlement du parti du congrès national, cela signifie que c’est Haroun, et non Béchir, qui serait le candidat du parti à la présidentielle de 2020, bien qu’il soit encore trop tôt pour connaître la signification de cette dernière manœuvre.

Un peu plus tôt, le discours de Béchir avait déçu les Soudanais – au Soudan comme dans la diaspora – eux qui avaient osé espérer qu’il ferait la seule chose à faire et démissionnerait, ouvrant la voie à un gouvernement de transition et à une nouvelle ère pour le pays. 

Au lieu de cela, Béchir s’est contenté de demander au Parlement de reporter l’examen du projet de réformes constitutionnelles, lesquelles pourraient lui permettre de se présenter à l’élection présidentielle de 2020. 

Ce discours s’apparente à ce que les Soudanais appellent mjamala, l’énonciation de platitudes lors d’un événement formel, tel qu’un enterrement ou un mariage, ou, dans le cas présent, un soulèvement populaire, au cours duquel des personnes ont été tuées aux mains d’agents de l’État.

Gagner du temps

Les partis d’opposition ont dénoncé les récentes mesures prises par Béchir comme une tentative de gagner du temps, arguant qu’un remaniement ministériel ne suffira pas à pallier la perte fondamentale de confiance de la population dans la capacité du régime à gouverner et à répondre à ses besoins.

La proclamation de l’état d’urgence n’est qu’un prétexte pour renforcer les tentatives de l’État de couper court aux manifestations légitimes.

Fait intéressant, Ali al-Haj, dirigeant du Parti (islamiste) du congrès populaire (PCP), a salué ce discours, ce qui montre clairement la résilience de l’islam politique. Alors qu’un des maillons de la structure politique se rompt, à savoir le parti du Congrès national (parti au pouvoir) un autre apparaît au premier plan.

Au cours des trois dernières décennies, l’État soudanais s’est largement adressé à ses citoyens comme à des protagonistes d’un récit héroïque, dans lequel obéir à Dieu et aux dirigeants du pays mène au succès dans cette vie et dans la suivante

Déception, dérision et défi furent les réactions des activistes et des manifestants soudanais au discours du président et à l’annonce de jeudi.

Sur les réseaux sociaux, les commentateurs soudanais ont mis en garde les personnes sur le terrain de ne pas se laisser berner par ce qu’ils décrivent comme les tentatives cyniques du président visant à faire dérailler la dynamique du soulèvement. 

Au cours des trois dernières décennies, l’État soudanais s’est largement adressé à ses citoyens comme à des protagonistes d’un récit héroïque, dans lequel obéir à Dieu et aux dirigeants du pays mène au succès dans cette vie et dans la suivante.  

Révolutionnaires disciplinés

Béchir reste sourd aux appels du peuple soudanais réclamant sa démission, se considérant comme le père du peuple, pour reprendre des termes messianiques.

Cependant, les Soudanais ne sont pas des enfants. Ils se lancent sciemment dans le drame qui se déroule comme des révolutionnaires disciplinés, attachés à la transformation démocratique de leur pays de l’intérieur.

Il est important de noter que le facteur clé qui a déclenché ce soulèvement est le consensus national et la solidarité de l’association des professionnels soudanais, un organisme réunissant des médecins, des avocats, des enseignants et des ingénieurs. Les partis politiques de l’opposition sont arrivés tard sur les lieux en manifestant leur soutien aux forces de la société civile.

L’adage selon lequel « toute nation a le gouvernement qu’elle mérite » n’est certainement pas vrai au Soudan. Le gouvernement de Béchir est arrivé au pouvoir à la suite d’un coup d’État militaire, supplantant un gouvernement élu démocratiquement. Après 30 ans de dictature, la scène politique soudanaise s’est considérablement affaiblie. Les partis politiques sursitaires doivent faire appel à la vision pour saisir l’occasion qui se présentera bientôt.

Des protestataires manifestent dans la ville soudanaise d’Omdourman, le 31 janvier (AFP)

C’est particulièrement vrai pour le parti communiste soudanais, qui doit se réinventer avec un agenda politique socialiste et laïc qui soit pertinent et significatif pour les réalités soudanaises contemporaines. Les autres partis politiques qui ont émergé comme les ailes politiques de groupes armés, notamment le Mouvement pour la justice et l’égalité et le Mouvement populaire de libération du Soudan-Nord, doivent définir la place et le rôle de leurs factions armées au sein d’un gouvernement civil. Les groupes politiques confessionnels, tels que le parti Oumma, doivent clarifier le rôle de l’islam politique et de la politique dynastique dans leurs programmes politiques.

Certains commentateurs soudanais estiment que la révolution s’est déjà concrétisée. Grâce aux nouvelles nominations et au report des réformes constitutionnelles, Béchir a déjà procédé à un transfert de pouvoir tacite à l’armée. La prochaine étape, selon ce scénario, serait son départ pour un congé de maladie prolongé à l’étranger et la mise en place d’un gouvernement de transition de facto. 

D’autres, cependant, disent que Béchir s’est engagé dans des manœuvres machiavéliques pour unir ses forces à l’armée contre son propre parti, qui cherche à le renverser.

Légitimité du régime

Troisième : le régime a fait son temps, mais Béchir ne peut pas démissionner – même s’il le souhaite – tant que certaines conditions géopolitiques ne sont pas remplies. La préservation de la légalité et de la légitimité du régime, même démantelé, est cruciale pour les intérêts mondiaux.

Les jeunes sur le terrain à Khartoum et dans d’autres grandes villes se sont élevés contre le fossé grandissant entre les riches et les pauvres de leur pays

En cas de succès, le soulèvement court-circuitera les élections de 2020 tout en remettant en question la légalité du régime, ses dettes et les accords signés au nom du peuple soudanais.

Les jeunes sur le terrain à Khartoum et dans d’autres grandes villes se sont élevés contre le fossé grandissant entre les riches et les pauvres de leur pays. Le parti, qui est arrivé au pouvoir en 1989 et a adopté le slogan « manger ce que nous cultivons et porter ce que nous fabriquons », a engendré une classe extrêmement riche qui a profité de sa proximité avec le pouvoir. 

Si dans son discours du 22 février, Béchir s’était engagé concrètement et sincèrement à résoudre le problème économique, en particulier la corruption qui a mis le pays à genoux, il aurait pu se racheter aux yeux du peuple soudanais. 

Rôle de l’armée

Pendant ce temps, sur les réseaux sociaux, un récit dont on ignore l’authenticité circule, selon lequel Béchir a un jour demandé à tout employé de l’État disposant de preuves de corruption économique de les lui apporter pour intenter une action. Un jeune policier a soumis un dossier au comité anticorruption que le président avait formé et, en récompense de son honnêteté, il a été limogé de son travail et emprisonné pendant quatre ans avant de fuir en Suède, raconte l’histoire.

Le peuple soudanais a fait confiance à Béchir et à l’administration de son parti islamiste et les tolère depuis longtemps. Toutefois, le vent a maintenant tourné et les gens sont prêts pour le changement. La chose honorable à faire serait pour Béchir de faciliter une passation de pouvoir adéquate et de partir. 

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Mais où irait-il ? Après tout, Béchir est recherché par la Cour pénale internationale. La fonction présidentielle le protège, ainsi que les personnes impliquées avec lui dans les violations des droits de l’homme au Darfour.

À l’avenir, les militaires joueront un rôle crucial. Béchir, lui-même militaire, a des liens et bénéficie d’un soutien au sein de l’armée nationale. Cependant, le peuple demande à l’armée d’être du bon côté de l’histoire, en leur rappelant qu’ils ont juré de défendre leur pays et leurs concitoyens, et non les intérêts d’un parti ou d’une idéologie. 

La possibilité d’une transition pacifique est donc entre les mains de l’armée soudanaise.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Taghreed Elsanhouri est une réalisatrice et intellectuelle britanno-soudanaise indépendante. Elle a débuté sa carrière à la télévision en travaillant pour MBC. Elle a réalisé plusieurs documentaires tels que Our beloved Sudan. Son premier documentaire en tant que réalisatrice, All about Darfur, a remporté le prix de la reconnaissance de l’American Anthropological Association en 2006 et le prix du président du Festival international du film de Zanzibar (ZIFF) en 2005.
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