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Soulèvement au Soudan : tout peut arriver

Le soulèvement des Soudanais, qui manifestent depuis le 19 décembre, s’inscrit en réalité dans l’histoire du pays depuis la fin des années 1980
Des Soudanais scandent des slogans pendant une manifestation contre le gouvernement après les prières du vendredi, le 18 janvier 2019, à l’extérieur d’une mosquée d’Omdourman, ville jumelle de Khartoum (AFP)

Le 19 décembre dernier, la multiplication par trois du prix du pain a suscité la colère de la population dans la ville d’Atbara, à la jonction du Nil et de la rivière Atbara, au nord-est du Soudan. Il s’en est immédiatement suivi une série de manifestations à Khartoum et dans d’autres villes. L’association des professionnels soudanais (APS), à l’origine du mouvement protestataire, l’a organisé avec le soutien actif de médecins, de personnel universitaire, d’enseignants et d’autres professions.

Tasgut bas (le renversement, c’est tout) est le slogan autour duquel tous les manifestants s’unissent. Leurs exigences figurent dans le document « Liberté et changement » qui prévoit une période de transition pour se mettre d’accord sur les nouvelles dérogations constitutionnelles et politiques.

Ce soulèvement populaire a toutefois mis longtemps à venir.

Une classe parasite de rentiers

La prise de contrôle militaire par le Front national islamique (FNI) en 1989 a marqué le début d’une nouvelle phase dans la politique soudanaise, caractérisée par une répression totale au nom de l’établissement d’un « État islamique ».

Hantée par le spectre de forces modernes menant des manifestations contre des régimes autoritaires – comme ce fut le cas lors des soulèvements soudanais de 1964 et 1985 – la direction du FNI a adopté des mesures oppressives systématiques visant à dépouiller de leur pouvoir ceux qui œuvrent pour un changement historique dans le pays : les syndicats, les associations professionnelles et les organisations de la société civile. 

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Pour assurer davantage leur emprise sur le pouvoir, les islamistes au pouvoir ont dirigé de ténébreuses agences parallèles chargées de la gestion des affaires des institutions gouvernementales officielles du premier jour du coup d’État jusqu’à aujourd’hui.

Cependant, trois décennies plus tard, le « projet civilisateur » des islamistes (al-Mashru‘ al-Hadari) s’est soldé par un triste échec.

En réalité, ce projet s’est révélé « kleptocratique ». Les ressources de l’État servent à enrichir une classe parasite de rentiers qui constitue une menace existentielle pour la survie du Soudan en tant qu’État moderne territorialement intégré. 

À la suite de la sécession du Soudan du Sud en 2011, les menaces du régime ont été amplifiées par la perte des revenus pétroliers sur lesquels les dirigeants comptaient pour huiler les rouages de l’autocratie patrimoniale.

La jeunesse : un rôle de premier plan

Le mouvement de protestation montre le rôle de premier plan évident joué par les jeunes générations du pays. L’organisme qui s’est élevé pour représenter le mouvement, l’APS, est une organisation très jeune. C’était à prévoir car les jeunes Soudanais sont les plus exposés aux « menaces existentielles ».

Le démantèlement des secteurs productifs via la privatisation, la vente d’actifs publics, etc. a sapé et affaibli le mouvement syndical organisé, mais cela a néanmoins permis aux professions qualifiées (dans les secteurs de la médecine, l’ingénierie et l’enseignement supérieur) de se développer en tant que force rivale potentielle aux syndicats sous contrôle gouvernemental. 

Malgré la surveillance et le contrôle des appareils de sécurité, cette force potentielle a réussi à préserver l’esprit historique du syndicalisme. Ainsi, avec des centaines de milliers de diplômés, sans-emploi et dotés de compétences en matière de réseaux sociaux et d’informatique, l’APS a organisé des manifestations antigouvernementales à travers le pays. 

Élaborée par des professions et des milieux différents, la notion de changement de l’APS doit encore être développée sur des questions telles que la réforme politique promise et les « spécificités du changement ». Le document de l’APS intitulé « Liberté et changement » se concentre sur l’appel en faveur du rétablissement de la démocratie. D’autres problèmes capitaux n’ont pas été abordés. 

Avec la sécession du Soudan du Sud, Khartoum a perdu environ 75 % de ses exportations de pétrole et 60 % de ses recettes en devises étrangères. La baisse des loyers publics a accru la rivalité entre les factions au plus haut sommet de l’État. Les efforts de réforme ont été entravés par un manque de volonté politique, les vendettas et les rapports de force entre factions rivales. 

Bien que le cadre de cet article ne permette pas d’en rendre compte en détails, les principaux développements peuvent se résumer ainsi.

La réduction des dépenses publiques et des effectifs du gouvernement ont échoué. En fait, les dépenses du gouvernement ont presque augmenté pour satisfaire ses alliés politiques. La production d’or aurait pu quasiment compenser les recettes pétrolières, mais la majeure partie de la production d’or soudanaise, selon les responsables, sort du pays via la contrebande. La corruption et la mauvaise gestion ont étouffé un important apport financier en provenance des pays arabes riches en pétrole.

La campagne anticorruption du gouvernement est retombée, seuls quelques soi-disant « gros bonnets » ont été poursuivis en justice et, plus tard, ont vu leurs peines commuées. Les dépenses consacrées à l’armée, aux services de sécurité et aux paramilitaires ont régulièrement augmenté. 

Traitement de choc

Le gouvernement semblait englué dans sa propre incompétence. C’est dans ce contexte que le budget 2018, avec ses mesures strictes d’austérité, a suscité des protestations. Conscient de la nécessité de prendre des mesures de conciliation, un nouveau gouvernement, dirigé par un membre de la famille du président Omar el-Béchir, a été investi avec la promesse de donner un nouveau souffle à ses politiques mal avisées et à ses institutions dysfonctionnelles.

Cependant, le « traitement de choc » du nouveau Premier ministre pour faire face à la crise économique a engendré de longues files d’attente dans les stations-service, les banques et les boulangeries pendant des mois. L’optimisme injustifié du jeune Premier ministre s’est dissipé face au scepticisme face à la pertinence de ses compétences pour le poste et de ses politiques.  

Certains politiques ont conseillé au parti au pouvoir de ne pas concrétiser son projet de modifier la Constitution afin de permettre à Béchir, au pouvoir depuis 1989, de se présenter à sa réélection en 2020

Avec l’inflation en hausse, le prix multiplié par trois du pain dans certaines villes, les manifestations ont commencé dans la ville d’Atbara et ont été immédiatement suivies d’une série de manifestations à travers le pays.

Les manifestants ont fait un usage judicieux de leurs compétences en matière de réseaux sociaux et d’informatique (pour surmonter les pannes d’Internet), de manifestations de jour comme de nuit, de sit-in, de communiqués de presse et ont appelé la diaspora soudanaise à se mobiliser pour trouver un soutien diplomatique. 

La réaction du gouvernement a été brutale. Selon Amnesty International, 37 personnes ont été tuées de sang-froid (le chiffre officiel est d’une trentaine), des centaines ont été blessées – certaines gravement – et des milliers d’autres ont été placées en détention.

Pourtant, alors que les forces de sécurité continuaient à réprimer brutalement les manifestations, certains dirigeants du Congrès national, le parti au pouvoir de Béchir, ont envoyé des signaux contradictoires, reconnaissant ce que certains de leurs ministres ont qualifié d’ambitions « légitimes » et « raisonnables » des jeunes en ce qui concerne l’emploi et l’espace social, et appelant l’opposition à s’engager dans un « dialogue national ».

Certains politiques ont conseillé au parti au pouvoir de ne pas concrétiser son projet de modifier la Constitution afin de permettre à Béchir, au pouvoir depuis 1989, de se présenter à sa réélection en 2020. 

Des manifestants défilent vers le palais présidentiel à Khartoum (Reuters)

Au-delà des forces de l’APS, des partis politiques de l’opposition ont soutenu les manifestations et y ont participé. Cela ne s’applique pas aux dirigeants arabes et régionaux, qui ont pris le parti du gouvernement. Certains acteurs internationaux ont condamné verbalement le recours excessif à la force brutale pour réprimer les manifestations.

Plutôt que de venir de forces régionales ou internationales, les initiatives visant à sortir le gouvernement et l’APS de l’impasse émanent d’acteurs internes tels que des organes de la société civile et des universitaires. 

Un paysage politique fluide

En termes de realpolitik, si ambitieuse que soit la vision du mouvement contestataire, celle-ci doit pouvoir influer sur l’équilibre des forces. Cela peut être fait en apportant ou en tirant parti du changement. Avec autant de choses en suspens, apporter le changement dans le sens de la révolution d’octobre 1964 et du coup d’État militaire de 1985 peut sembler un peu lointain, mais ne peut pas être totalement exclu.

Il est difficile d’envisager le rôle historique joué par l’armée comme en 1964 et 1985, en particulier avec d’autres centres de pouvoir rivaux, tels que les services de sécurité et les forces de soutien rapide, sans parler du Mouvement populaire de libération du Soudan-Nord, des groupes rebelles du Darfour et des « bataillons de l’ombre » du Front national islamique.

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Au moment où cet article est rédigé, les manifestations continuent. Le mouvement contestataire et le gouvernement ont encore du chemin à faire. Dans la situation actuelle, une chose apparaît clairement : la configuration géopolitique actuelle laisse au gouvernement une marge de manœuvre. 

On peut raisonnablement affirmer que dans le contexte actuel de conflits prolongés, de divisions internes et de difficultés économiques, le régime soudanais se maintient au pouvoir uniquement parce que les puissances régionales et internationales le protègent. Cela peut changer. 

David Landes, historien américain, a mis en avant une loi des relations sociales et politiques, selon laquelle la coexistence entre une disparité marquée du pouvoir, l’accès d’un groupe aux instruments du pouvoir et l’égalité entre les groupes ou les nations est impossible. Cela signifie que si un groupe a accès au pouvoir et est capable de porter un coup décisif et de maintenir l’équilibre du pouvoir, il le fera.

Dans un paysage politique fluide caractérisé par une disparité des relations de pouvoir, tout est possible. Le blocage politique du Soudan va être brisé. On attend de voir quand et comment.

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