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Soudan : un professeur « violé et tué par une unité spécialisée dans la torture »

Un manifestant détenu aux côtés d’Ahmed al-Kheir a indiqué à MEE que la mort de ce professeur est survenue après des heures de mauvais traitements
Une femme brandit un portrait du président soudanais Omar el-Béchir avec le slogan « Dégage, c’est tout » pendant une manifestation à l’est de Khartoum, le 8 février (AFP)
Par Correspondant de MEE à KHARTOUM, Soudan

NDLR : Cet article décrit explicitement des scènes de violences et de tortures. Certains noms ont été modifiés pour protéger l’identité des personnes concernées.

Le moment où le personnel de sécurité a demandé à Ahmed al-Kheir, un enseignant détenu, de retirer son pantalon est le pire moment de la vie de Haytham Omer, un autre prisonnier.

« Quand j’ai entendu qu’on ordonnait à Ahmed de retirer son pantalon, j’ai su qu’ils allaient le violer », a déclaré Omer à Middle East Eye.

« L’un d’entre eux a inséré un objet dans son anus. À ce moment-là, nous avions déjà été torturés pendant de longues heures et Ahmed était au bord de l’évanouissement.

« Après cela, j’ai vu du sang sur le pantalon d’Ahmed. Ils ont fait la même chose à un autre prisonnier, mais cela n’a pas été aussi terrible pour lui car il leur a résisté plus vigoureusement. »

Âgé de 40 ans – et non de 36 ans comme cela avait été indiqué précédemment, selon des amis avec lesquels MEE s’est entretenu –, Ahmed al-Kheir a été arrêté par le Service national de renseignement et de sécurité (NISS) avec plusieurs autres participants aux manifestations contre le gouvernement à Khashm el-Girba dans l’État de Kassala, dans l’est du pays, le 31 janvier.

Pourquoi les Soudanais protestent-ils contre leur gouvernement ?

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Des centaines de personnes sont descendues dans les rues de diverses villes soudanaises depuis le 19 décembre 2018 pour protester contre la décision du gouvernement de supprimer les subventions pour le blé et l’électricité.

L’économie soudanaise connaît des difficultés depuis dix ans et l’inflation est montée en flèche pour avoisiner les 70 % l’année dernière.

Cela a entraîné le doublement du prix du pain, des pénuries de liquidités et des salaires impayés. Les mesures d’austérité prises par le gouvernement s’inscrivent dans le cadre de réformes économiques de plus grande ampleur proposées par le Fonds monétaire international (FMI).

La mobilisation sur le terrain contre la hausse des prix, organisée par un groupe connu sous le nom d’Association des professionnels soudanais (APS), a trouvé un écho quasi immédiat auprès des mouvements des leaders de l’opposition, des jeunes et des femmes et s’est rapidement transformée en une plus large expression de mécontentement à l’égard du président Omar el-Béchir, âgé de 75 ans. 

Selon plusieurs rapports, les manifestants auraient scandé « liberté, paix, justice » et « la révolution est le choix du peuple » dans les rues de la capitale Khartoum.

Les forces armées soudanaises leur ont répondu à coup de gaz lacrymogènes et parfois de balles réelles, tuant au moins 30 personnes, selon les chiffres du gouvernement.

L’ONG de défense des droits de l’homme Human Rights Watch estime que le nombre de morts est probablement plus proche de 51.

Les manifestations, qui ont également mobilisé la diaspora soudanaise, constituent le plus grand défi jamais posé à Omar el-Béchir depuis sa prise de pouvoir il y a près de 30 ans.

L’annonce de sa mort en détention le 1er février ainsi que les informations selon lesquelles il était décédé sous la torture pendant son interrogatoire ont déclenché de nouvelles manifestations dans les villes et villages la semaine dernière.

Kheir fait partie des 31 personnes au moins tuées depuis le début de l’actuelle vague de manifestations qui a débuté il y a deux mois, selon les chiffres du gouvernement. Les organisations de défense des droits de l’homme et les groupes de l’opposition affirment quant à eux que le bilan dépasse la cinquantaine.

Le bureau du procureur enquête sur ce décès

Cependant, son décès est jusqu’à présent le seul faisant l’objet d’une enquête par les procureurs soudanais. Celle-ci intervient après qu’une enquête médicale a conclu que son décès était la conséquence de blessures subies au cours de sa garde à vue.

Amer Ibrahim, à la tête d’un comité relevant du bureau du procureur qui enquête sur les violences liées aux manifestations, a déclaré lors d’une conférence de presse la semaine dernière que les procureurs avaient convoqué pour interrogatoire l’ensemble de l’unité responsable de Kheir pendant sa garde à vue.

Lors de précédentes déclarations, la police et les forces de sécurité avaient prétendu que Kheir avait succombé à une intoxication alimentaire.

« L’examen médical a révélé que le décès d’Ahmed al-Kheir résultait de nombreuses blessures et contusions au dos, au cou, à la tête, aux reins et sur d’autres parties du corps », a déclaré Ibrahim.

Des personnes détenues aux côtés d’Ahmed al-Kheir ont raconté à MEE qu’il avait été torturé à mort
Des personnes détenues aux côtés d’Ahmed al-Kheir ont raconté à MEE qu’il avait été torturé à mort (Twitter)

« Ahmed est mort suite à des blessures infligées à l’aide d’un objet solide ou flexible. »

Cependant, le procureur a démenti les informations selon lesquelles Kheir avait été violé, affirmant aux journalistes que l’examen médical du corps ne corroborait pas cette allégation.

Un expert juridique a toutefois déclaré à MEE qu’on pouvait douter du fait que le bureau du procureur dispose de l’autorité pour enquêter convenablement et pour poursuivre les membres des forces de sécurité suspectés d’avoir commis des crimes contre les manifestants.

Il a ajouté que le principal défi des procureurs serait de lever l’impunité régie par les lois d’exception dont bénéficient les membres des forces de sécurité, et qui empêchent de les juger lors d’une audience publique.

« Je ne pense pas que nous assisterons à un procès public ou à une levée de l’impunité, ce qui est supposé se produire dans une telle situation », a déclaré l’expert, s’exprimant sous couvert d’anonymat pour des raisons de sécurité.

« Je crois qu’ils vont se servir de la loi sur la sécurité pour renvoyer l’affaire devant un tribunal militaire. »

Une unité de sécurité spéciale

Des activistes ont déclaré à MEE que Kheir et d’autres personnes avaient été raflés le jeudi 31 janvier à la suite de manifestations qui ont éclaté à Khashm el-Girba.

Bien qu’Ahmed al-Kheir fût un partisan du Parti du congrès populaire aligné au gouvernement, il a été accusé d’être l’un des organisateurs locaux des manifestations.

Omer, arrêté aux côtés de Kheir et de quatre autres personnes, a confirmé que les détenus avaient été torturés du jeudi 31 janvier au soir aux premières heures du vendredi 1er février. Les six hommes ont été frappés avec des bâtons, brûlés avec des cigarettes et soumis à des décharges assénées avec des matraques électriques.

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Selon Omer, le vendredi matin, une unité de sécurité spéciale est arrivée de la ville de Kassala, capitale de l’État du même nom. C’est cette unité qui aurait violé Ahmed al-Kheir et l’autre prisonnier.

« Ils ont commencé à nous torturer brutalement. J’étais près d’Ahmed et je les ai entendus menacer de le violer. J’ai vu l’un d’entre eux ramener un objet solide et ils m’ont dit d’un ton menaçant de ne pas les regarder.

« Quelques minutes plus tard, j’ai vu le sang sur le dos d’Ahmed. »

Kheir est mort lors de leur transfert de Khashm el-Girba à la ville de Kassala, a-t-il précisé.

« Ils ont amené des véhicules pour nous mener à Kassala afin de clore l’enquête et Ahmed est décédé avant notre arrivée. »

Omer a déclaré que lui et les autres détenus avaient été relâchés dès que leurs gardes avaient compris que Kheir était mort.

Morts en garde à vue

Les organisations de défense des droits de l’homme et les activistes affirment que Kheir n’est pas le seul à être décédé pendant sa garde à vue depuis le début des manifestations en décembre.

L’African Centre for Justice and Peace Studies (ACJPS), organisation basée à New York qui surveille les violations des droits de l’homme au Soudan, accuse le NISS et la police de procéder à une répression violente en se servant des lois d’urgence pour arrêter, battre et menacer les manifestants.

Un certain nombre de morts suspectes en garde à vue a également été signalé.

« Le 20 décembre 2018, le NISS d’al-Qadarif a procédé à l’arrestation de M. Mujahid Abdalla et l’a placé en garde à vue. Le 31 décembre, sa famille s’est rendue à l’hôpital d’al-Qadarif où son corps sans vie leur a été remis », a indiqué l’ACJPS dans un communiqué le 9 janvier.

Autre affaire, le corps d’un étudiant en arts de l’université de Khartoum a été repêché dans le Nil, dans la capitale soudanaise, le 31 décembre. Abdul Rahman Alsadiq Mohamed Alamin était porté disparu depuis le 25 décembre, a signalé l’ACJPS.

« Il semble s’être noyé. Sa famille a refusé de se voir remettre le corps avant qu’une autopsie soit pratiquée. Il est rapporté que son corps montrait des signes manifestes de tortures et de mauvais traitements. »

Omar el-Béchir passe en revue des membres des Forces de défense populaires (FDP), un groupe paramilitaire, à Khartoum mercredi (AFP)
Omar el-Béchir passe en revue des membres des Forces de défense populaires (FDP), un groupe paramilitaire, à Khartoum mercredi (AFP)

La semaine dernière, la Darfur Bar Assocation (DBA), un groupe indépendant de défense, a également déclaré que deux personnes étaient décédées après avoir été torturées par des agents du NISS lors de leur garde à vue à El Abbasiya, dans la province du Kordofan du Sud.

« Fayez Abdallah et Hasan Talga, du Kordofan du Sud, auraient été torturés à mort après avoir été détenus dans des centres de détention de la région », a déclaré la DBA dans un communiqué.

« Les agents du NISS ont ordonné leur enterrement à l’insu de leurs familles. »

Shawgi Yaqoob, membre de la DBA, a déclaré à MEE que Fayez Abdallah était un soldat à la retraite du Darfour du Sud qui travaillait dans les mines d’or d’El Abbasiya.

« Fayez est mort au deuxième jour de sa détention », a déclaré Yaqoob. Aucune information supplémentaire n’a été divulguée sur les circonstances de la détention et de la mort de Talga, a-t-il ajouté.

Viol et torture « systématiques »

Plusieurs militants des droits de l’homme ont déclaré à MEE que le viol et la torture de détenus avaient été systématiquement perpétrés par les forces de sécurité soudanaises au cours des décennies écoulées depuis que le président Omar el-Béchir s’est emparé du pouvoir par un coup d’État en 1989.

Ces conditions de dictature signifient également que les forces de sécurité ont depuis longtemps recours à la violence en toute impunité, a déclaré Mohamed Badawi, un activiste expérimenté.

« Khartoum se sert de la violence pour effrayer les manifestants. Et le gouvernement impose l’état d’urgence dans plus de la moitié des territoires soudanais, ce qui a créé un climat propice à ces violations. »

Traduit de l’anglais (original)

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