Tunisie : le business de l’or victime de la Libye et des Ben Ali
Zouheir Ismail arpente les rues sinueuses du souk El Berka dans la médina de Tunis. Au XVIIe siècle, la place principale était celle du marché aux esclaves. Aujourd’hui, les pièces de chichkhane (diamant) scintillent dans les vitrines ruisselantes de parures pour les futures mariées.
Bijoux anciens, nouveaux designs inspirés des Turcs, chaque joaillier s’adapte aux désirs de la clientèle. « Les jeunes préfèrent les modèles simples, pas trop chargés », relève Zouheir dans l’une de ses quatre boutiques. Elles portent toutes son nom. Ici, le métier se transmet de père en fils, depuis des générations.
« J’ai toujours adoré le travail de précision que ce métier demande. Je me suis spécialisé dans le sertissage, j’ai même fait mes études d’orfèvre en Italie », raconte-t-il avec fierté. Aujourd’hui, son fils l’aide à tenir boutique « bien que ça ne l’intéresse pas trop », précise Zouheir à Middle East Eye. Mais ce n’est pas la transmission de son métier qui l’inquiète actuellement.
« La Tunisie est un pays de transit pour le trafic de l’or mais ce sont les artisans et les bijoutiers qui trinquent, pas les vrais coupables »
- Hatem Ben Youssef, joaillier et président de la Chambre nationale des bijoutiers
Mercredi 13 février, il a manifesté devant la place de la Kasbah, le siège du gouvernement à Tunis, à quelques mètres seulement de la médina, son lieu de travail depuis plus de trente ans. Avec près d’une centaine de joailliers venus aussi de Sfax (ville portuaire à l’est du pays) et du cap Bon, ils demandent une loi pour libéraliser le secteur et mettre un terme à certaines accusations, notamment celles de blanchiment d’argent. « Il est très facile d’être accusé de blanchir de l’argent, puisque vous donnez la matière et on vous donne du cash directement, c’est une des transactions les plus simples », témoigne Zouheir.
Alors que la Commission européenne a récemment remis la Tunisie dans la liste noire des pays « présentant des carences stratégiques dans le cadre de la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme » (le pays avait déjà été placé sur la liste en 2018), les artisans de l’or se considèrent comme les premières victimes du contrôle en réaction à ce classement. Ce mardi, les bijoutiers ont été reçus par le ministre des Finances.
Un des secteurs les plus régulés
« Nous avons eu des réunions avec tous les acteurs – les ministères, la garde nationale, la douane – et à chaque fois on nous parle de nombreux kilos d’or de contrebande saisis. Mais les personnes en cause ne sont pas des artisans. Cela veut bien dire que si la Tunisie est un pays de transit pour le trafic de l’or, notamment entre l’Algérie et la Libye, ce sont les artisans et les bijoutiers qui trinquent, pas les vrais coupables », regrette Hatem Ben Youssef, joaillier et président de la Chambre nationale des bijoutiers.
Pour ne rien arranger, les joailliers sont soumis à un cahier de charges des plus sévères. « Il faut avoir dans chaque boutique le tableau des poinçons, présenter une facture détaillée au client, posséder un carnet spécifique… sinon vous êtes pénalisé. C’est l’un des secteurs les plus régulés et contrôlés du pays. Vous risquez à chaque moment la prison ou la confiscation de votre boutique », raconte Zouheir.
« Il est vrai que le poinçon tel qu’il existe aujourd’hui, vu qu’il date de 1905, est facilement falsifiable avec les nouvelles technologies d’aujourd’hui, mais nous utilisons tous un spectromètre [appareil destiné à observer le spectres lumineux], très efficace pour décerner la contrefaçon », ajoute Hatem Ben Youssef qui tient une bijouterie dans le quartier d’affaires du Lac, en plus de sa boutique dans la médina.
De plus, les artisans et les producteurs ne sont pas autorisés à acheter de l’or que de la Banque centrale de Tunisie au-delà de 100 grammes par mois, « pas assez » selon Zouheir.
« Si on vous commande deux parures pour des mariages dans le mois, les 100 grammes partent très vite ». Depuis cette année seulement, les joailliers ont le droit de « recycler » l’or. Si un client revend de l’or, même acheté à l’étranger, ils peuvent le réutiliser. Avant, c’était plus compliqué, surtout si l’or était d’origine inconnue. Dans un rapport datant de 2017, la Commission tunisienne des analyses financières (CTAF) classait le commerce aurifère en Tunisie comme l’un des secteurs les plus exposés au blanchiment d’argent et à au trafic, notamment avec les pays asiatiques et la Turquie.
« La Tunisie peut être utilisée comme pays de transit pour d’importantes quantités d’or dans le but de faire la fabrication ailleurs et de renvoyer, par la Tunisie, les bijoux dans des pays voisins » peut-on lire dans le rapport. Il énumère également d’autres problèmes liés au mélange de l’or avec le cuivre ou encore le manque de législation régissant le secteur.
Victimes de la situation instable en Libye
La seule loi qui définit le métier est celle de 2005 sur les métaux précieux. Selon les artisans, elle serait insuffisante et non adaptée au contexte actuel. Par ailleurs, toujours selon eux, elle sanctionne plus qu’elle ne protège les artisans. « Cette loi est humiliante et trop sévère. Ce n’est pas la première fois que l’on s’exprime sur le sujet. Ce métier qui était noble est aujourd’hui considéré par les autorités comme un métier de voleur », s’insurge Ali Bouazizi, membre de la Chambre syndicale des fabricants de l’or.
Aujourd’hui, ils sont plus de 6 000 à travailler dans l’or en Tunisie. « Nous n’avons pas non plus le droit d’exploiter notre main-d’œuvre ou notre savoir-faire à l’étranger, comme nous l’avait proposé la Chambre du commerce italienne. Nous sommes vraiment enchaînés dans notre travail », insiste Hatem Ben Youssef.
Du côté de la direction de la douane tunisienne, on admet que la législation trop rigide en matière de recyclage de l’or peut pousser au trafic. Haithem Zannad, colonel major et porte-parole de la douane, explique : « De nombreux artisans se font arrêter parce qu’ils ont eu du mal à faire les procédures pour régulariser l’or ‘’cassé’’. Or l’or à recycler, c’est un vrai problème, est ce qu’on trouve le plus dans les perquisitions. Certains ne peuvent pas réellement le revendre ou en refaire des bijoux avec, donc ils le transforment en lingots pour le donner à des trafiquants qui le transportent vers la Libye. »
« Il y a une forte demande de la Libye en lingots d’or en raison de la baisse de la valeur de la monnaie locale »
- Haithem Zannad, colonel major et porte-parole de la douane
Les artisans et les bijoutiers seraient aussi victimes de la situation instable en Libye. La douane attestent que la Tunisie est devenue une vraie plaque tournante pour le transfert d’or vers la Libye. La quantité d’or saisi a augmenté de 50 % par rapport à 2017 et les saisies ont souvent lieu sur la route du poste frontalier : « Il y a une forte demande de la Libye en lingots d’or en raison de la baisse de la valeur de la monnaie locale. Cela accentue le trafic. Le recyclage des bijoux sert à des lingots destinés à la Libye », précise-t-il à MEE.
Selon les chiffres de la douane, en 2018, près de 100 kilos d’or ont été saisis contre 60 en 2017 et 40 en 2016. L’or saisi est fondu, normalisé et renvoyé à la Banque centrale. En 2018, 297 kilos ont été transformés en lingots pour une valeur de 31,5 millions de dinars (environ 9 millions d’euros).
« Quand une saisie est faite en raison d’une mauvaise déclaration, nous renvoyons la marchandise dès que les bijoutiers ont régularisé leur situation. Mais parfois, d’autres infractions s’ajoutent : une marchandise non conforme, par exemple. Ils doivent donc aussi fournir des papiers au ministère du Commerce ou au bureau de la garantie. C’est fatigant et compliqué à gérer. Il faut trouver un compromis législatif pour permettre aux artisans de survivre et de ne pas avoir recours au trafic », reconnaît le colonel major Haithem Zannad.
Mais le secteur fait face à une crise économique sans précédent. Le prix de l’or en Tunisie étant basé sur le prix en dollars, un gramme d’or vaut donc entre 125 et 46 dinars selon le nombre de carats (entre 37 et 13 euros). Et la dévaluation du dinar ces dernières années s’est répercutée sur le budget de la clientèle.
« Avant, on fabriquait des parures de mariage avec 250 grammes d’or. Maintenant, les gens prennent au maximum 30 à 25 grammes », témoigne Zouheir.
À cette crise, s’ajoutent les multiples contrôles fiscaux et perquisitions liés au soupçons de blanchiment. « De nombreux joailliers ont fui les souks car ils en avaient marre », affirme Beya Rahoui, doyenne dans le domaine. Elle a hérité son amour pour les bijoux de sa mère qui travaillait les pierres de rocaille, données par les voisins juifs de son quartier. Les familles juives tunisiennes s’en servaient pour orner les cercueils.
« J’ai commencé comme interprète dans une société qui transformait le corail en Tunisie pour les Américains, puis progressivement, j’ai commencé à travailler l’or et l’argent », raconte-t-elle en montrant des coupures de journaux des années 1990 où figurent des photos de ses récompenses.
Les joaillers et artisans commencent à fuir les souks
Aujourd’hui, Beya a sa petite table et un banc de pierre dans les ruelles du village touristique de Sidi Bou Saïd, dont elle est native. Elle vend des bijoux en cuivre qu’elle façonne elle-même. « Je suis revenue à cette matière noble qui était très portée autrefois. C’est moins coûteux et plus rentable pour moi. Je suis à mon compte et je n’ai pas tous les problèmes que les bijoutiers ont actuellement », raconte-t-elle.
« Parfois, les contrôleurs viennent et saisissent tout l’or de la boutique pour le contrôler au lieu de prendre un échantillon. Cela nous handicape dans notre travail. On passe des semaines à attendre le retour de la marchandise du bureau de la garantie, et parfois on ne nous la rend pas malgré toute la paperasse que nous avons dû faire. Ils se focalisent beaucoup plus sur les ateliers que sur le marché parallèle », constate Meriam Gwiaa qui travaille dans un atelier à Sfax.
À ses côtés dans la manifestation du 13 février, Mouna Ben Toumi du souk El Barka dit souffrir du poids des taxes qui pèsent sur le secteur. « Cela fait trente ans que je fais ce métier et avec l’inflation, payer des taxes entre 4 000 et 5 000 dinars par an [entre 1 100 et 1 400 dinars par an], ce n’est plus possible. Il faut que l’on trouve un moyen avec l’administration de refaire une loi plus adaptée et plus juste. Certains de nos collègues ont laissé tomber le métier et sont devenus chauffeurs de taxi ou menuisiers », déclare-t-elle.
Dans le souk El Berka, certains ont fermé boutique, d’autres tentent encore de survivre. A quelques mètres de la boutique de Zouheir, une boutique est à vendre. « C’était celle d’un homme du clan des Ben Ali/Trabelsi. Les autorités ont confisqué la boutique après la révolution », révèle Zouheir à MEE. Dans l’imaginaire collectif, de nombreux Tunisiens gardent le souvenir des lingots d’or de Leila Trabelsi (1 800 lingots) exfiltrés de Tunisie pendant la révolution.
Même les artisans de l’or ont été victimes de la mauvaise réputation du minerai, associé à l’image ostentatoire du clan au pouvoir. « Avant la révolution, nous avions élaboré un projet de loi pour améliorer le secteur mais il y a eu la révolution, et le projet a tout de suite été taxé de ‘’projet Ben Ali’’, alors on a dû repartir de zéro », témoigne Hatem Ben Youssef. Aujourd’hui, le nouveau projet de loi est en attente à la présidence du gouvernement.
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