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Câbles de la mer Rouge : les agences d’espionnage britanniques et américaines écoutent le Moyen-Orient

L’expansion du réseau de câbles optiques sous-marins de la Méditerranée au Golfe facilite comme jamais la surveillance des communications régionales
Vue du détroit de Tiran depuis Charm el-Cheikh en Égypte en 2014. La mer Rouge est une autoroute pour les câbles sous-marins (AFP)
Vue du détroit de Tiran depuis Charm el-Cheikh en Égypte en 2014. La mer Rouge est une autoroute pour les câbles sous-marins (AFP)

L’expansion des réseaux de câbles pour la fibre optique au Moyen-Orient a donné aux agences de renseignement occidentales un accès sans précédent au trafic de données et de communications de la région.

« Il ne fait aucun doute qu’au sens large, la région de Port-Saïd [en Égypte] à Oman est l’une des plus importantes zones de trafic de télécommunications et donc de surveillance. Tout ce qui se passe au Moyen-Orient transite par cette région, à l’exception de la liaison singulière qui traverse la Turquie », explique Duncan Campbell, journaliste d’investigation spécialisé dans la surveillance depuis 1975.

Les Five Eyes, une alliance de services de renseignement d’origine électromagnétique (ROEM) regroupant les États-Unis, le Royaume-Uni, le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, espionne le Moyen-Orient depuis la formation du réseau pendant la Seconde Guerre mondiale.

Le Moyen-Orient représente un foyer de surveillance pour des raisons évidentes : son importance stratégique polito-économique, le conflit israélo-arabe et les divisions politiques entre les alliés des Five Eyes et leurs adversaires, des groupes armés aux pays comme l’Iran et la Syrie.

Ses principaux acteurs sont la National Security Agency (NSA) des États-Unis et le Government Communications Headquarters (GCHQ) du Royaume-Uni, qui utilisent des complexes connus mais aussi secrets dans la région pour recueillir des données.

Bien que relevant de toutes les formes conventionnelles de surveillance, de celle de l’espace aérien aux lignes téléphoniques, la région est un atout stratégique pour la surveillance de masse en raison des itinéraires actuels des câbles optiques.

« L’importance de ces câbles demeure largement inconnue par le citoyen lambda. Les gens pensent que la communication par smartphone passe par les airs sans se rendre compte qu’elle transite en réalité par câble », argumente Alan Mauldin, directeur de recherche au sein de la société de recherche en télécommunications TeleGeography à Washington.

L’Égypte est un point d’étranglement majeur

Les agences d’espionnage ont exploité les câbles optiques pour intercepter de vastes volumes de données, allant des appels téléphoniques au contenu des mails, en passant par les historiques de navigation web et les métadonnées. Les données financières, militaires et gouvernementales passent également par ces câbles.

Ces données interceptées sont passées au crible par les analystes, tandis que les filtres extraient du matériel basé sur les 40 000 termes de recherche de la NSA et du GCHQ – sujets, numéros de téléphone et adresses mail – pour une inspection plus approfondie.

« Ce système physique de câbles optiques rejoint les principaux pays du monde et transporte plus de 95 % du trafic international voix et données. Malgré l’importance des câbles sous-marins, ils sont mal protégés par le droit international », relève Athina Karatzogianni, une universitaire qui étudie l’importance et la réglementation des câbles sous-marins.

« Ils représentent peut-être l’exemple le plus extrême des États qui privatisent les infrastructures essentielles, sans parvenir à étendre leur protection. »

Entre la mer Rouge et l’Iran, aucun câble optique terrestre ne traverse la péninsule arabique. Tout le trafic internet allant de l’Europe à l’Asie passe soit par le Caucase et l’Iran, en utilisant Europe Persia Express Gateway (EPEG), soit par les routes égyptiennes et de la mer Rouge bien plus encombrées.

L’Égypte est un point d’étranglement majeur : elle traite le trafic de l’Europe vers le Moyen-Orient, l’Asie et l’Afrique, et vice versa. La quinzaine de câbles qui traversent l’Égypte entre la Méditerranée et la mer Rouge traitent entre 17 % et 30 % du trafic internet de la population mondiale, soit les données de 1,3 milliard à 2,3 milliards de personnes.

La géographie et la politique ont conduit à cette configuration particulière. « Vous ne pouvez pas établir une connexion à travers la Syrie ou l’Iran en raison du conflit et de la situation politique, et la guerre au Yémen élimine une autre option terrestre. Si bien que [les câbles] empruntent une autre voie », explique Guy Zibi, fondateur de la société sud-africaine d’études de marché Xalam Analytics.

« Il n’y a que quelques régions à l’échelle mondiale qui sont stratégiques à ce point : la mer Rouge est l’une d’entre elles, et dans le contexte africain, Djibouti. »

Moins vulnérables sous la mer

La plupart des câbles passent sous la mer, la traversée terrestre de l’Égypte relève plus de l’exception que de la règle.

Les câbles sous-marins sont privilégiés car ils sont considérés comme plus sûrs. Lorsqu’ils touchent la terre pour y tracer leur chemin, ils sont plus vulnérables. « Il est difficile d’aller sous la mer et d’endommager les câbles », indique Guy Zibi. 

Les câbles qui traversent l’Égypte et passent via le canal de Suez présentent des risques logistiques, comme des ruptures, à cause des ancres dans les eaux peu profondes du canal de Suez ou des interférences humaines.

« En 2013, trois plongeurs avec des outils manuels ont coupé le câble principal reliant l’Égypte à l’Europe, réduisant la bande passante internet de l’Égypte de 60 % », raconte Athina Karatzogianni

Les câbles qui traversent l’Égypte ne donnent toutefois pas la liberté à l’État égyptien d’intercepter les données au nom des Five Eyes, malgré l’importance accordée par le président Abdel Fattah el-Sissi (ancien directeur du renseignement militaire) et son fils Mahmoud, chef adjoint de la Direction générale du renseignement (GID), à la surveillance de masse des citoyens égyptiens.

« Les Égyptiens sont les mieux placés pour avoir accès [aux données des câbles], mais ne sont pas considérés comme un partenaire digne de confiance ou stable. Ce n’est pas là que vous voulez mettre de l’équipement [de surveillance] haut de gamme », estime Duncan Campbell.

Malgré son importance stratégique, l’Égypte ne fait partie d’aucun réseau REOM plus large. L’alliance Five Eyes a mis en place des accords d’échange d’informations avec certains pays européens, le Japon et la Corée du Sud, par exemple, pour intercepter des données en provenance de Russie et de Chine. La NSA a également une relation avec la Suède, parce que c’est un point d’atterrissage pour tout le trafic de câble de la région balte de la Russie.

En revanche, les États-Unis ont des relations moins formelles d’échange d’informations avec un certain nombre de pays de la région du Moyen-Orient, y compris l’Égypte, Israël, la Jordanie, l’Arabie saoudite, la Turquie et les Émirats arabes unis.

« Les Égyptiens ont un accord de partage de renseignements [avec les États-Unis], mais ils sont sans doute très passifs dans la relation, courant après l’argent [des câblo-opérateurs] et un certain partage de renseignements. Cet accord se résume en grande partie [du côté américain] à “Voilà ce que vous avez” », explique Hugh Miles, fondateur d’Arab Digest, au Caire.

Écoutes secrètes

Les Five Eyes pourraient toutefois exploiter des câbles en Égypte ou dans ses eaux territoriales. Les documents divulgués par Edward Snowden en 2013 font référence à une base clandestine de la NSA au Moyen-Orient surnommée DancingOasis, également appelée DGO.

« C’est très secret. De façon significative, elle a été construite sans que [le gouvernement hôte] le sache, ce qui constitue un risque immense pour les Américains », assure Duncan Campbell. « Son emplacement n’est que pure conjecture. Les candidats sont par ordre de probabilité : la Jordanie, puis l’Arabie saoudite, et enfin, l’Égypte. Géographiquement, le seul autre endroit serait Oman, d’où la Grande-Bretagne couvre le Golfe. »

Les câbles reliant l’Europe, l’Afrique et l’Asie traversent l’Égypte, puis descendent la mer Rouge jusqu’au détroit de Bab el-Mandeb entre le Yémen et Djibouti. Les câbles se dirigeant vers l’est dévient vers Oman. À l’ouest de la capitale Mascate se trouve un site de surveillance du GCHQ à Seeb, ayant pour nom de code Circuit.

« C’est très près de l’endroit où les câbles sous-marins arrivent. Pratiquement tous les câbles atterrissent entre Seeb et Mascate. Pratique, n’est-ce pas ? », relève Duncan Campbell.

X marque l’endroit : site d’une station d’écoute présumée du GCHQ à Seeb, Oman (Google Maps)
Le X marque l’endroit où se trouverait une station d’écoute présumée du GCHQ à Seeb, Oman (Google Maps)

Pour que le trafic internet soit exploité entre Oman et l’Europe, « la meilleure option serait des écoutes ultra-secrètes en mer », ajoute-t-il.

Selon les révélations Snowden, les écoutes sous-marines sont effectuées par un sous-marin converti à cet effet, l’USS Jimmy Carter.

« On soupçonne fortement que les sous-marins américains ou d’autres pays utilisent des plateformes sous-marines pour intercepter les câbles », rapporte Duncan Campbell.

Un nouveau câble pour la région ?

Israël est également doté des capacités techniques pour exploiter des câbles sous-marins dans la région, selon Duncan Campbell, bien qu’il ne dispose actuellement d’aucune connexion aux réseaux du Moyen-Orient.

Il n’y a pas de câbles qui vont au-delà des deux points d’atterrissage côtiers de Tel Aviv et Haïfa, reliés à l’Europe continentale et à Chypre.

Cela pourrait changer si les plans de Google qui ont été rapportés concernant son nouveau câble « Blue Raman », qui va de l’Europe à l’Inde en passant par Israël, la Jordanie, l’Arabie saoudite et Oman, se concrétisent.

Le câble est divisé en deux, avec la partie Blue du câble qui va de l’Italie à Aqaba sur la côte de la mer Rouge en Jordanie. Le câble Raman s’étend du port jordanien au sud jusqu’à Mumbai.

« Comme il s’agit d’un câble Google, ils savent tout sécuriser de bout en bout. Ils auront intégré dans leur plan d’affaires l’atterrissage à Tel Aviv ou à proximité, et pendront en compte le fait que les Israéliens copieront toutes les données au point d’atterrissage, et les chiffreront pour les protéger. Cela ne signifie pas qu’[Israël] ne va pas prendre le trafic et voir ce qu’il peut obtenir », prévoit Duncan Campbell.

On ne sait pas encore si le câble Blue Raman verra le jour, il dépend apparemment d’un accord de normalisation entre l’Arabie saoudite et Israël.

Google n’a pas répondu aux questions de Middle East Eye concernant ce projet.

« Si l’Arabie saoudite signe l’accord avec les Israéliens, ce sera un moment important en géopolitique : l’infrastructure technologique – le câble optique – deviendra un facilitateur de la collaboration stratégique entre des ennemis historiques dans la région », assure Athina Karatzogianni.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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