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Gauches israéliennes : condamnées à la marginalisation ?

Hégémonique pendant les trois premières décennies d’Israël, puis régulièrement aux commandes du pays jusqu’aux années 2010, la gauche sioniste semble plus que jamais marginalisée du champ politique israélien. Elle paie le prix de ses renoncements et de ses nombreux écueils
Des membres du Parti travailliste israélien s’embrassent le soir de la dernière élection législative remportée par Benyamin Netanyahou, au siège du parti, dans la ville côtière de Tel Aviv, le 9 avril 2019 (AFP)

Pour la première fois dans l’histoire d’Israël, les deux principales formations de gauche sioniste, le Parti travailliste et le Meretz, sont arrivées au coude-à-coude avec la gauche dite non sioniste lors des dernières élections législatives, comptant dix mandats chacune.

L’élan de mobilisation contre Netanyahou et son gouvernement à l’été 2018 contre la loi sur l’État-nation n’a pas profité à la gauche sioniste. À l’approche des élections de 2019, le Parti travailliste, comme le Meretz, a semblé incapable de proposer un programme politique alternatif et mobilisateur.

Un alignement sur la droite nationaliste

Face aux dirigeants du Likoud, qui évoquent explicitement l’annexion de la Cisjordanie, la gauche sioniste reste inaudible. Cela peut s’expliquer, d’abord, par un alignement des travaillistes sur des positions proches de la droite nationaliste concernant la question palestinienne.

En février 2017, par exemple, les dirigeants travaillistes avaient essayé de répondre à la politique de Netanyahou en présentant un plan en dix points censé s’appliquer sur une décennie durant laquelle des négociations se développeraient pour mener vers l’édification de deux États vivant côte à côte.

Face aux dirigeants du Likoud, qui évoquent explicitement l’annexion de la Cisjordanie, la gauche sioniste reste inaudible. Cela peut s’expliquer, d’abord, par un alignement des travaillistes sur des positions proches de la droite nationaliste concernant la question palestinienne

Selon les termes de ce plan, pour réaliser cette visée politique, « Israël continuera de se séparer des Palestiniens en achevant le mur qui protégera Jérusalem et les blocs de colonies », tandis que la colonisation sera « suspendue […] hors des blocs de colonies » – comprenez qu’elle se poursuivra autour de Jérusalem et de Bethléem.

Concernant la souveraineté palestinienne, « l’armée de défense d’Israël continuera d’agir partout en Cisjordanie jusqu’à la rivière du Jourdain, et autour de la bande de Gaza ».

Pas étonnant que le 27 mai 2017, face à plus de 15 000 personnes rassemblées à Tel Aviv pour soutenir la solution à deux États et le dialogue avec les Palestiniens, le leader du Parti travailliste Isaac Herzog ait été hué, contrairement au texte envoyé par Mahmoud Abbas, lu devant une foule attentive.

Les quatre écueils de la gauche israélienne

La chute de la gauche sioniste peut s’expliquer par au moins quatre motifs. Premièrement, les militants travaillistes n’ont pas conscience de la réalité palestinienne. Ils ne savent pas ce que signifie vivre sous « bouclage » ou sous « blocus militaire ». Les reportages réalisés par des journalistes israéliens dans les territoires occupés sont accusés de n’écouter que la version palestinienne.

Les ONG comme B’tselem, Breaking the Silence ou Yesh Din mettent régulièrement en lumière les détails de l’occupation et tous ces angles morts que la société israélienne ne souhaite pas voir. Cependant, isolées face à un pouvoir qui limite considérablement leurs activités en les présentant comme des traîtres à la patrie, ces organisations ne bénéficient d’aucun réel soutien de la gauche sioniste.

En se coupant d’une partie de ce champ politique qui composait, jadis, le camp de la paix, la gauche sioniste se prive d’une de ses bases électorales et de dynamiques capables d’offrir un discours alternatif à la propagande ultra-sécuritaire de Netanyahou.

Le mur de séparation israélien photographié le 22 septembre 2018 (AFP)
Le mur de séparation israélien photographié le 22 septembre 2018 (AFP)

Deuxièmement, si les militants du Meretz ou du Parti travailliste n’ont que peu de connaissances sur le quotidien des Palestiniens, ils ne semblent pas être plus familiers de la situation des Israéliens qui vivent en périphérie des principales agglomérations. De fait, toutes leurs idées restent perçues comme issues des classes privilégiées de Tel Aviv ou Haïfa.

Troisièmement, la gauche sioniste ne possède plus l’essence qui lui a permis de tenir l’État et ses institutions. Par le passé, les kibboutzim permettaient aux militants d’acquérir une éducation politique qui, avec la carrière militaire, constituaient les deux principales bases de la formation travailliste. Ces cadres militaires et politiques, issus du sionisme travailliste, représentaient l’élite du pays.

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Or aujourd’hui, s’il reste aujourd’hui environ 250 kibboutzim, ils sont surtout devenus des lieux privatisés, attirant de jeunes couples avec enfants en quête d’un cadre de vie plus sain.

Enfin, quatrièmement, le dernier motif tient à la composition communautaire et sociologique de la gauche sioniste. Dans un pays qui ne compte plus que 30 % de juifs ashkénazes, ceux sont pourtant ces derniers qui continuent d’incarner les principaux courants de gauche.

L’élection en 2017 d’Avi Gabbay, enfant d’une famille marocaine, à la tête du Parti travailliste, ne peut faire illusion. Ce même Gabbay qui s’est d’ailleurs illustré en affirmant que les colonies israéliennes représentaient le « beau visage du sionisme » et que les errements de la gauche étaient dus au fait que ses militants avaient oublié ce qu’être juif signifie.

Élection versus co-résistance ?

Du côté de la gauche non sioniste, c’est-à-dire celle qui milite pour la défense des droits des Palestiniens et une société israélienne égalitaire, tout en ne considérant pas la défense d’un État à majorité juive comme une priorité, la division était plus que palpable au dernier scrutin.

Bien que ce courant politique ait formé, entre 2015 et 2019, la troisième force politique de la Knesset avec treize députés, il a pu constater son incapacité à peser dans les décisions du pays.

Pour l’aile rassemblée autour du communiste Ayman Odeh, des alliances peuvent être constituées avec des partis sionistes pour faire barrage à Netanyahou et à l’extrême droite, ou permettre de relancer des négociations entre Israéliens et Palestiniens. Pour l’autre tendance de la gauche non sioniste, incarnée par le parti nationaliste arabe Balad, l’antisionisme reste une condition indépassable pour toute alliance.

De jeunes citoyens palestiniens d’Israël passent devant une affiche de campagne montrant le candidat de Taal Ahmad Tibi (à gauche) et celui du parti communiste Ayman Odeh, le 4 avril 2019 (AFP)
De jeunes citoyens palestiniens d’Israël passent devant une affiche de campagne montrant le candidat de Taal Ahmad Tibi (à gauche) et celui du parti communiste Ayman Odeh, le 4 avril 2019 (AFP)

Par ailleurs, une partie de ces députés s’interroge sur l’utilité de maintenir une présence arabe à la Knesset. Régulièrement, les propagandistes israéliens s’appuient sur ces élus palestiniens siégeant au Parlement pour démentir les campagnes accusant Israël de pratiquer une politique d’apartheid.

Cette réflexion sur la pertinence de participer au jeu parlementaire israélien s’accompagne d’appels au boycott des élections, justifié par un refus de légitimer les institutions sionistes. Si la gauche radicale israélienne a toujours connu de tels appels, ces derniers se sont accrus lors des scrutins de 2013 et 2015 et semblent redoubler d’intensité avec la loi sur l’État-nation : preuve irréfutable, selon ces militants, qu’Israël applique un régime d’apartheid.

Au boycott des élections, ces militants issus de la gauche radicale ajoutent des messages visant à renforcer d’autres types d’engagement politique. Dans un appel relayé par le média alternatif israélien +972, le militant israélien Renad Uri et le Palestinien Omri Evron prônent le remplacement des « groupes de dialogue » par la « co-résistance ».

En quête de nouveaux cadres politiques

Dans la même logique, mais sans aller jusqu’à appeler au boycott des élections, on trouve l’un des groupes les plus actifs dans la mobilisation contre la loi sur l’État-nation : l’organisation judéo-arabe Omdim B’Yachad (Standing Together, Debout ensemble).

Les membres de Standing Together insistent sur la nécessité d’intersectionnalité dans les luttes en Israël : au front social doit s’ajouter un front « racial », car mener ces combats séparément mènerait invariablement à l’échec

En juillet 2018, le collectif a initié, avec le soutien d’une vingtaine d’associations, une manifestation de plusieurs dizaines de milliers de personnes dans le centre de Tel Aviv autour du slogan : « Ce pays est une maison pour nous tous ». Derrière le « nous », les organisations mentionnent : « Arabes et juifs, femmes et hommes, mizrahim, Éthiopiens, ceux de l’ex-URSS et les membres de la communauté LGBT. »

Les membres de Standing Together insistent sur la nécessité d’intersectionnalité dans les luttes en Israël : au front social doit s’ajouter un front « racial », car mener ces combats séparément mènerait invariablement à l’échec.

Depuis 2015, date officieuse de la création du mouvement, les quelque 1 000 à 2 000 activistes du collectif, répartis dans une dizaine de sections, apparaissent aux côtés de salariés juifs en grève, de Palestiniens d’Israël discriminés ou de Palestiniens de Cisjordanie luttant contre l’occupation.

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Standing Together se place sur la ligne de crête entre deux échecs passés. D’un côté, le mouvement social de 2011 qui, en refusant d’évoquer la question palestinienne, s’est fait piéger par Netanyahou et sa propagande sécuritaire. D’un autre, des organisations comme La Paix maintenant qui ne se focalisent que sur l’objectif des deux États, sans s’intéresser aux nombreux problèmes sociaux qui traversent le pays.

Au sein de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), Israël est le deuxième pays le plus inégalitaire, derrière le Mexique : un quart de la population vit actuellement sous le seuil de pauvreté – dont 38,9 % des Palestiniens d’Israël – contre 13,8 % en 1995. Le pays compte également un nombre record d’enfants pauvres : 25 % des 0-17 ans vivaient sous le seuil de pauvreté en 2016.

Désormais, les clivages politiques en Israël ne se situent plus entre progressistes et conservateurs, ou entre partisans du dialogue avec les Palestiniens et nationalistes de droite, mais entre laïcs et religieux, démocrates et nationalistes illibéraux. La stratégie visant à réorienter le discours sioniste travailliste vers des positions plus nationalistes n’a pas ébranlé la domination du Likoud sur les instances nationales. Pour survivre, les gauches israéliennes doivent prendre un autre cap. Mais il est peut-être déjà trop tard, tant la culture de la droite semble avoir imprégnée la société juive israélienne.

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