« Il ne faut pas espérer un grand changement » : en Irak, Biden va devoir composer avec l’héritage de Trump
Le Moyen-Orient retient son souffle. Le compte à rebours a été lancé avant l’investiture du démocrate Joe Biden. Inquiet que Donald Trump ne puisse lancer une nouvelle guerre dans la région avant son départ, l’Iran a envoyé un de ses principaux généraux à Bagdad la semaine dernière pour ordonner aux factions irakiennes alliées de cesser toute attaque jusqu’à ce que Joe Biden n’occupe le Bureau ovale, a révélé Middle East Eye ce mardi.
Deux mois avant la passation de pouvoir avec le président-élu, Donald Trump abat en effet ses dernières cartes pour entériner sa politique de « pression maximale » sur son ennemi iranien au Moyen-Orient. Et c’est en Irak, principal théâtre d’affrontement entre Washington et Téhéran ces dernières années, que les tensions ont été récemment ravivées.
Peu après l’annonce d’un retrait de 500 soldats américains supplémentaires du sol irakien, sept roquettes ont visé l’ambassade américaine à Bagdad mercredi dernier, tuant une fillette et blessant plusieurs civils. Cette nouvelle attaque (non revendiquée) marque la fin d’une trêve décrétée à la mi-octobre par les factions irakiennes pro-Iran.
Dans la foulée, l’administration Trump a imposé une nouvelle série de sanctions sur l’Iran, notamment « dans des secteurs clés comme l’énergie, les mines, la logistique, les technologies de l’information et les services financiers, qui comptent pour une large part des milliards de dollars de l’empire économique [de la République islamique] », détaille un communiqué de Washington.
Ces nouvelles sanctions asphyxient un peu plus l’Iran, déjà plongé dans une violente récession économique depuis la sortie unilatérale de l’accord sur le nucléaire par les États-Unis en 2018.
Selon le vice-Premier ministre irakien Ali Allaoui, si Joe Biden adoptera une politique similaire à celle de l’administration Trump, il pourrait envisager « une sorte de politique hybride motivée par les nouvelles réalités sur le terrain ».
Un changement de style
« Donald Trump complique la transition et la tâche de Joe Biden dans les affaires moyen-orientales, dans la mesure où il sait que son successeur a un projet construit sur le référentiel du multilatéralisme : Biden veut travailler avec tous les acteurs de la région et apaiser les tensions exacerbées sous Donald Trump », analyse Adel Bakawan, directeur du département recherche de l’Institut de recherche et d’études Méditerranée Moyen-Orient (iReMMO).
Donald Trump a profondément fragilisé le paysage géopolitique du Moyen-Orient en bâtissant un front anti-Iran, soutenu par Israël et certains pays du Golfe, notamment l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis.
« Le projet de Biden est de travailler et de renouer le dialogue avec tous les pôles : le pôle émirato-saoudo-égyptien, le pôle turco-qatari et enfin le pôle iranien, comprenant la Syrie, l’Irak chiite et des organisations chiites présentes dans d’autres pays comme le [Hezbollah au] Liban ».
Pour Sajad Jiyad, analyste politique indépendant basé à Bagdad, Donald Trump n’a pas pour objectif de saboter le terrain pour son successeur, mais veut « surtout envoyer un dernier message à son électorat en montrant qu’il a tenu ses promesses ».
« Il veut également marquer une rupture entre sa politique et celle des démocrates. En retirant de nouvelles troupes américaines d’Irak et d’Afghanistan avant son départ, il veut aller au bout de sa politique consistant à dire que la présence américaine dans la région était une erreur et qu’il ne veut pas être allié à ça », explique-t-il à Middle East Eye.
Retour à une cogestion américano-iranienne du dossier irakien ?
Depuis la chute de Saddam Hussein, l’Irak est devenu un laboratoire de la guerre froide qui oppose Washington et Téhéran. La République islamique d’Iran a su tirer profit du chaos politique et sécuritaire provoqué par l’invasion américaine de l’Irak en 2003 et a réussi, en moins de deux décennies, à imposer son influence dans toutes les sphères du pouvoir irakien.
Les États-Unis, au temps de l’administration Obama, ont adopté la stratégie d’une « cogestion de la politique irakienne avec Téhéran », explique Adel Bakawan. Celle-ci a été favorisée par un premier retrait des troupes américaines d’Irak en 2011 et la levée des sanctions américaines contre l’Iran dans le cadre de l’accord sur le nucléaire en 2015.
« Biden aura du mal à revenir sur la politique laissée par Trump et, plus largement, il n’y a pas de confiance [à Téhéran] envers les Américains, qu’importe le président, qu’il soit démocrate ou républicain »
- Sajad Jiyad, analyste politique indépendant basé à Bagdad
Toutefois, cette « cogestion » fragile du dossier irakien a montré ses limites puisqu’elle dépend d’un agenda politique externe à ses frontières, et l’administration Trump en a été la preuve tangible, dans la mesure où les relations entre Washington et Bagdad se sont fortement dégradées après l’assassinat du général iranien Qasem Soleimani et de son lieutenant irakien Abou Mahdi al-Mouhandis en début d’année.
Ce partage du dossier irakien a été davantage mis à mal par la montée en puissance des factions armées pro-Iran en Irak, telles que les milices des Hachd al-Chaabi (Unités de mobilisation populaire), depuis 2014. Dans la lignée de Barack Obama, Joe Biden veut rouvrir le dialogue avec son homologue iranien.
« L’administration américaine de Joe Biden va vouloir désengorger la pression sur l’Irak et s’adresser directement à l’Iran pour renouer le dialogue après des années de rupture », explique Sajad Jiyad.
« Cependant, il ne faut pas espérer un grand changement, Biden aura du mal à revenir sur la politique laissée par Trump et, plus largement, il n’y a pas de confiance [à Téhéran] envers les Américains, qu’importe le président, qu’il soit démocrate ou républicain », estime l’analyste basé à Bagdad.
En riposte à la ligne dure de Donald Trump, pas moins de 91 attaques à la roquette ont été menées par des factions armées pro-Iran contre des intérêts américains en Irak en moins d’un an.
Dès lors, Joe Biden aura la lourde tâche de recréer un nouveau cadre diplomatique, en prenant en compte d’une part un pacte de confiance torpillé par son prédécesseur et, d’autre part, le poids important des milices chiites pro-Iran dans l’échiquier politique irakien.
« Les milices chiites veulent voir les États-Unis revenir au mode de fonctionnement de 2003 à 2020, avant l’assassinat de Qasem Soleimani, dans le partage du monopole et de la domination, dans celui de la cogestion de l’État Irakien », explique Adel Bakawan.
« Les factions armées pro-Iran maintiennent la pression sur les États-Unis à ce jour car elles veulent leur adresser un message clair : ‘’Si vous ne revenez pas à la table des négociations, si vous ne voulez pas coopérer et si vous continuez à mener une campagne contre les cadres et les milices pro-Iran en Irak, nous continuerons nos attaques.’’ »
Vers un apaisement, alors, des tensions entre Téhéran et Washington ? L’Iran, par le biais de son ministre des Affaires étrangères, a annoncé mercredi 18 novembre qu’il appliquerait « automatiquement » ses engagements en matière de nucléaire si le futur gouvernement de Joe Biden lève les sanctions imposées par son prédécesseur sur le pays depuis 2018.
Le président élu a fait savoir, pour sa part, qu’il viserait un changement de cap par rapport à la politique de « pression maximale » défendue par Donald Trump. Par cette main tendue, la République islamique espère une levée des sanctions qui ont mis à terre son économie ces dernières années, mais également la reprise du dialogue dans la gestion du dossier irakien.
Selon Adel Bakawan, l’Iran n’a pas intérêt à voir l’Irak devenir lui-aussi un adversaire de Washington.
« Pour l’Iran, la présence américaine en Irak a été une chance dans le contexte de l’embargo économique. C’est un grand marché ouvert où circulent les dollars par milliards. Les Iraniens n’ont aucun intérêt à ce que les Américains se retirent du sol irakien parce que si l’Irak devient un ennemi comme l’Iran, le dollar ne circulera plus et l’Irak ne sera plus cette vache-à-lait qu’elle est actuellement pour Téhéran », analyse-t-il.
Retrait des troupes américaines et lutte contre l’EI en Irak
Avant même son investiture prévue le 20 janvier 2021, Joe Biden doit anticiper l’épineux dossier du retrait des troupes américaines d’Irak. Après l’annonce du retrait d’un contingent de 500 soldats américains supplémentaires le 18 novembre, les milices du Kataeb Hezbollah, principale faction armée responsable des attaques contre les intérêts américains en Irak, ont une nouvelle fois exhorté Washington à retirer l’intégralité de ses troupes du pays d’ici la fin de l’année.
« Si Joe Biden retire la totalité des troupes d’Irak, les forces de sécurité irakiennes et kurdes ne seront pas en mesure de faire face à un éventuel retour de l’EI »
- Adel Bakawan, directeur de recherche à l’iReMMO
Pour appuyer leur demande, les milices peuvent se prévaloir d’une mesure votée au Parlement irakien après l’assassinat de Qasem Soleimani en janvier dernier, période marquée par une forte instabilité en raison d’un mouvement de contestation qui agitait le pays depuis plusieurs mois. Les députés, issus pour la majorité de blocs politiques chiites favorables à Téhéran, avaient voté l’expulsion des 5 2000 militaires alors présents sur leur sol.
Le retrait progressif des forces américaines a réduit leur nombre à 2 500 soldats sur l’ensemble du territoire irakien. Mais l’hypothèse d’un retrait complet des troupes américaines d’Irak concerne aussi l’avenir des 63 pays de la coalition internationale engagée dans la lutte contre le groupe État islamique (EI).
La persistance de cette menace et la présence de factions armées pro-Iran hors de contrôle de l’appareil d’État irakien font craindre une dégradation de la situation sécuritaire en Irak.
« Si Joe Biden retire la totalité des troupes d’Irak, les forces de sécurité irakiennes et kurdes ne seront pas en mesure de faire face à un éventuel retour de l’EI. L’État irakien ne dispose pas de moyens sécuritaires et d’infrastructures suffisamment solides pour résister à des organisations comme l’EI ou al-Qaïda », met en garde Adel Bakawan.
« L’armée américaine a accompagné les appareils de sécurité irakien à tous les niveaux. Mais la réalité, c’est que ces appareils de sécurité sont traversés par toutes les pathologies de l’État irakien : le tribalisme, le communautarisme ou encore la milicisation. Le pays souffre de toutes ces pathologies, il est malade et ses armées aussi », déplore le chercheur.
« Alors sans l’assistance des États-Unis et de la coalition internationale, les forces militaires irakiennes ne pourront pas résister face à une armée idéologique comme le groupe EI. »
Malgré la réduction de la présence américaine en Irak ces derniers mois, Bagdad souhaite le maintien continu de forces américaines afin de lutter contre l’EI, a fait savoir jeudi dernier Kenneth Mackenzi, chef du commandement militaire américain au Moyen-Orient. Il a également rappelé qu’au moins 10 000 membres de l’État islamique étaient toujours présents dans la région, à cheval entre l’Irak et la Syrie.
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